Récit
d’un témoin
qui avait 21 ans à l’époque.
Premier contact avec les événements de mai 1968 :
en sortant ce soir là de Sciences Po, et comme je traversais à vélo le
boulevard Saint-Germain bizarrement désert, une soudaine irritation des yeux et
l’apparition d’une gêne respiratoire, me firent penser aux effets du gaz
lacrymogène. Une manifestation avait donc dû avoir lieu, dispersée peu avant
par la police. Et une manifestation d’étudiants puisque celle-ci avait été
annoncée dans le climat universitaire déjà fiévreux des jours précédents.
Le soir même, je partais pour Le Havre où j’avais prévu d’aller
réviser dans la maison de famille mes examens de fin de seconde année,
programmés pour le mois de juin.
Sans doute avons-nous entendu à la radio, pendant le trajet en
voiture, les premières informations sur les affrontements qui venaient de
commencer dans les rues de Paris.
Ce dont je me souviens en revanche avec précision, c’est -
arrivé au Havre – d’avoir suivi une partie de la nuit les reportages des radios
reporteurs d’Europe 1 (qui allaient être
les témoins et les descripteurs attitrés des nuits de violence qui devaient
suivre) faisant vivre en direct les
batailles de rues qui se déroulaient au Quartier latin, en particulier autour
des barricades édifiées par les manifestants.
Et de les avoir suivis avec une espèce d’incrédulité : ou,
plus exactement, avec la stupéfaction de se trouver devant des combats de rue
dont on s’était imaginé qu’en France, ils appartenaient désormais à l’histoire
– les barricades renvoyant à ce qu’on aurait pu tenir pour leur dernière
apparition, la libération de Paris en août 1944.
En même temps, avec le soulagement de constater qu’à la
différence, entre autres, des charges policières au métro Charonne en 1962, on
ne comptait pas de morts en dépit de l’intensité des affrontements (ce qui se
confirmera, il me semble, jusqu’au terme des ‘’événements’’, en dehors - pour
ce qu’on a su alors - de la mort d’un commissaire de police à Lyon et de celle
d’un jeune manifestant à Flins).
Les jours et les semaines suivantes me laissent le
souvenir de les avoir vécus en quelque sorte dans deux univers parallèles.
Pour l’un,
ce que la télévision et les radios montraient ou apprenaient, au jour le jour,
de l’extension du soulèvement étudiant et du mouvement de grèves qui surgissait
parallèlement. Une double extension qui produisait un effet de surprise
absolument saisissant - de par son ampleur et de par la dimension de
contestation, sociétale d’un côté et sociale de l’autre, qui s’y faisait jour
et qui s’y exprimait.
Qui, à l’époque, avait ou aurait envisagé que les problèmes pendants
à l’Université et dans la jeunesse et les frustrations salariales et sociales
pouvaient produire, quasi simultanément, deux explosions concomitantes de cette
nature et de cette puissance ? Et de cette forme inédite dans ses grandes
lignes, dans l’activation des contestations et dans le vécu de celles-ci par
leurs acteurs respectifs.
Pour l’autre,
‘’replié’’ au Havre – municipalité communiste et bassin industriel au sein
duquel la CGT était probablement archi majoritaire (Renault-Sandouville,
raffineries, dockers du Port autonome …) –, j’avais sous les yeux, pour ce qui
était du cœur urbain de la ville, un paysage qui différait du tout au tout des
visions d’une France entrée en révolution que les médias encore en activité
diffusaient dans le pays, des images et des sons portés d’une ville à l’autre,
des villes vers les campagnes.
En vérité, y avait-il un autre, ou quelques autres endroits où une
apparence d’ordre et de tranquillité plus complète pouvaient se
rencontrer ? Des luttes, il y en avait évidemment dans tous les sites
industriels en grève, mais à leur proximité immédiate, dans une ville qui, au
reste, ne comptait pas d’université en ce temps-là, absolument rien ne
transparaissait des mobilisations ouvrières qui se déroulaient alentour et de l’agitation
extrême que connaissait le pays. Aucune trace d’effervescence contestataire et
a fortiori ‘’gauchiste’’.
