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samedi 26 septembre 2015

PENSER DIEU OU TUER AU NOM DE DIEU.


La spiritualité est-elle un sujet politique ? *


… une question qui amène une explication
que nous devons à nos lecteurs.

Les lecteurs de penserlasubversion peuvent légitimement s’étonner de ce que notre blogue, qui jusque là publiait essentiellement des articles sur des sujets politiques, se soit ouvert ces derniers temps à des textes qui traitent de questions touchant directement au religieux.

Et se demander ce que la subversion dont nous nous sommes réclamés depuis la naissance du blogue a à voir avec les spiritualités. Ou, plus abruptement, ce que pousse penserlasubversion à s’intéresser à celles-ci ?

Nous avons la certitude que ce faisant nous ne sommes pas ‘’hors sujet’’. Et que  dans les temps d’aujourd’hui, nous sommes même au cœur de notre sujet.


La marée montante de l’obscurantisme.

Parce que la marée montante sur les dernières décennies d’un obscurantisme de plus en plus conquérant impose de répondre sur leur terrain aux fanatiques de toutes croyances et autres fous de dieu.

Héritiers du khomeynisme et leurs auxiliaires des diverses milices chiites, salafistes à leurs différents niveaux d’extrémisme et de violence, colons juifs orthodoxes s’appropriant une ‘‘terre d’Israël’’ toujours plus expansive dont une lecture historicisée de leurs Ecritures leur fait croire qu’elle est un don inaliénable de leur D.ieu, fondamentalistes protestants qui se représentent les Etats-Unis sous un Bible power puritain, ‘’évangélistes’’ d’Amérique latine et d’Afrique grands contempteurs des homosexuels… - les catholiques intégristes ou ‘’tradis-réacs’’, avec leur relais respectifs de commandos anti-IVG ou de ‘’manifestants pour tous’’, quoiqu’encore bienheureusement marginalisés, s’ajoutant à ce décompte en forme de survol. Intellectuellement (il ne s’agit évidemment pas de mettre sur le même plan la pire cruauté, celle qui propage la terreur, et la crasse sottise qui nourrit les discours de la réaction), les uns ne se distinguent des autres que par la source d’où sourdent chez eux l’anathème, la stigmatisation et l'excitation à la persécution.

Leurs malfaisances s’additionnant, presque aucune partie du monde - l’Union européenne étant, elle, protégée grâce à l’enracinement de ses démocraties - n’est épargnée par la régression de la liberté de conscience ; une régression dont la dévotion aveugle à une vérité immuablement proclamée et le zèle ou la fureur épuratrice qui vont de pair avec elle entendent faire une abolition pure et simple.


Un affrontement idéologique.

La bataille à leur livrer est d’abord idéologique : à ceux qui détournent le fait religieux pour le mettre au service d’un projet totalitaire ou archaïquement clérical, en se prévalant de la détention de la vraie foi et des seules normes morales qui s’accordent à celle-ci, il s’agit d’opposer la dimension que renferme la spiritualité et ce que cette dimension a d’infiniment supérieur aux lectures littéralistes dans lesquels ils sont emmurés. Et même d’étranger à ces lectures tant la réduction dont celles-ci procèdent est destructrice de sens.

L’étendue de cette destruction tient à ce que la spiritualité se nourrit des questionnements qui cernent l’inconnaissable de chaque croyance. Et plus encore sa part d’indéchiffrable dont la perception invalide toute forme de certitude plénière. Au profit d’une autre intellection de l’univers religieux qui se ré interroge sans cesse et qui suit un cheminement de la pensée ouvert au doute.

Un doute qui participe de l’aspiration de l’esprit humain à avancer vers un libre entendement et qui accepte en même temps d’être soutenu par l’idée que tout ce qui monte converge, ou est susceptible de converger.


Religion-institution versus spiritualité ?

Les considérations qui vont suivre, et qui se concentrent d’abord sur le monothéisme chrétien (ce dernier étant largement entendu, par une contrainte intellectuelle d’inséparabilité, comme un monothéisme judéo-chrétien), mettent en avant une différenciation entre religion et spiritualité. Différenciation rendue sans doute trop schématique par les besoins de la démonstration, par la nécessité de grossir le trait pour gagner en clarté, ou par l’insuffisance du nuancier. Au risque de donner à qui ne la partage pas le sentiment d’avoir affaire à une énième répétition des mises en cause et attaques visant le fait religieux. Qu’il soit bien entendu que ce n’est aucunement là le sens du propos, et que rien n’y est avancé dans l’intention de dénigrer la religion en tant que telle.

Ce qui est opposé à la spiritualité, à sa dimension et à sa vocation spécifiques, se limite à la religion-institution, à la fonction d’encadrement du croire que celle-ci a exercé dans l’histoire des sociétés humaines, et plus directement au rôle qu’elle s’y est jalousement réservé de fixer et de formuler ce qui est donné à croire.

Rôle qui a fait d’elle, dès l’origine, le législateur de la foi et qui s’est étendu - de la façon probablement la plus exemplaire pour le catholicisme romain à travers ses clercs - à l’exercice d’une coercition des âmes qui conditionnait l’adhésion unanime à ses dogmes et à ses normes en quoi résidait son dessein. La religion-institution a ainsi inclut une fonction de police de la croyance intime et des conduites qui doivent s’y attacher que son bras séculier - en France, celui de la monarchie d’Ancien régime puis son substitut formé par les sédiments confessionnels qui sont restés longtemps présents dans les lois de la république - n’est venu ensuite que seconder au nom d’un ordre public dont elle était, ou avait été, à la fois la composante majeure et la garante proclamée.

Ces traits propres à la religion en tant que système institué autour de la foi nous sont plus visibles dans le monothéisme chrétien et dans sa composante ‘’papiste’’. Ils valent néanmoins globalement pour les autres monothéismes, du moins pour ce qui est de l’angle que retient notre questionnement sur la dimension politique que renferme le sujet de la spiritualité.


La religion-instituée est une religion-autorité.

La religion en ce qu’elle se veut et se fait lien se fixe de réunir ses fidèles dans une définition unique de la vérité qu’elle détient. Vérité, s’agissant encore du monothéisme chrétien, qu’elle configure par des dogmes - concepts originellement retenus comme explicatifs de mystères de la foi et dessinés en concordance avec l’intelligence du monde qui était celle de leurs inventeurs. Mais aussitôt déclarés intangibles et qui sont demeurés tels quel que soit l’éloignement dans le temps de leur formation, arrêtant à eux-mêmes, sous l’autorité religieuse qui les garde, l’appréhension et la discussion de chaque inconnue que comporte la croyance que cette autorité incarne. Une vérité qui s’entoure d’un appareil doctrinal également inaccessible au débat, à la critique et le plus généralement à la révision.

