Quand le peuple de la République ne se rend pas aux urnes pour
élire un roi,
mais pour désigner ses représentants.
Pour
qui envisage ce que pourra être son vote en 2022, la bonne question à se poser
est de se demander s’il veut en finir avec le système de monarchie élective en
quoi consiste la Vème république. Et avec le régime plébiscitaire qui va de
pair.
Une
question en trois volets qui se déclinent ainsi : suis-je assez républicain
pour que ce système et ce régime me révulsent ? Suis-je suffisamment de
gauche pour que six décennies de pouvoir personnel aient fini par me forger la
certitude qu'une démocratie sociale authentique ne procède pas de l’action d’un
homme providentiel – quand au reste il s’en trouve un –, ni n’est à attendre de
la confiance faite à un candidat affichant ses fortes intentions ou son image
de bonne volonté. Suis-je enfin suffisamment démocrate pour attendre d’une
élection qu’elle soit autre chose que la perpétuation d’un mode de choix
politique dont les démocraties avancées n’ont, tout au plus, qu’une vague
mémoire historique ?
Il y a
certes un phénomène de personnalisation du pouvoir, abondamment décrit depuis
les années soixante - on ne vote pas pour Boris Johnson comme les électeurs
conservateurs censitaires apportaient
jadis leur suffrage à Robert Peel. Mais
réduire le débat public à la rencontre
entre un homme et le peuple, et surtout prétendre que la confiance qui est
censée s’y sceller légitimera tout ensuite, c’est immanquablement en arriver,
et à grande échelle, à abolir ou à stériliser la réflexion du corps citoyen.
La
démocratie parlementaire, au terme de son processus populaire, consacre un
‘’leader’’, mais non le détenteur (fût-ce à durée déterminée) d’un blanc-seing
politique : l’électorat habilite ses représentants à démettre le chef de
l’exécutif qu’il a choisi si celui-ci en vient à échouer ou se fourvoyer, et à
le faire au point de perdre par trop la confiance du pays – la liste de ceux et
de celles qui furent ainsi démis, et de fait révoqués par leur propre parti,
est assez fournie pour être démonstrative à cet égard, avec rien moins,
notamment, que les exemples contrastés de Willy Brandt et de Margaret Thatcher.
Là est
bien le premier enjeu de l’élection de 2022 : ou, d’une part, continuer à
reproduire des choix tranchés par un appel
au peuple - forme de recours au suffrage universel dont l’allégation du caractère
républicain et de la modernité résiste mal au rappel de son invention par
Louis-Napoléon Bonaparte -, et par un départage binaire au second tour qui
d’élection en élection, s’est dégradé en un sauve-qui-peut à l’encontre du
prétendant le plus répulsif ; ou, d’autre part, examiner d’un peu près
comment se forme et s’exprime la démocratie en Finlande, aux Pays-Bas ou en
Nouvelle-Zélande.
Et,
plus largement, partout où le régime démocratique, non seulement tient en juste
méfiance les constructions de mandats, telle celles de la Vème république, qui
privilégient la manifestation de la majorité absolue – laquelle donne toujours son meilleur élan à une
gouvernance autoritaire -, mais consacre la vertu pacificatrice de la majorité relative. Considérer que dans une
démocratie, on ne gouverne pas parce
qu’on a une majorité derrière soi, mais
parce qu’on n’a pas la majorité contre soi, constitue le tout premier pas
pour la démocratie en cause dans l’intellection de ce que le compromis est son
essence et partant, participe nécessairement à son fonctionnement.
La
seconde option conduit à un refus pur et simple de l'élection présidentielle
instituée en 1962. Et par conséquent, à
un retrait raisonné d'un vote dont le sens est dévoyé de démocratique en plébiscitaire
- et, par là, aussi fallacieux qu’un lancer de dés pipés. Un retrait argumenté
par l’affirmation qu’il appartient au le
peuple de faire des élections législatives qui vont suivre l’enjeu et le
terrain de son expression démocratique : l'Assemblée ainsi élue - et déjà
les candidats résolus à porter cette expression démocratique - se déclarant
appelée à la possession de la seule légitimité électorale qui, en République,
garantit le gouvernement par le
peuple, au non du peuple et pour le peuple.
Défendre
ce parti, œuvrer à ce qu’il soit largement, et même majoritairement partagé, n’est plus se ranger sur un projet
voué à être tenu pour irréaliste.
