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dimanche 17 septembre 2017

PENSER LA TENTATION FACE AU MYSTÈRE DU MAL.


Ce qui suit est la reproduction d’un article publié le 11 septembre 2017 par le blogue ‘Garrigues et Sentiers’’. Article qui était une réaction à celui de Joël Sprung, « Ne nous laisse pas entrer en tentation », paru le 6 septembre précédent sur le même blogue.

Avant tout, beaucoup de gratitude envers cet article de Joël Sprung. Il nous procure d’abord une analyse aussi claire que pénétrante de la problématique où se confrontent les traductions en français de la sixième demande du Pater.

Personnellement, instruit au temps du « … NE NOUS LAISSE PAS SUCCOMBER à la tentation », j’ai toujours eu du mal avec le « ET NE NOUS SOUMETS PAS à la tentation ». J’y voyais la représentation d’un Père tentateur, alors que le tentateur, le maître des tentations, nous était identifié sous les traits de ‘’Satan’’, du Diable, du Malin. En ayant, au reste, à peu près autant de mal à considérer ce ‘’Satan’’ comme autre chose qu’un nom donné, par besoin de mettre une légende sous une image, au mal omniprésent, sous toutes ses formes, dans le Monde créé.

Même difficulté à concevoir que Jésus eût été conduit par l’Esprit au désert pour y être tenté. Sans être en rien capable, à l’instar des croyants d’aujourd’hui, de pénétrer la question de savoir de qui procède l’Esprit, il me semblait (il me semble) inaccessible à la raison que ce dernier eût pu pousser le Verbe incarné vers la rencontre avec le Mal et ses tentations. Étrange enchevêtrement des rôles au sein de la Trinité …

Contraint de faire avec ce « ne nous soumets pas à la tentation », je m’en tirais en recourant à ma traduction personnelle – une traduction silencieuse, intérieure - qui recouvrait, ou détournait, la traduction désormais prescrite : ‘’FAIT QUE NOUS NE SOYONS PAS ASSUJETTIS A LA TENTATION ’’ - être ‘’soumis’ à la tentation s’entendant ainsi et signifiant être ‘’vaincus’’ par elle, se trouver ‘’sous sa domination’’, devenir son esclave. Autant de formulations qui, après tout, ne s’accordent pas si mal avec le « Priez pour ne pas entrer en Tentation » restitué selon Mathieu. Pour autant qu’on y lise : ‘’… pour ne pas entrer dans l’empire, sous l’emprise, de ‘’l’Ange rebelle’’.


C’est la même impossibilité que je ressens, aussi insurmontable, à accéder à une idée de D.ieu qui voudrait que Celui-ci - fût-ce en montrant seulement le chemin du désert des tentations - expose à l’épreuve ses créatures - et jusqu’à son Fils, ‘’Bien aimé’ comme nous le sommes à son égal. Et plus encore qui entendrait que nous nous réjouissions de ces épreuves parce qu’elles fortifieraient notre foi.

Notre condition, que le projet de la transcendance a inscrit dans une création inachevée, ne comporte-t-elle pas déjà en elle-même suffisamment de relation avec le mal et, jusqu’à la consommation des siècles, une dépendance à sa puissance si universellement cruelle, qu’il faille encore, tant pour D.ieu que pour nous, ‘’en rajouter’’ avec ce mouvement par lequel Il nous conduirait jusqu’au lieu d’épreuves supplémentaires, ciblées à notre intention comme autant de ‘’bonnes choses’’ roboratives et dispensatrices d’allégresse ?

Sauf à rapporter à cette condition, et à ce projet, l’exhortation à désirer les épreuves, dans la citation qu’en donne l’article : « Ceux qui arrivent à la perfection (…) désirent plutôt les épreuves, ils les demandent et les aiment. Ils ressemblent aux soldats qui sont d’autant plus contents qu’ils ont plus d’occasions de se battre, parce qu’ils espèrent un butin plus copieux ». Dès lors, la ressemblance suggérée peut se lire en lien avec un affrontement d’un tout autre ordre : celui auquel il nous serait imparti de prendre part, de génération en génération, jusqu’à ce que les temps soient accomplis, pour hâter cet accomplissement et l’avènement du Règne.

Bien moins qu’une ascèse personnelle, et aucunement en tant qu’émulation doloriste, les épreuves ne se présenteraient ainsi à nous qu’en ce qu’elles participent de notre insertion dans le plan de la Création : autrement dit de notre implication, à nous humanité, dans l’éradication finale du mal. Une implication à la mesure des forces et des grâces distribuées à chaque âge.

Non seulement ‘’Dieu (…) ne tente personne de faire le mal’’, mais quel sens y aurait-il à ce qu’il nous faille passer par des épreuves qui faute d’entrer dans un dessein à la mesure de la création, se réduiraient à une sorte, sinon de gratuité, du moins d’arbitraire ?


Cependant, s’en tenir à ce débat serait laisser de côté ce que l’article, à sa base, comporte sans doute de plus essentiel : la notification, qui fait socle à son développement, du caractère irremplaçable que revêt la relecture des évangiles via une rétroversion du grec vers l’hébreu.

Pour qui est convaincu par la thèse selon laquelle le Nouveau Testament a été conçu et rédigé, non en grec, mais en hébreu (ce que le contexte historique d’une aventure messianique incarnée dans un rabbi juif, déroulée au milieu d’une population juive, et rapportée par des premiers témoins issus de celle-ci, rend pour le profane a priori vraisemblable), cette rétroversion influe certainement encore plus profondément sur la perception de l’analyse de Joël Sprung. Convoquant l’herméneutique juive, et interrogeant le mode spécifique de production du corpus évangélique. Une interrogation dans laquelle le texte (suivant la belle formule de Sandrick Le Maguer) agit comme s’il lançait lui-même un ‘’Explique-moi’’.