Cette inclination naturelle du religieux à se constituer en autorité de la foi tend à faire des commandements authentiquement attachés à son message fondateur - ceux ‘’qui font sens’’ et qui devraient en conséquence requérir que ce sens soit interrogé sans relâche - une déclinaison de règles enseignées et reçues pour ce qui s’y lit et non plus pour ce qu’elles ont à signifier. Par là, quelle religion ne tombe-t-elle pas sous le coup de l’avertissement - prophétique - de l’apôtre Paul : « La lettre tue et l’esprit vivifie » ?

Et pour que le lien enserrant les croyants soit encore plus étroit, la religion-autorité, sa hiérarchie cléricale, édicte des injonctions qui sont d’autant plus pointilleuses que leur fin, au fil du temps, devient moins de mettre une foi en pratique que de régir l’existence des fidèles, y compris dans les compartiments les plus intimes de celle-ci.

Naturellement portée à présenter la Révélation qu’elle a pour mission de faire partager comme exclusive de toute autre, la religion enferme dans son principe d’inculquer à ses fidèles l’idée que les autres croyances sont entachées d’une erreur absolue et irrémissible, de même au reste que toute déviation apportée aux dogmes et aux commandements qu’elle leur a enseignés - ce qui a produit dans le catholicisme le ‘’hors de l’Eglise point de salut’’ si longtemps affirmé. Idée qui ouvre le passage à la conviction en forme de certitude - que cette certitude soit professée ou qu’on la laisse prospérer - que l’erreur ainsi soutenue l’est à l’encontre de la Parole du divin et que, partant, elle outrage celui-ci.

De là procède que dans le cours de l’histoire, la religion établie - clercs et fidèles du même pas -, contredisant son message éthique dans à peu près toutes les confessions et dans l’aveuglement le plus répétitif, ait si continûment rencontré et éveillé la propension à haïr, à proscrire et à tuer que renferme l’humanité. Et qu’elle ait été l’une des motivations les plus accessibles et les plus violentes pour anathémiser les différences, et d’abord bien sûr de pensée, pour les faire juger   intolérables et pour commander leur éradication. Motivation que notre temps voit se réactiver en considérant, effaré, le cortège d’abominations que la réapparition du fanatisme, à l’échelle à laquelle il se manifeste, apporte avec elle.


La France, une laïcité bénie des dieux ?

En France, la république ne combat plus frontalement aucune religion - c’est non de la part l’Etat mais de la société et de courants partisans que l’islam y est en en butte à une stigmatisation permanente, effet de la xénophobie la plus anciennement présente et d’un racisme anti-arabe induré - puisqu’aucune religion ne la combat plus frontalement. Liberté d’opinion, liberté de croyance et liberté des cultes se confondent dans la même affirmation du droit fondamental à la liberté de conscience né des Lumières et édicté par la Déclaration du 26 août 1789.

Mais en même temps, la république se garde d’oublier que l’incompatibilité foncière entre la religion culturellement dominante et l’esprit de libre examen d’où est née l’idéologie républicaine conserve à la dénonciation du cléricalisme qui fit scandale en son temps, « le cléricalisme voilà l’ennemi », la vertu d’une arme de dissuasion. Dissuasion contre toute éventuelle immixtion cléricale dans la législation civile allant à l’encontre de l’expression souveraine de la volonté nationale, et dans la conduite de la gouvernance démocratique.

Et donc de perdre de vue que la laïcité à la française a été inventée non seulement comme la seule voie de pacification praticable pour sortir de luttes religieuses pratiquement ininterrompues depuis le règne de François 1er, avec leur enchaînement de proscriptions et de sécessions cultuelles et leur sinistre passif de férocité et de sang répandu, mais tout autant comme le moyen de prévenir les ingérences religieuses dont la menace - ainsi que la mobilisation contre le droit au mariage pour les homosexuels l’a rappelé - ne fait jamais que s’estomper : la religion-autorité ne peut en effet se concevoir comme une voix égale aux autres dans le débat éthique, ni se tenir à revendiquer un droit - dont il va de soi qu’il est le plus parfaitement légitime - à l’objection de conscience pour ses fidèles, le monopole de la détention de la vérité dont elle se juge détentrice l’exposant à céder à la tentation récurrente de se faire législatrice à la place de citoyens qui ne partagent plus les normes apparemment indéracinables qui l’identifient à son pouvoir de réglementation.

Que plus d’un siècle se soit écoulé sous la loi de Séparation fait cependant que sans l’ampleur prise ces derniers mois par le péril terroriste, et nonobstant l’essoufflement des processus d’intégration qui touche la religion la plus récemment agrégée à l’économie des cultes, les tensions sur la place dans la république de la religion en tant que culte institué apparaîtraient comme des escarmouches, des accrochages entre arrière-gardes. Y compris les tensions qui pour la religion dominante, sont en lien avec son incorporation à notre histoire.

Une situation identique de dé-passionalisation prévaut dans l’ensemble des sociétés démocratiques d’Europe au terme de cheminements politiques et événementiels divers et propres à chacune.


L’intelligence du spirituel
contre l’empire du fanatisme.

En revanche, si le panorama se mondialise, c’est bien le tableau très noir dont on est parti qui pose les termes de l’affrontement engagé entre la liberté de conscience et l’expansion généralisée des fanatismes.

Dans cet affrontement« Nul homme n’est une île ». Il en va naturellement de même pour chaque société humaine dont les digues tiennent à ce jour face à la montée de l’obscurantisme. Et qui doit se dire qu’elle est « partie du continent, (et que) si une parcelle de terre est emportée par les flots, (…) c’est une perte égale à celle d’un promontoire ».

L’avertissement de John Donne, dont Ernest Hemingway a repris la formulation la plus forte « Aussi n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi.», entraîne que dans la bataille idéologique contre les fondamentalismes, la mobilisation ne rencontre ni limites ni conditions.

Du moins si l’on admet, ainsi que nous l’avons posé au départ, que dans cette bataille où se joue une part conséquente de ce que l’humanité se réserve à elle-même pour demain, la stratégie pertinente consiste à élever sans relâche le démenti souverain qu’opposent l’étendue, la richesse et la profondeur du champ de la spiritualité aux lectures littéralistes des Ecritures ou pseudo-Ecritures de la foi, à en appeler à l’intellection du religieux contre le rapetissement de la croyance et sa suffocation dans un huis-clos de certitudes primaires, de haine et de fureur.


Les enjeux du déchiffrement du spirituel.

Stratégie qui implique d’entrer dans ce champ du spirituel et d’y percevoir les enjeux que celui-ci recèle ; et, la mesure prise de ces enjeux - métaphysiques, anthropologiques, éthiques … -, de s’engager dans le déchiffrement de ce qui, pour le lecteur partie prenante a la foi en cause, peut être regardé comme ayant pour essence d’être inconnaissable et comme l’objet en même temps d’une injonction à être inlassablement interrogé - mais pour ne  se dévoiler que par d’infimes lueurs dans la très longue durée d’une révélation dont le cheminement est commandé par le dessein de la transcendance.