L’approche de la naissance de mon fils décida de notre retour à
Paris. Encore fallût-il, la veille et l’avant-veille, les trains ne circulant
plus, faire provision suffisante d’essence pour un trajet en voiture. Un
reprise de contact avec le réel de ce mois de mai, tel qu’il était partagé par
à peu près tout le monde - hors la nomenklatura publique et les privilégiés des
cercles dirigeants privés. Le complément de carburant fut trouvé dans le
réservoir du bateau de mon beau-père, ancré au Havre (je suis certain de ma mémoire sur ce point).
De ce retour au jour de basculement que fut la
grande manifestation gaulliste de la Concorde à l’Etoile, s’ouvre une période qui m’a laissé
une étrange impression d’incohérence personnelle, ou de difficulté à trouver
cette cohérence.
D’une part, j’avais une sympathie spontanée
pour le corpus contestataire qui s’exprimait dans le gauchisme de type sociétal
- en particulier à travers les slogans que l’histoire a archivés et dont la
mémoire des témoins a gardé fortement l’empreinte.
Découvrir, dans l’exploration de mes lieux familiers que je fis
dès le lendemain de notre retour, les amphithéâtres de Sciences-Po sous les
nouveaux noms qui leur avaient été attribués – Rosa Luxemburg ayant pris la
place, pour l’amphithéâtres le plus emblématique, d’un économiste libéral
consacré de la fin XIX ème (et ardent défenseur du colonialisme) –, puis le
nouveau décor des environs de la Sorbonne, me causa plus d’amusement que cela
ne me parut représenter une avancée révolutionnaire durable.
Pour le reste, pour les idées qui nourrissaient le discours du
gauchisme groupusculaire, je ne voyais vraiment pas quelle particule de
solution le trotskysme des uns ou le maoïsme des autres étaient susceptibles de
contenir pour la France pas encore dite des ‘’Trente Glorieuses’’ …
En réalité, la contestation sociétale
et culturelle m’intéressait en ce que j’y discernais un mouvement
générationnel.
Celui qui nous avait déjà spontanément animés, sans que nous en eussions eu
très clairement conscience, nous les berceaux de l’après Libération, nous la
première génération d’ados d’une
France reconstruite et modernisée - celle qui, pour les classes moyennes au
moins, avait la première eu en mains suffisamment d’argent de poche pour
devenir décideuse d’achats.
Et donc pour susciter en retour une offre marchande spécifique,
et pour amener la publicité à nous dédier des modèles de consommation et de
représentations dont nous deviendrons les prescripteurs envers nous mêmes.
Modèles que le référentiel en place en Europe occidentale depuis l’après
Seconde Guerre Mondiale sourçait évidemment aux Etats-Unis.
Autant de constituants de la vague du yé-yé qui avait été notre première irruption en tant que génération
en rupture avec celles qui l’avait précédée : dans nos têtes, nous avions
balayé le rituel associant le gigot aux ‘’habits du dimanche’’, les visites
empesées aux vieilles tantes, les cheveux courts, les formes compassées des
politesses et des bonnes manières en vigueur depuis des lustres, et pour
commencer à peu près tout des goûts de nos parents en matière de chansons.
C’est nous qui allions pousser dehors Mick Micheyl et Gloria
Lasso, André Dassary et les Compagnons de la Chanson - encore que la télévision
gaulliste privilégiera jusqu’à la fin de l’ORTF des artistes pour nous d’un
autre âge, mais bien conformés aux normes de ses émissions familiales, de
bonnes mœurs et bien pensantes – sauf à leur inventer des continuateurs type
Mireille Mathieu.