On ne se risquera pas, faute de l’expertise nécessaire, à ébaucher une démarche de cette nature. Mais pour seulement s’en inspirer, se dégage de prime abord un cheminement qui semble bien mener au cœur de la thématique de la tentation.

« Je suis l’Éternel, et il n’y en a pas d’autre, - Façonnant la lumière et créant les ténèbres, - faisant la paix, et créant le mal, - Moi, l’Éternel, faisant toutes ces choses » (ÉSAÏE 45 :6-7).

Citer ce texte, qui a tout a priori pour susciter le scandale en ce qu’il impute – littéralement – à D.ieu d’avoir crée le Mal, ce n’est pas relancer la discussion sur notre relation à la tentation.

Mais se demander si la question ne se borne pas d’elle-même en atteignant la limite que lui assigne ce que nous appelons ‘’le mystère du mal’’. Est-il d’autre tentation, stricto sensu, que celle de vouloir commettre le mal ? Que de vouloir s’y livrer ? Or, si nous ignorons de qui, de quoi et comment a été conçu le mal, comment pouvons appréhender la nature et l’origine de la tentation ?

Faute que la Bible révèle quoique ce soit de l’économie du mal – hors le mythe du Jardin d’Eden et de l’exclusion qui en est prononcée (un mythe finalement aussi inintelligible, ou non interprétable, que le Déluge), et sinon par l’attribution de paternité que l’Eternel semble revendiquer-, comment pouvons-nous remonter à la source de la tentation et, de là, au sens qu’elle peut posséder ? Avons-nous d’autres voies que celles (qui ont ci-avant été explorées) de l’hypothèse et de l’imagination ? Ou, par un tracé qui nous échappe, que celle du don de l’infime part d’entendement d’un mystère dont la grâce est susceptible de nous gratifier.


Mais cette non-connaissance où nous sommes, n’est-elle pas la rançon d’une élévation spirituelle qui fut peut-être l’évènement le plus inouï de l’histoire de notre espèce : l’invention du monothéisme.

Le mal est bien en effet le paradoxe du monothéisme. Le paradoxe et la contradiction.

La rupture d’avec le polythéisme – avec ses divinités bienfaisantes en concurrence avec les funestes et les nuisibles-, ou (puis) le renoncement à la solution dualiste – un dieu ou un esprit qui représente le Bien, et l’autre dieu ou l’autre esprit qui porte le Mauvais – laissent nécessairement sans réponse face à l’inconnue redoutable qui se présente quand il s’agit de donner un ‘’créateur’’ au Mal. Face à l’inconnue de la genèse du mal.

Pour s’attaquer à cette inconnue, des esquisses de solution médianes ont été approchées d’une civilisation à l’autre. Le compromis le plus remarquable peut appartenir à la pensée de Zoroastre, opposant au problème du mal la conjugaison d’un monothéisme primordial et d’un dualisme théologique et moral.

Le judaïsme a probablement assumé le premier, et de la façon la plus entière et la plus radicale, la contradiction du mal inhérente au monothéisme. De ce point de vue, l’énoncé que fait Ésaïe de l’unicité de l’œuvre de l’Éternel apparaît bien comme un point de non retour théologique.

Dans la période déterminante de l’exil de Babylone, ce que construit le judaïsme fonde un système de représentation et de pensée dont l’architecture indivisible, les articulations spirituelles et intellectuelles qui en découlent, et la transcription dans un corpus prescriptif, épousent une cohérence absolue avec la croyance en un Dieu unique - fût- elle, cette cohérence, la matrice d’un questionnement sur elle-même appelé à être infini pour ceux dont elle sera la source de vie.

Une cohérence qui accorde donc tout sur son intelligence d’un Dieu Unique ‘’façonnant la lumière et créant les ténèbres, faisant la paix, et créant le mal’’. Unique et, partant, incréé, éternellement immuable et, par-dessus tout, inconnaissable en son essence.

Une inconnaissabilité de D.ieu qui affirme et légitime corrélativement l’inconnaissabilité du Mal. Un mal dont la conception et le sens sont voués, jusqu’à sa défaite finale, à rester impénétrables à la créature humaine, puisque la seule lumière et la seule science qui sont accessibles à celle-ci, quant à l’essence du mal, se résument à la révélation qu’elle a reçue de ce que ‘’l’Eternel fait toutes choses’’. Révélation reçue, à l’origine, par l’entremise et en tant que ‘’solde de tout compte’’, par un peuple dont l’élection est charge de témoignage : un témoignage en forme de mission impossible, et par là (autre paradoxe spirituel …) d’une portée incalculable, rendu à Celui qui n’a signifié rien d’autre de son Être que le « Je suis celui qui suis (qui serai) ».

Pour nous qui sommes partie prenante au peuple composite de l’Alliance, et hors le renoncement au monothéisme - ce à quoi conduit, ce à quoi équivaut, toute esquisse de conception de la genèse du mal, tout abandon à une quelconque personnification ou incarnation du mal -, est-il d’autre appréhension et d’autre intellection que nous puissions, nous aussi, avoir du rapport de D.ieu au mal, de notre relation au mal, de la problématique du mal pour l’humanité et pour ce monde, que de regarder en face le mystère du mal ?

Un mystère qui nous prévient que la question de la tentation est sans réponse, hors la résistance que la grâce nous confère la résolution et la force de lui opposer.

Didier LEVY – 8 septembre 2017

¤ Texte paru pour la première fois sur Facebook le 10 09 2017 (sa publication par «penserlasubversion» reproduit cette parution initiale).