Un déchiffrement qui réunit les démarches de l’exégèse savante qui remonte aux sources des textes pour déconstruire et reconstruire leur sens, avec tout l’éventail des outils conceptuels et scientifiques qui sont à sa disposition, et le questionnement ou l'interpellation philosophiques qui, dans une approche inverse mais complémentaire, ‘’tirent’’ les textes jusqu'au lecteur d'aujourd'hui et qui recherchent les significations qui s’y font jour sous l'intelligence du monde qui est à la nôtre. C’est là un exercice de mise en lumière où l’entendement humain se confronte à une somme d’écrits que le temps a recouvert, au long des siècles, de couches de sédiments devenues à peine entamables sous leur épaisseur et leur durcissement, et a affecté - à coup de traductions et de translations fautives - de déformations, de méprises et de fourvoiements, ou a tout simplement rendu non transcriptibles parce que les langues d’origine ne se lisent plus dans la culture qui les a portées et au travers de laquelle le texte renvoyait à ses références et à son sens.

Toutes les ressources de cet entendement sont ainsi requises pour que du récit ou du commandement rapprochés d’une autre récit ou d’un autre commandement, du mot rapproché d’un autre mot, et du trait rapprochée d’un autre trait, une signification se déploie ou se propose qui ne soit pas - pour reprendre la mise en garde de l’apôtre chrétien - de l’ordre de la lettre qui tue mais de celui de l’esprit qui rend vivante, dans toute système de croyance, l’intelligence de la foi. Et sous la première condition de déshistoriciser les textes.

Intelligence de la foi qui est l’exact contraire de ce à quoi le fondamentalisme s’arrête. De ce qui en fait, de millénaire en millénaire, le support rivé à toutes les formes d’intolérance, de la discrimination de l’infidèle à la mise à mort de l’hérétique ou de l’apostat - sans limitation d’échelle.

Que ce fondamentalisme connaisse un regain qui du Proche-Orient à une partie de l’Asie, pousse aux pires démonstrations de cruauté alliées à une puissance maléficielle qui frappe de stupeur, que dans nos sociétés il réunisse des auditoires qui se ferment à toute poursuite du rapprochement entre les monothéismes et l’esprit premier des Lumières, n’est-ce pas le double constat qui prouve à quel point il est capital et urgent de porter haut et de propager une représentation du religieux qui fasse la pédagogie de sa dimension spirituelle ?

Cette affirmation de la grandeur du spirituel renvoyant tous les littéralismes intégristes à l’insoutenable déperdition de valeur que subit leur croyance dans l’appréhension de celle-ci sur laquelle ils se règlent, et dans l’apologie de la persécution qu’ils construisent sur l’extrême pauvreté de cette appréhension.


C’est aussi en ce qu’il est patrimoine
que le spirituel constitue une ligne de résistance.

Une grandeur du spirituel qui tient pour les non croyants à ce que les textes référentiels de la spiritualité appartiennent d’abord aux plus grandes œuvres produites par l’esprit humain - évidence qui désigne pour nous plus spécialement, en ce qu’ils nous sont intellectuellement les mieux accessibles, ceux attachés au monothéisme judéo-chrétien. On a évoqué la somme de concepts métaphysiques, de visions anthropologiques et de préceptes éthiques qui s’y est formée : le parcours de la pensée qui est le fil conducteur de notre culture ne s’imagine pas sans cette source essentielle et on ne parvient pas à entrevoir ce qu’aurait été cette culture si ces textes n’avaient pas existé ou, pour les plus anciens, s’ils s’étaient perdus.

Au reste, s’il fallait un exemple de la richesse conceptuelle et littéraire des écrits de la spiritualité, celui-ci ne serait-il pas donné, par excellence, par le Prologue de l’évangile de Jean dont tout donne à penser qu’il peut être tenu pour l’un des plus beaux textes de l’histoire de l’humanité ? Prologue qui en même temps atteste idéalement de la grandeur des questionnements ontologiques que soulèvent les œuvres qui approchant l’éminence où il se tient, participent du partage le plus accompli de l’intellection de la foi.

Vis à vis des non croyants - et des indifférents - promouvoir le patrimoine intellectuel qui s’est constitué autour des trois monothéismes revient à défendre l’intégration des œuvres de l’esprit que ceux-ci ont suscitées dans la diversité des créations du génie humain. L’expression du spirituel, les différents parcours de la pensée et de l’écriture dans le champ de la spiritualité, appartiennent au même accomplissement de ce génie humain que le théâtre grec, le droit romain, la construction des cathédrales, la musique baroque, le roman russe ou la philosophie allemande, et il y a tout lieu d’ajouter à cette énumération (improvisée sous la plume) la théorie de la relativité ou la physique quantique, ou encore les avancées les moins communément pénétrables de l’astrophysique ou de l’étude de l'infiniment petit dans le monde du vivant. Créations où, au reste, l’intervention ou l'interpellation du spirituel ont évidemment leur place.


Une ligne de résistance qui se fortifie
à mesure qu’on approfondit l’interrogation du spirituel dans ce qui le sépare du religieux-institué.

Amener le plus grand nombre à approcher et à approfondir les textes référentiels de la spiritualité, faire valoir l’inclusion de ces textes dans les œuvres de l’esprit que l’humanité a conçue, c’est donner plus largement à entendre un plaidoyer pour l’intelligence du croire contre l’obscurantisme qui procède du dévoiement littéraliste de ce qui est cru.

Plaidoyer qui est bien l’objet du présent article, et qui repose sur la confrontation annoncée à son point de départ : une confrontation qui sépare la mesure de l’inconnaissable qui se dégage de l’investigation menée dans le champ de la spiritualité, des certitudes qu’entend apporter la religion-institution.

D’un côté, les questionnements, l’herméneutique, l’examen critique des connaissances en vue « de faire parler les signes et de découvrir leur sens » - pour emprunter ici une belle formule à Michel Foucault -, et la tension interrogative tournée vers ce qui pour le croyant est voué à rester du ressort de l'indéterminé : un indéterminé qui résulte de ce que  la spiritualité n’a pas affaire à ce qui peut se représenter, à ce dont il peut être rendu compte comme on le fait d’une réalité matérielle, et qui participe de la plénitude de toute foi.

Les interprétations vers lesquelles avance le croyant se délibèrent dans son libre examen. Un libre examen où il est en droit de présumer qu’il est guidé par la lumière que lui dispense l'Esprit : lueur qui n’est pas insusceptible de contredire d’autres lueurs apportées à d’autres cheminements - pourquoi l’Esprit prodiguerait-il une lumière identique à chaque âme sans se fixer sur le besoin spirituel de celle qu’il a à éclairer ?