Après
le face à face Chirac-Le Pen de 2002, les élections successives d'un Sarkozy en
2007 et de Hollande en 2012, après le bis
repetita du face à face droite versus
Front national en 2017, et plus encore après les bilans calamiteux, à des
titres communs ou divers mais dans tous les cas multiples, qu'affichent tous
les quinquennats (et sans oublier le dernier des septennats en ce que son
attributaire, sur ses deux années ‘’utiles’’, a
délaissé la dénonciation de la "fracture sociale" sur laquelle
il s’était fait élire), l'improbable serait de trouver la contradiction d'un
argumentaire un tant soit peu convaincant en faveur d'un nouvel appel au peuple
quinquennal. Dont ressortirait une confrontation du type Macron-MLP,
Macron-Mélenchon ou MLP-Mélenchon – l’énumération des pièges et des méprises,
en termes de démocratie électorale, n'étant, ici, malheureusement pas limitative
...
Une
mobilisation sur le double thème de "cette
élection dénature la République" et de "le choix que nous voulons est celui qui se pratique dans les
démocraties modernes" est à présent audible. Etant entendu qu'une
démocratie d'aujourd'hui se conçoit naturellement comme représentative (il
n’est pas d’autre alternative que celle qui se pose entre les qualificatifs de représentatif et de démagogique), mais doit également inclure tous les éléments de
démocratie participative, voire de démocratie directe, dont les citoyens
aspirent à disposer.
v Un retrait raisonné
de l'élection présidentielle, clé de voûte de la Vème république.
A
vrai dire, les raisons se bousculent, et se sont bousculées
depuis l’origine, pour faire défense à un républicain de participer par son
vote – et a fortiori en étant candidat … (seul parmi les figures qui ont compté
à gauche, Pierre Mendès France s’est
appliqué cette interdiction-là) - à une élection présidentielle où
l’appel au suffrage universel direct se disqualifie dans la signification et
dans l’expression d’un plébiscite. Plébiscite :
une notion et un terme qui sont odieux aux républicains depuis le Second Empire.
Nous avons tous sacrifié à la nécessité, qui
nous paraissait impérative, du "vote utile". Quand cette élection
mettait face à face, au second tour, deux programmes, deux projets de société,
auxquels s’identifiaient respectivement les deux candidats en présence. Et même
ensuite, quand le second tour (et quelque fois le premier, comme ce fut le cas
en 2017) se réduisait à l’obligation d’éliminer un candidat qui, par ses idées
et/ou son inconduite, menaçait ou outrageait la République.
Beaucoup,
en outre, ont cessé de combattre ce plébiscite et de le faire pour la première
raison qu’ils avaient de le récuser : celle qui tient au fait que d’un vote
plébiscitaire procède toujours l’exercice d’un pouvoir personnel, autocratique
ou monarchique. Et, peut-être pire, la légitimation qui sera alléguée à l’appui
de ce pouvoir. Or, il ne fallait pas cesser d’affirmer que celui-là n’est pas républicain qui ne porte pas dans toutes les
fibres de son être une exécration invincible et perpétuelle à l’endroit du pouvoir personnel, à quel que niveau que ce
mode de pouvoir se place.
Le plus
improbable a été que passé la décennie des années soixante, il ne s’est quasiment plus trouvé de
républicains (par lassitude, résignation ou alignement ?) pour continuer à dénoncer
le moyen par lequel le pouvoir monarchique propre à la Vème république s’est
établi et s’est enraciné, et qui n’est rien d’autre que la confiscation par le
président de la République des attributions constitutionnelles du Gouvernement
et du Premier ministre. Mais, ceci étant, existe-t-il même encore des
professeurs de droit public pour identifier cette confiscation et pour la
condamner ?
Ceux
qui sont invités dans les colonnes ou sur les plateaux médiatiques ne dissonent
pas du discours courant où commentateurs, politologues, experts en
communication ou en études d’opinion, et politiques d’à peu près tous les bords
n’ont de cesse d’invoquer « l’esprit des institutions de la Vème république » :
comme si l’instauration et la pratique d’une configuration du pouvoir exécutif
foncièrement contraire aux dispositions de la Loi fondamentale, pouvaient
prétendre émaner d’un ‘’esprit de la Constitution’’ qui aurait transcendé le
texte – la lettre - de celle-ci. Qui, par magie, aurait donné à lire le contraire
de ce que la lettre mettait sous les yeux.
Ce à quoi on a eu affaire, sur plus d’un demi-siècle, avec
l’établissement du pouvoir personnel qui a transformé un président ‘’arbitre’’ et ‘’garant’’ en chef du pouvoir exécutif, tout en conservant à ce
dernier l’irresponsabilité politique et l’impunité judiciaire qui étaient
l’apanage du premier magistrat de la République placé au-dessus des partis, ne
saurait se définir autrement qu’en une violation de la Constitution.
Hors
périodes dites de ‘’cohabitation’’ - dites ainsi à tort car la circonstance
visée est des plus normales pour un président-arbitre –, et encore que la
position de chef de l’opposition qu’y occupe le président de la République soit
aussi peu constitutionnelle que son accaparement, en temps ordinaire, de la
détermination et de la conduite de la politique de la nation au détriment du
Gouvernement, cette violation renvoie à ce ‘’Coup d’Etat permanent’’
qui fut naguère dénoncé avec autant de force que de talent.