Pour le non croyant, la lecture des écrits de la spiritualité ne diffère pas de celle des textes profanes : le travail de déchiffrement, de recherche de ce qui est signifié, n’a pas de raison d’y requérir des méthodes, des outils intellectuels, une exigence et une probité autres que ceux appliqués à une œuvre philosophique, historique ou littéraire. Ce qui n’exclut pas que l’Esprit, quoique le chercheur attende de lui, y ait également sa part …

De l’autre côté, se tient la religion, sûre d’elle-même dans l’exercice de la fonction à laquelle on s’est référé pour la définir : un ministère institué pour enclore le croire et dont la vocation était (et demeure) de s’attribuer et d’exercer le pouvoir de formuler ce qui est donné à croire.

Autrement dit, une autorité qui forge chacun des anneaux de la chaîne qui va des adeptes de la foi qu’elle régit à la vérité de cette foi qu’elle détient et qu’elle est seule à détenir.

On est bien ainsi devant deux modes et deux mondes de la pensée : d’une part, ceux qui découvrent l’étendue ouverte à la libre progression de l’intelligence de la foi, et d’autre part ceux que gouverne l’empire du dogme et où la loi qui édicte chaque article de foi confère à celui-ci une intangibilité irréfragable.


En pratique …
illustrations de la distinction entre spirituel et religieux.

Découlant de la séparation entre ces deux mondes, la différenciation entre ce qui procède de l’investigation menée dans le champ de la spiritualité et ce qui est commandé par l’obéissance à une religion-autorité, se fait jour, et de la façon la plus manifeste au quotidien, dans l’approche du corpus prescriptif attaché à chaque croyance.

Dans un cas, et quelle que soit la religion en cause, la lecture littérale des prescriptions conduit à ériger celles-ci en ‘’fondamentaux’’ inséparables de l’allégeance à la foi.

La déviance de cette allégeance vers le fanatisme est numériquement des plus minoritaires, ce qui ne limite en rien - nous ne cessons hélas de le découvrir - la capacité du fanatisme à faire couler le sang et à semer la terreur et la désolation. Et ce qui n’ôte rien non plus, par contrecoup, à la nécessité d’identifier le terrain où cette déviance trouve le plus naturellement à s’alimenter.

Or, c’est bien de la soumission la plus aveuglément intégriste aux commandements et injonctions qui conforment les actes de la vie qu’elle tire au premier chef sa motivation et son élan. Une motivation et un élan qui se confondent avec l’obsession d’étendre universellement cet assujettissement obscurantiste qui s’agissant des prescriptions les plus archaïques et les plus brutalement maléfiques et iniques, ne sépare pas les représentations et les préjugés empruntés aux cultures, primitives ou premières, où celles-ci sont nées.

L’autre approche considère les prescriptions non comme une réglementation dont chaque énonciation vaudrait autant que le tout, mais seulement comme des signes. Signes donnés en un temps daté et à un peuple ou à une humanité en état de les recevoir, et ne possédant par conséquent d’immuable que la valeur que comportait la signification qui leur était originellement attachée - que cette signification eût alors ou non été pénétrée.

Comment au reste imaginer que la, ou qu’une, transcendance se soucie de nos pratiques alimentaires et de nos soins de propreté - la part étant faite à une avantageuse bienveillance qui la pousserait à se préoccuper de notre diététique et de notre hygiène -, de nos habitudes vestimentaires ou capillaires, de la présence ou de l’absence de telle pilosité caractéristique de l’apparence corporelle de notre espèce - sans parler des exercices divers qui accompagnent et accommodent les relations amoureuses ? Et qu’elle s’en soit souciée au point d’édicter des obligations d’une précision souvent prodigieuse et des interdits d’une rigueur presque toujours extrême.


Deux confrontations entre ces approches
rendent compte de ce qui les oppose.

La première renvoie à l’un des actes fondateurs du christianisme, fondateur en ce qu’il a constitué une rupture, prononcée en vertu de la prééminence du spirituel, par rapport à ce qui dans la Loi était tenu pour la prescription la plus symboliquement signifiante de l’identité juive.

On peut concevoir qu’en abolissant l’obligation de la circoncision, l’apôtre Paul favorisait la pénétration du judéo-christianisme dans l’espace romain. Exempter les convertis du passage par un rite a priori aussi dissuasif, ne revenait-il pas à conférer à la nouvelle religion un atout majeur dans la concurrence qui l’opposait au prosélytisme juif - concurrence ‘’du faible au fort’’ tant le judaïsme avait déjà connu une expansion considérable dans le monde hellénisé depuis sa mise en contact avec ce dernier.

Mais ce qui a fait sens dans la position prise par l’apôtre des Gentils, non sans résistance de la part du courant le plus attaché à la continuité judéo-chrétienne, possède une toute autre dimension et réside dans la proclamation d’une novation spirituelle capitale : une prescription inscrite dans la Loi, et au surplus l’une des principales, pouvait être abrogée en se fondant sur une lecture nouvelle de l’Alliance.

Et sur une lecture qui de surcroît occultait l’affirmation messianique selon laquelle que « tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre jusqu'à ce que tout soit arrivé » - affirmation insérée dans le péricope de la Femme adultère et qui participe des multiples questionnements que provoque successivement ce texte (probablement l’un des plus opaques et déroutants des évangiles), pour ne pas dire des mystères auxquels il confronte.

Une occultation qui laisserait devant une contradiction insurmontable (mais telle qu’elle se fait jour, cette contradiction apparaît-elle autrement qu’en tant que provocation au libre examen et qu’encouragement à l’esprit de libre recherche ?) si l’opposition entre les deux destins réservés à la Loi - abrogation ou pérennité - ne se résolvait par un dépassement de la notion même de ‘’Loi’’.

Dépassement que réalise la position paulienne en donnant à comprendre que ‘’Loi’’ s’entend dans plusieurs acceptions, quelle que soit la difficulté que rencontre l’intelligence humaine pour dessiner le contour de chacune …

Et dépassement, surtout, qui pour les prescriptions qui établissent de règles de vie (il en va naturellement tout autrement pour les règles éthiques), en appelle des obligations qu’elles édictent devant la source spirituelle, ou les sources spirituelles, qui, présente(s) ou passée(s), leur confère(nt) leur signification. Ce qui est au demeurant la démarche prêtée à Pierre et à Jacques et la substance du compromis avec la Loi de Moïse entériné au concile de Jérusalem.

Que cette signification soit incertaine, qu’elle soit plurielle et que de cette pluralité se dégagent des dés-accordements, ou que la cartographie des sources se soit en partie effacée, le dépassement de la lettre au profit de l’esprit - on en revient invariablement à cette alternative - légitime toujours la primauté du questionnement sur la stricte observance. Et invalide la faculté de coercition que le normatif posséderait par lui-même sans que ses raisons et ses fins, ou sa symbolique, à défaut d’être comprises, fussent au moins entr'aperçues ou supposées, ou seulement interrogées.

Le second exemple de l’antinomie entre lecture littérale des prescriptions et déchiffrement des signes par lesquels celles-ci prennent sens, ramène a une polémique si régulièrement réactivée qu’elle est en entrée au nombre de celles qui sont devenues emblématique des déchirures confessionnelles, culturelles et politiques de nos sociétés.

La question de l’abattage est en effet l’une de celles où ce divorce sociétal se concentre, en ouvrant de surcroît la porte à toutes formes d’instrumentalisation. L’imputation de cruauté qui est adressée à l’abatage ‘’coranique’’ - qui se montre généralement plus discrète s’agissant de l’abattage rituel juif qui consiste pareillement à vider la bête de son sang (par la shehita, occision par jugulation) - et, en regard, le refus intégraliste de consentir à un étourdissement préalable à la saignée, composent les termes d’un non dialogue, d’une sorte d’autisme inter culturel, qui laissent aussi stupéfait qu’atterré.

Pour la simple raison que remonter, là encore, à la référence spirituelle - hébraïque, il va de soi - apporterait un tout autre éclairage à un débat à juste titre passionné mais qui est brouillé et obscurci à la mesure du fondamentalisme et de l’ignorance qui trouvent à s’y déployer

Une référence spirituelle qui est inscrite dans la septième des ‘’Lois de Noé’’ [1] qui interdit de consommer le membre d’un animal vivant  Tu ne démembreras pas un animal vivant »). Un commandement  qui impose de ne se nourrir que de la viande d’un animal exsangue en vertu de l’assimilation du sang à la vie : « Vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang ».

Cette obligation, comme toutes les règles alimentaires instituées dans le judaïsme qui la prolongent [2], a donné matière à un foisonnement d’exégèses, d’interprétations et de commentaires, mais elle répond bien d’abord à une compassion envers les animaux, au souci d'entraîner le moins de souffrance possible. Compassion qui inspire les autres prescriptions religieuses relatives à l’abattage, et plus globalement l’ensemble de celles qui déterminent les traitements auxquels il est licite de soumettre les créatures animales.

On citera ici quelques unes des normes qui se conjuguent ainsi, prises parmi les plus démonstratives : la condition impérative que l’égorgement soit effectué d'un seul geste continu et au moyen d'un couteau effilé ne présentant aucune encoche, l’interdiction de « (faire) cuire un chevreau dans le lait de sa mère » qui a été imagée comme empêchant de mêler un vol (auquel le lait est rapporté) à un assassinat (représenté par la viande qui en serait le produit), l’interdiction encore faite à un Juif de castrer un animal, celle de consommer la viande d’une bête blessée par un chasseur - le Talmud décourageant d’ailleurs la chasse, particulièrement à titre de loisir, pour sa cruauté envers les animaux.

Se rapporter à leur source spirituelle pour mettre en perspective des règles d’abattage qui se sont affirmées comme un identifiant fondamental de l’anthropologie hébraïque et, complétées des prescriptions alimentaires, de la spécificité du judaïsme, ne règle bien évidemment en rien la question de la souffrance causée par l’homme à l’animal.

Une souffrance qui dépassant largement dans nos sociétés le sujet des modes d’abattage, est avant tout présente à travers les pratiques de l’élevage où elle est imputable en premier lieu à une industrialisation des exploitations qui dictée par une finalité productiviste, dénature jusqu’à l’abominable la vie animale. A ce qui parvient à être dénoncé dans les médias des conditions d’existence atroces ainsi infligées aux animaux d’élevage, s’ajoutent les conditions de transport de ceux-ci et le non respect - non évalué - des dispositions régulatrices censées améliorer les conditions de leur mise à mort. La course folle de l’agroalimentaire à la profitabilité faisant l’arrière-plan économique d’un désastre éthique qui s’accompagne d’une mise en danger de la santé humaine.

Mais l’identification de ce qui enracine dans la spiritualité une exigence de mansuétude envers les créatures animales déporte la controverse sur l’abattage du champ clos de la déperdition du sens - celui où les croyants se fixent sur une nomenclature d’interdits et d’obligations obéies à la fois en vertu de leur validité scripturale tenue pour immuable et en tant que marqueurs de leur fidélité identitaire - à l’espace du libre examen des commandements et de l’intellection de leurs origines, de l’inspiration et de la raison qui ont présidé à leur instauration.

Introduire de l’intelligence dans une controverse ne garantit jamais que la résolution du conflit qui y est posé s’en trouve facilitée. Au moins y a-t-il tout à gagner à ce que l’enjeu soit situé à son véritable niveau et exactement délimité dans sa nature et son objet. En l’espèce, ce sur quoi s’opposent les tenants de l’abattage rituel et les défenseurs de la cause animale ne se réduit pas au libre exercice d’un culte et au droit dont disposent ses adeptes de se conformer aux prescriptions attachées à ce dernier, pour choquantes qu’elles soient.

Ce qui rend l’enjeu signifiant est entièrement inscrit dans la double ligne séparative que trace celui-ci : d’une part celle qui pour la pensée juive, distingue les justes sur le critère de l’observance de règles d’équité et d’adéquation aux normes du bien, et qui inclut dans cette différenciation morale le devoir de respecter les animaux [3] - ces règles et normes se réclamant d’une idée de convenance qui se retrouve dans l’un des sens du terme kascher ; d’autre part, une ligne de séparation à valeur anthropologique qui se déduit de ce que le commandement « Tu ne démembreras pas un animal vivant » vaut pour la seule espèce humaine.

Qu’aucune autre espèce ne soit assujettie à l’interdiction de se nourrir d’un animal encore vivant ne constitue-t-il pas le seul critère sur lequel le genre humain se spécifie, sachant que les autres certifications de sa séparation d’avec le monde animal - une séparation entendue comme radicale - sont soit issues de raisonnements tautologiques ou d’arguments ontologiques, soit démenties ou fragilisées par une observation plus fine des facultés et des comportements des espèces animales (comme la complexité du langage de certains oiseaux, les manifestations d’empathie et de solidarité chez les grands singes, l’ébauche de rituels funéraires chez les corneilles …) ?

Si une place aussi large a ainsi été accordée à la question de l’abattage, c’est pour la raison que la problématique découlant des prescriptions religieuses édictées en la matière offre une illustration exemplaire de l’abime qui pour tout commandement, sépare sa lecture littérale, et l’emprisonnement intellectuel qui en résulte, du questionnement de sa dimension spirituelle - questionnement par lequel son sens et sa finalité sont appelés à se découvrir [4].