Pour ne
pas s’arrêter davantage à la circonstance très aggravante de sa longue durée,
il s’impose à l’esprit que le fait qu’elle a pu être commise ne s’apprécie
pleinement qu’en regard de ce qu’elle comportait de totalement inconcevable
dans toutes les autres démocraties - où la Loi fondamentale est entourée d’un
respect religieux ou relevant d’une sorte de dévotion ou de communion laïque.
Dans le
même ordre de comparaison, le déséquilibre des pouvoirs qui s’est substitué au
balancement rationnalisé dont se réclamaient les rédacteurs de la Constitution
de 1958, rapproche la République française infiniment plus des royaumes du
Maroc ou de Jordanie que de la République fédérale d’Allemagne ou de la
démocratie parlementaire finlandaise ou néerlandaise.
Le
retrait citoyen de l’élection présidentielle à venir acte donc aussi que l’usurpation du pouvoir exécutif par le
président de la République dépouille la fonction de son assise républicaine
en la recouvrant, sans hélas gêner les pas de grand monde, du « bleu manteau des Rois ». Et que ce travestissement
n’a été rendu ordinaire et familier que par la fallacieuse légitimation
plébiscitaire que cette élection lui a procurée de scrutin en scrutin - en
utilisant, sous couvert d’un appel au peuple, le ressort intime du second
avatar du bonapartisme.
v Un retrait de
l'élection présidentielle par lequel le
peuple exerce son pouvoir constituant.
Oui, les
raisons se bousculent pour vouloir en finir
avec le système de monarchie élective de la Vème république. Pour affirmer
qu’il est temps, et plus que temps, de sortir d’un régime de pouvoir personnel,
sans frein autre que la rue, sans contrepoids autre que la spéculation
politique sur l’élection présidentielle suivante, et procédant d’une captation
d’attributions employées de surcroît sans contrôle dès lors que, comme il en a
été le plus souvent le cas jusqu’ici et comme il en est le cas
présentement, la majorité de l’Assemblée
est en position de vassale du monarque et s’interdit en conséquence de rien
censurer, ni seulement critiquer, dans leur exercice.
Décider
que le gouvernement de la République et le choix démocratique qui le détermine
se tiendront en 2022 à l’écart de l’élection présidentielle, parce que les
citoyens auront pris la même distance par rapport à cette élection, revient de
fait à abroger les dispositions de la Constitution qui accordent la place la
plus éminente au scrutin qui masque l’usurpation de fonctions et de compétences
par laquelle se configure l’étendue des pouvoirs du président de la République.
A
travers tous ses motifs, le retrait citoyen qui est ici défendu, et qui
consiste à sortir de la procédure la plus solennelle de la Vème république,
signifie la résolution qui l’anime : celle de revenir sur la réforme
constitutionnelle de 1962 pour en annuler tous les effets, sans exception
détestables. Et sans donc passer par les cheminements, à peu de chose près
impraticables quand l’important y est engagé, qui sont assignés à une révision
de la Constitution : mais après tout, y aurait-il beaucoup à s’en soucier quand
le sujet est précisément de révoquer tout ce en quoi, et d’abord au moyen de
quoi, la même constitution a été violée, et pour son essentiel – qui est celui
toute Loi fondamentale, c’est à dire l’équilibre des pouvoirs - pratiquement
dès son premier jour ?
Une
seconde signification s’y ajoute où se lit
ce qui confère une dimension capitale au parti auquel est appelé le
suffrage universel en 2022 : demander
au peuple de réserver alors à l’élection législative l’expression démocratique
de la volonté politique de la nation, c’est l’inviter à mettre en action son
pouvoir constituant – ce pouvoir dont, en République, il est seul
détenteur.
Un peuple qui enclenche ainsi de lui-même la modification de la
constitution s’autosaisît d’un referendum
dont le résultat se mesurera au nombre
d’abstentions et de votes blancs ou nuls qui affectent le scrutin présidentiel
qu’il aura délaissé.
La
pluralité des choix à cet égard ménage la préférence individuelle du citoyen
qui se sent mal à l’aise avec l’abstention et qui, pour cette raison, sera
porté à retenir le vote blanc, ou le vote rendu nul par une suscription telle
que « L’élection présidentielle dénature la République ! ». Du
point de vue de l’engagement civique, l’option de ce vote délibéré pour être
nul est celle qui, dans son principe, se veut la plus chargée de sens – et
telle elle s’affirmera dans les consciences personnelles qui l’auront
privilégiée, même si elle ne fait pas l’objet d’un décompte distinctif ou si
les deux types de vote – blanc et nul - sont indifférenciés.