Dévoilement d’où viendra - d’où pourra seulement venir- le dépassement de l’intangibilité prêtée aux rites d’abattage. Et dévoilement qui dans sa globalité, n’a pas vocation à être jamais achevé : il incombe à chaque temps d’en poursuivre le cheminement par les interrogations qui lui appartiennent, et avec les lumières dont il dispose pour se re saisir des interprétations déjà construites afin de les approfondir ou de les réviser.

Ce qui laisse aussi entendre que rien ne peut détourner le dire religieux de sa propension à s’ériger en puissance normative assise sur un système de pouvoir de type césarien, voire totalitaire, sinon ce qui procède de l’intelligence du croire - une intelligence qui a au reste en propre de ne pas être subordonnée à une adhésion à ce croire.


La dépréciation infligée au sacré.

Le parcours qu’on a exposé à coups d’aller-retour entre les certitudes que la religion-institution dispense - certitudes trop ordinairement affirmées dans la réduction que leur a fait subir la soumission aux conformismes ou la pesanteur d’obscurantismes - et le territoire imparti au déchiffrement des signes qui entrouvrent le domaine de l’inconnaissable, positionne les armes dont dispose chaque camp - celui de la lettre et celui de l’esprit.

Le fanatisme est par essence inaccessible à toute objection de la raison. Pulsion de mort comme l’a été le fascisme - le « viva la Muerte », cri de guerre franquiste que le philosophe Miguel de Unamuno qualifia de ‘’paradoxe répugnant’’, est un mot d’ordre commun, énoncé ou implicite, à tous les types de fanatismes -, il est aussi impénétrable par la critique rationnelle que sa prédisposition à l’extermination des hérétiques et des déviants - celles et ceux qu’il juge tels - est indéracinable.

En revanche, le combat des idées demeure opérant contre le fondamentalisme et contre l’intégrisme - le premier refermant à tout jamais le livre du sacré sur la lecture littérale qu’il en a faite et qui en a été faite autour de lui depuis des millénaires, et le second s’emprisonnant, dans un dessein tout aussi irrévocable, derrière les hauts murs qu’a élevés l’enseignement de la doctrine de sa foi le plus lointainement dispensé, et derrière les prescription et les rituels dans lesquels les premiers pas de croyants de ses adeptes ont été guidés, les uns et les autres généralement sur-légitimés par des traditions qui se confondent avec un déterminisme familial, social ou identitariste.

Opérant, il l’est au moins là où ces deux arriérations de la croyance religieuse qui sont la voie naturelle menant au fanatisme, n’ont pas installé un corpus d’enténèbrement intellectuel dans une situation d’hégémonie politiquement et juridiquement sanctuarisée (cas notamment de la péninsule arabique). Ou là où un corpus de même nature n’est pas si anciennement associé à la fondation du lien social qu’il est devenu partie intégrante de l’assise de la culture commune et élément constitutif de mentalités parmi les plus influentes (position occupée par le fondamentalisme bibliste et puritain aux Etats-Unis ou par le sionisme en tant qu’appropriation historicisée et ethniciste de la bible hébraïque). Une double restriction qui, en pratique, délimite l’espace où cette confrontation peut aujourd'hui se déployer le plus efficacement en ciblant au premier chef l’Europe et, au second plan, suivant des données contextuelles sensiblement différentes, l’Amérique latine et les autres terres où le catholicisme, fût-il rigide, est entré en compétition avec des confessions ou des sectes très significativement plus littéralistes.

Face au fondamentalisme et à l’intégrisme, l’exercice du libre examen dans l’investigation du champ de la spiritualité fait valoir un contre-modèle dans l’approche et dans la considération du sacré. Un contre-modèle configuré sur la reconnaissance de la primauté de la liberté de l’esprit sur l’ordre dogmatique.

Et ce qui appartient à cette liberté de l’esprit de produire, et de produite sans relâche, c’est la réfutation de la totalité de la production idéologique du fondamentalisme et de l’intégrisme. Réfutation renvoyant chacun d’eux à la dépréciation qu’ils infligent au sacré et faisant pénétrer dans le peuple des fidèles de chaque confession la conscience, ou l’intuition, de ce que leur foi vaut essentiellement par le gisement de sens qu’elle renferme et qu’il leur revient d’explorer, signe après signe et génération après génération.

Mettre en avant ce que ce gisement recèle pour le croyant d’inestimable et d’inépuisable, et discréditer corrélativement toute lecture littéraliste qui en interdit l’accès, passe nécessairement par la disqualification des légistes du premier sens. Disqualification qui engage à renvoyer à ceux-ci l’image de pauvreté d’entendement et d’intellection archaïsante qui les identifie et qui doit leur ‘’coller à la peau’’ pour que leur capacité de nuisance soit entamée. Et à gagner des cercles de plus en plus larges à la pleine et exacte mesure de cette pauvreté et de cet archaïsme  pour parvenir à ce que l’une et l’autre soient imputés à ces légistes comme une invalidation à formuler quelque dire religieux pertinent que ce soit.


La résistance aux extrémismes religieux.

La pénétration de cette invalidation qui conditionne toute ouverture du croire religieux à l’esprit critique, intéresse les trois monothéismes [5] même si c’est à des titres différents. Malgré les obstacles spécifiquement prévisibles dans chacun d’eux tenant aux marqueurs culturels et historiques dont ils sont respectivement porteurs et aux courants qui les traversent, cette pénétration et cette ouverture peuvent s’envisager sous la forme qu’a prise en France la progression des libertés et des valeurs issues de la philosophie des Lumières : une agrégation de d’adhésions et de ralliements traçant un parcours qui est allé de l’abolition de la question sous le règne de Louis XVI à la toute neuve ouverture du droit au mariage pour les couples homosexuels, de la proclamation des droits fondamentaux par la Déclaration de 1789 à la loi de Séparation de 1905, de l’abolition de l’esclavage de 1848 à celle de la peine de mort en 1981, du droit au divorce voté par la III ème république à la légalisation de l’IVG en 1975, et de l’instauration de l’obligation scolaire sous le régime de la gratuité et de la laïcité  aux réductions successives de la durée du travail.

A la réserve près que le temps dont nous disposons pour affermir le libre examen nous est infiniment plus compté qu’il ne l’a été pour l’extension des conquêtes nées de l’esprit des Lumières. Il s’agit en effet de rendre invulnérable la liberté de conscience qui, parmi ces conquêtes, est la seule à être demeurée fragile parce que l’intolérance s’est avérée indéracinable de l’esprit humain. Et de répondre à un enjeu immédiat que dramatisent la marée montante des obscurantismes, et bien entendu plus encore le déferlement de crimes monstrueux que la rage meurtrière du fanatisme y adjoint.

Cette urgence conforte l’insistance qui a été mise dans notre analyse à soutenir que la recherche éclairée sur les thématiques de la spiritualité doit prendre une place majeure dans la résistance aux extrémismes religieux. Recherche alliant tous les modes d’investigation du sacré et des écritures qui le consacrent - de l’exégèse savante et de la révision historique appliquées à l’ensemble du legs transmis jusqu’à la mise en valeur des restitutions authentiques des grandes expériences mystiques, du questionnement philosophique des croyances, de leurs concepts explicatifs et de leurs représentations à la mise en parallèle du matériel théologique avec l’état des sciences de l’univers et de l’infiniment petit (la démarche teilhardienne ayant certainement valeur de paradigme à cet égard), de l’écoute des résonances du patrimoine littéraire, artistique et musical du religieux à l’approfondissement de la compréhension des civilisations, des sociétés et des mentalités conformées par le croire juif, chrétien ou musulman.

Toutes démarches de la pensée qui convergent et se retrouvent sur le dessein d’une conversion intellectuelle d’une immense ampleur, comparable au lointain délaissement des idoles au profit du monothéisme : une conversion au prix de laquelle les croyants en viennent à se représenter que leur foi est certes faite de certitudes - admises et respectées en tant que telles -, mais qu’à côté de celles-ci, au demeurant en petit nombre, s’ouvre l’étendue infinie de l’inconnaissable qui est la substance de toute spiritualité.

Un inconnaissable qu’en tant que croyants, ils sont appelés à interroger librement, l’exhortation étant à la mesure de la richesse et de la profondeur de ce que leur interrogation pénètre. Et de ce qu’elle leur fait percevoir - fût-ce par des lueurs fugitives, incertaines et étroitement ciblées - pour autant qu’elle se libère de toute lecture littéraliste et de la claustration dans la dogmatique et dans le prescriptif dont ce type de lecture conforte la glaciation.


L’implication des non croyants.

Et cela apparaîtrait-il comme un paradoxe, en regard de cette perception offerte au croyant, une richesse et une profondeur d’une dimension identique entourent les significations qui pour le non croyant sont à même de se faire jour dans l’étude du champ des spiritualités - même s’il est clair que pour ce non croyant ces significations seront nécessairement différentes dans leur nature, dans leur réception et évidemment dans leur interprétation.

Ce partage du sens, ou dans la quête du sens, a ceci de capital qu’il justifie que ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas investissent conjointement la pensée du sacré. Pour produire une synergie qui, vis à vis du fait religieux dans son ensemble, fasse de la recherche dans le domaine de la spiritualité l’émettrice des démentis les plus catégoriques face aux obscurantismes, qu’ils soient les plus imbéciles ou les plus violents, et pour que cette recherche procure ainsi une ressource décisive au service de la liberté de conscience.

L’éligibilité des incroyants à la réflexion dans le domaine de la théologie est de nature à surprendre ou, des deux côtés, à choquer : elle ne vise cependant qu’à fédérer contre ces obscurantismes ce qu’on pourrait appeler, en référence à un autre combat historique (et non par présomption !), et en jouant sur l’inversion symbolique des éclairages, ‘’l’armée des lumières’’. Ou pour proposer une désignation concurrente plus référencée au religieux, une ‘’congrégation pour la propagande de l’intelligence de la foi’’.

Au reste, l’athée apparaît-il plus éloigné du corpus des écrits monothéistes que le médiéviste ou le spécialiste de l’Amérique précolombienne le sont de leur sujet ? Distance intellectuelle et distance chronologique ne se surmontent-elles pas par le même recours aux facultés d’imagination et d’entendement ?

Et, ce qui semble encore plus décisif, l’univers de la spiritualité ne s’incorpore-t-il pas à la somme des accomplissements du génie humain (une incorporation dont nous avons fait ci-avant notre thèse) ? Par là, n’appartient-il pas, au premier chef, au patrimoine immatériel de l’humanité - un patrimoine indivis par définition ?


« quod erat demonstrandum » …

Si c’est bien de cette part majeure du patrimoine immatériel de l’humanité dont le fanatisme est la négation, si cette négation s’étend à toute l’intelligence du croire, si elle a pour conséquence d’interdire l’accès et la libre jouissance de cette intelligence, et partant toute possibilité d’émancipation d’une foi aveugle et d’un religieux de nature totalitaire, alors, oui, la spiritualité constitue indéniablement un sujet politique, et l’un des tout premiers d’entre eux.
Corrélativement, réfuter et discréditer le fondamentalisme et l’intégrisme dans chacune des religions où ils dominent ou relèvent la tête, en les dénonçant pour ce qu’ils sont - le socle du fanatisme -, s’impose comme un impératif également de nature politique. Un impératif qui se résume à ceci : faire reculer l’emprise de tous les obscurantismes générateurs d’un extrémisme religieux.

Et un impératif au regard duquel les sociétés démocratiques sont fondées à mettre ‘’dans le même sac’’ l’extrémisme qui reproduit nos Saint-Barthélemy (et nos vandalismes intercultuels) à travers le Proche et le Moyen Orient, et ceux qui entendent plus spécifiquement perpétuer des représentations sexuées primitives, discriminatoires et outrageantes pour la moitié de l’humanité, ou des spoliations auto légitimées par un dessein divin, quand ce ne sont pas des prohibitions d’un autre âge dont le sens est autant perdu que leur charge de souffrance est méconnue. Plus la globalité de ceux qui proscrivent la liberté de choix par rapport à la croyance en Dieu et la liberté de disjonction par rapport à la figuration du divin qu’ils consacrent. Et tout autant fondées par conséquent à infirmer, ou à aider à infirmer, les littéralismes qui déterminent ces aveuglements et ces enlisements du croire - comme elles le sont par ailleurs à se prémunir contre n’importe quelle forme ou tentative de cléricalisation de leur législation.

Pour autant, quel bon sens y aurait-il à poursuivre cet impératif politique en se concentrant exclusivement, par parti-pris, sur l’un des trois monothéismes ? Quand bien même celui-ci est-il probablement le plus encombré des représentations héritées du temps et des lieux de ses origines et manifestement le plus surchargé du poids des arriérations qui façonnent les sociétés où il est dominant. Ne considérer que les aliénations de l’entendement du religieux que s’emploie à perpétuer le seul discours vraiment audible dans l’islam, et s’arrêter à l’incompatibilité avec la liberté de l’esprit des référentiels de pensée et de vie qui sont ancrées dans les pays musulmans et à l’obstacle que ces référentiels dressent sur le chemin de l’évolution des mœurs, expose à tenir pour irrémédiable la rétraction que connait la foi musulmane en terre d’islam comme en terre d’immigration - voire à faire de cette rétraction un retour à ce qui est le plus consubstantiellement inscrit dans l’intellection et dans la culture du croire attachée à ce monothéisme. Comme si de l’islam ne pouvait jamais sortir un mouvement équivalent à ce qu’a représenté le judaïsme libéral pour la foi juive. C'est-à-dire, la résolution d’embrasser la modernité, essentiellement en s’ouvrant à une réforme de la théologie et des pratiques à travers l’analyse critique des textes, et également en reconnaissant l’égalité entre les sexes. Une ouverture sous-tendue par l’adoption d’une nouvelle vision de la foi qui allie celle-ci à une révélation en marche et non plus à une révélation déjà accomplie.