Cette
auto-saisine référendaire s’éclaire d’un rapprochement historique : en ce
qu’elle ne se présente pas, en fin de compte, comme une démarche sensiblement
différente de celle que suivit en 1962 le général de Gaulle, quand il recourut
à l’article 11 de la Constitution pour faire adopter par referendum la révision
constitutionnelle qui introduisait l’élection du président de la République au
suffrage universel direct. Dans les deux cas, on trouve une intention identique :
que la parole revienne au peuple, sans que puissent l’en priver les corps qui
possèdent la capacité constitutionnelle de le faire ; et par dessus-tout, que le dernier mot appartienne au peuple :
en se fixant sur cette règle, la Vème république s’était pour une fois montrée
… républicaine.
Le succès de ce référendum de l’objection démocratique au
pouvoir personnel, et de la restauration du mode républicain de gouvernement,
peut être acquis, les circonstances aidant, par l’effet d’un sursaut citoyen
survenant et s’amplifiant pendant la campagne présidentielle de 2022.
Il va
de soi que ce succès serait mieux assuré si les partis de gauche, se rappelant
qu’ils s’identifient par une triple référence – républicaine, démocratique et,
au minimum pour leur source, révolutionnaire – appelaient eux aussi le corps
électoral, et plus directement leur électorat, à substituer au rituel
monarchique et plébiscitaire de l’élection présidentielle, le scrutin suivant
des élections législatives en tant que
lieu où le suffrage de tous décide de la politiqué de la nation et désigne la
majorité, monocolore ou de coalition, qui recevra mandat de conduire cette
politique.
A ces
partis, le nombre, l’étendue, la complexité et la gravité souvent inouïe des
sujets à ce jour posés - et qui tous renvoient à un choix de société et de
modèle de civilisation - peuvent donner à penser que la question des
institutions ‘’viendra en son temps’’. Autant de partis dont on peut également
craindre qu’ils se concentrent par trop sur leurs divisions pour remonter plus
haut dans la genèse de la crise de la démocratie.
Pour ce qui est des calendriers en matière d’urgences à régler, on ne saurait mieux faire que de leur remettre en mémoire la priorité qui avait guidé le général de
Gaulle à son retour aux affaires en 1958.
Un
retour ayant eu pour toile de fond
l’addition de la guerre d’Algérie - et du risque immédiat de pronunciamiento
militaire et de guerre civile auquel celle-ci venait de donner le jour, d’une
crise des institutions à son dernier stade et d’une crise des finances
publiques encore plus aiguë. S’y ajoutant une entrée qui avait tout, à son
moment, pour être à hauts risques économiques dans le nouveau Marché
commun.
L’énoncé,
de la plume même du général de Gaulle, de ce qui, entre les dossiers qui
étaient ouverts devant lui, avait été son idée de l’ordre des échéances, paraît
bien valoir enseignement pour nous et pour aujourd’hui, en ce qu’il consigne
qu’ « (il avait) commencé par l’essentiel, c'est-à-dire par la Constitution ».
Une citation
qui vient ici, non pour grossir ou surfaire l’importance des constitutions, et pas
davantage dans une vision tendant à ‘’diviniser’’ les Lois fondamentales en
tant que telles.
Mais
dans la pensée qu’un Etat, qu’une nation, qu’un peuple qui ont subi un choc
percutant et terrible, tel que l’histoire peut leur en asséner une ou deux fois
par siècle, et qui ont dû en passer, et en général pour une durée conséquente,
par la somme d’événements dévastateurs qu’a produits cette collision, se retrouvent toujours ensuite face à la nécessité
d’une réécriture du contrat social.
La même
nécessité se faisant évidemment jour lorsqu’une crise profonde et durable – faite
de remises en cause activées de façon insidieusement progressive ou de plus en
plus accélérée - a achevé d’avoir raison du système de valeurs sur lequel
reposait ce contrat social.
L’obligation de ce travail de réécriture – du contrat social et,
partant, du pacte républicain – est à présent largement ressentie autour de
nous. Encore assez confusément, mais de
façon globalement convergente, les causes en sont attribuées à la propagation
du COVID 19 – ceci pour les effets d’impact sur la société de la pandémie -, et
à l’hégémonie mondialisée d’un néocapitalisme qui a fait loi de la
toute-puissance du marché – cela pour le démantèlement et le dépérissement du
contrat social édifié à la Libération.
Ce
constat admis, comment pourrait-on séparer la conscience d’une obligation à
refonder le contrat social et le pacte républicain, et l’évidence que la réforme
républicaine des institutions et de leur fonctionnement, et l’instauration d’un
régime démocratique agencé sur une exigence d’authenticité et de modernité, s’intègrent
absolument dans cette double refondation ?
Didier LEVY – 23 avril 2020