Et surtout instruire préférentiellement et à charge contre l’islam - ce qui laisse ordinairement transparaître des peurs, des haines et un mépris du monde musulman qui appartiennent à la plus longue durée historique - c’est conforter une dynamique de rejet et de stigmatisation à son endroit dont la puissance n’a assurément nul besoin d’’être amplifiée ; et parce que la dénonciation du fondamentalisme propre à l’islam se fait exclusive, c’est donner argument à qui veut faire passer la réfutation de l’obscurantisme qu’il professe pour la résurgence d’un esprit de croisade contre la religion musulmane.. En fin de compte, le ciblage sur l’islam en viendrait simplement à ajouter une guerre de religion à la guerre sur la religion que nous vivons déjà.

Il en irait évidemment de même si le procès était instruit contre le fait religieux en lui-même et dans son ensemble, si les enfermements dans l’intégrisme lui étaient imputés et non aux institutions qui le régissent depuis son origine et aux doctrinaires de la foi et aux docteurs de la loi qui ont configuré chaque croyance. Et si les détournements vers le fanatisme étaient attribués au fait de croire et non à la seule logique qui les commande - celle du cheminement naturel du fondamentalisme … et si on méconnaissait que ce cheminement a le plus vraisemblablement pour cause première la malignité humaine et la propension à persécuter qui est l’une des métastases de cette malignité.

Dans les deux cas - ciblage de l’islam ou, globalement, du fait religieux -, on méconnaîtrait que le levier offert par l’investigation du spirituel est le seul susceptible d’être opérant à moyen et au long terme pour démonétiser au sein de chacun des monothéismes les référentiels tirés de lectures littéralistes, simplistes et réductrices et pour élever le niveau d’intellection du corpus de signifié que le croire met au service de la conscience du vrai, du juste et du bien. Un levier qui ne saurait être mû que par la contestation et la subversion introduites au sein des systèmes dogmatiques et des appareils de pensée archaïsants qui réunissent des concepts, des interprétations et des représentations généralement figés depuis des siècles, ainsi que les normes et les prescriptions correspondantes. Ces systèmes et ces appareils ayant reçu les onctions nécessaires afin d’être rendus aussi intouchables que les figurations d’idoles sanctuarisées qui les ont précédées.

Cette contestation et cette subversion tirent d’elles-mêmes leur légitimité en vertu de la liberté de conscience. Mais aussi de l’objet qu’on leur assigne ici : c’est en effet également en tant que sujet politique que la spiritualité, en ce qu’elle est comprise comme champ de recherche et d’approfondissement continu, interpelle les croyances en les renvoyant à la promesse biblique : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes » [6]. Interpellation qui met leurs fidèles devant l’alternative d’avancer par eux-mêmes dans la lumière et l’intelligence de leur foi en faisant ressource de l’entendement propre à leur temps, ou de consentir à une confiscation perpétuelle du spirituel par des castes sacerdotales accaparant le croire et le dire religieux, ou par pire encore en termes de  tyrannie de la pensée.

Ce pire appelant aujourd’hui à l’esprit l’image de l’intolérance sanguinaire qui se déploie sur une large étendue de la terre natale des monothéismes et qui ne laisse pas de place, au dernier palier de la réflexion que nous avons proposée, à son ultime confrontation avec l’aveuglement du fanatisme, à un autre choix que celui de penser-Dieu ou de tuer au nom de Dieu.

Didier LEUWEN - Denis KAPLAN  -  24 septembre 2015

Publié par "penserlasubversion" dans "collection LUMENA".


* Un résumé de cet article a été publié le 29 septembre 2015 sur le blogue « aubonheurdedieu-soeurmichele » - dans Invité-es [ aubonheurdedieu-soeurmichele.over-blog.com/ ].




[1] Lois dites noachiques édictant sept impératifs moraux qui pour la tradition juive, ont été donnés par Dieu à Noé comme une alliance éternelle avec toute l'humanité et qui s’imposent par conséquent également aux non-Juifs - observés par ceux-ci, elles leur valent d’être reconnus en tant que justes.
[2] Un légalisme alimentaire dont l’Evangile-Marc (Marc 7/1-23) prononcera l’abolition, le Messie déclarant purs tous les aliments par une transgression dont la portée est celle d’une révolution religieuse, et qui repose sur le primat de la parole et du cœur, sur une autre victoire de l’esprit sur la lettre, (l’important n’est pas ce qui entre par la bouche  - les aliments - mais ce qui sort de la bouche - les paroles - car cela vient du cœur - commentaire de sœur Michèle Jeunet ‘’Vrai sacré et vraie pureté en Marc’’, publié 12 août 2015 sur le blogue « aubonheurdedieu-soeurmichele » [aubonheurdedieu-soeurmichele.over-blog.com/].
[3] Respect inscrit dans la culture de nombre de sociétés ‘’premières’’ de chasseurs/pécheurs (ou d’éleveurs) où il s’exprime généralement, sur une assise panthéiste, à la fois par une reconnaissance ritualisée envers l’animal qui assurera la subsistance du groupe et par le souci de limiter les prélèvements sur les différentes espèces au strict nécessaire - i.e. à ce qui est compatible avec le renouvellement de chacune. Un respect souvent étendu aux prélèvements sur le monde végétal. Et qui va de pair avec une absence de hiérarchisation entre l’espèce humaine et le monde animal.
[4] Ceci valant notamment pour les lois alimentaires et leurs interdits : ainsi considérer la cacherout dans sa portée symbolique (ce qui a déjà été le fait de l'école judéo-alexandrine aux premiers siècles de notre ère) ne conduit-il pas à y lire un enseignement délivré à l’humanité d’avoir à considérer la Terre et ses ressources non comme une propriété livrée à son usage discrétionnaire, mais comme un simple prêt assorti de l’obligation de faire un usage mesuré et responsable des biens que celui-ci dispense ?
[5] pour le judaïsme, l’infirmation du littéralisme va intellectuellement de soi. Demeure que vis à vis de l’historicisation ethno centrée de la bible hébraïque que le sionisme a imposée et surexploitée, cette infirmation aurait quelque chose d’un retour aux sources.
[6] Citation du prophète Joël dans le discours de Pierre au chapitre 2 des Actes des apôtres (qu’on rapporte ci-après dans son entier pour sa beauté poétique - n’évoque-t-elle pas le Victor Hugo de la Légende des siècles, et notamment celui de Booz endormi ?) : « Il arrivera dans les derniers jours, dit Dieu, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront, et vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards auront des songes ».

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