Le rock, Elvis Presley et les guitares électriques avaient déjà
forcé les portes depuis quelques années, mais c’est nous - certes dirigés par
les maisons de disques mais nous sentant en même temps authentiquement ‘’dans
notre monde’’ à l’écoute de SLC - qui
nous chargerions de tourner une page musicale qui partirait au panier avec
toutes les précédentes (quand n’y figuraient pas, pour les mieux nantis en
accès à cette culture, le génie d’un Brassens ou des talents comme Guy Béart).
Etre fan de Claude François, ou (quelques degrés en dessous) se jeter
sur les 45 tours de Sheila, ne prédisposait évidemment pas à compter quelques
années plus tard dans les rangs de la LCR ou à appartenir au Mouvement du 22
mars. Fausse contradiction du simple fait que les différences de classes ne
s’effaçaient pas dans une population étudiante considérablement accrue depuis
le début des années soixante, et qu’elles se reflétaient donc dans le
recrutement militant du gauchisme étudiant (à quelques notables exceptions
près, il est vrai).
Mais c’est bien une coupure
phénoménale d’avec une société configurée et normée à la seconde moitié du XIX
ème siècle que notre génération portait en elle. Une vocation qui n’avait pas été
devinée ni perçue - quoiqu’elle s’accordât comme un calque avec le visage
nouveau de la France reconstruite et entrant dans une modernité complètement originale.
Une coupure radicale qui se manifesta sans doute pour la
première fois au grand jour avec le concert public de Johnny Halliday à
Vincennes dont les dimensions (et les à-côtés) foudroyèrent le vieux pays - des lecteurs du Figaro aux
députés UNR, et à l’ensemble des pères de famille et des ‘’gens comme il faut’’
au sein du tissu social et catégoriel le plus immuablement conservateur.
Et une coupure qui reste le legs incomparable de mai 1968 à
travers toutes les avancées sociétales qui s’y rattachent ou qui se sont
succédé depuis : dans la loi (contraception, IVG, majorité à 18 ans, PACS,
mariage homosexuel …), dans les mœurs (avec l’avancement continu de l’égalité
des droits pour les femmes) et dans les comportements et les conduites
majoritaires – collectives, familiales et individuelles.
De quoi se dire que cette génération qu’on avait d’abord invitée
à vénérer des « idoles des jeunes »,
faisait son chemin, en ce mois de mai 1968, en brisant par ses provocations
aussi réitérées qu’imaginatives, une salutaire quantité d’idoles et
assimilées : parti-pris, préjugés, fausses certitudes, prescriptions
patriarcales et cultuelles, interdits et tabous ... Marquant, ou espérant
marquer, le début de la fin pour des archaïsmes et des obscurantismes qui
avaient en commun de n’avoir pas cessé de contraindre et d’étouffer la liberté
d’être et de penser par soi-même. Rien qui diminuât les inégalités et les
injustices sociales, mais un tout qui pouvait contribuer à faire reculer
l’emprise des castes et des autorités qui tiraient respectivement profit et
pouvoir des unes et des autres.
D’autre part, mise de côté cette sympathie
spontanée pour le corpus contestataire, l’effervescence et l’agitation que
produisait le gauchisme politique m’ont au fond presque laissé de marbre. Non
par désintérêt – au moins le débat d’idées réveillait-il beaucoup d’assoupis -,
mais parce que les références et les postures de ce gauchisme là me semblaient
sans avenir et, plus encore, sans prise sur les vrais enjeux du moment. Pour
tout dire, et le dire un peu schématiquement, je n’imaginais pas que la France
sortirait des ‘’événements’’ avec, à sa tête, un triumvirat composé de
Cohn-Bendit, Sauvageon et Geismar.
Ce qui comptait, c’était que ces événements débouchent sur la
chute du régime, et que le mouvement de grèves déployé sur le pays aboutisse
non seulement à la satisfaction des revendications dont l’élan qui le soutenait
avait montré combien elles étaient profondes et puissantes, mais à une remise
en cause et à une réinvention du modèle social – quelque chose comme la
réécriture du contrat social opérée à la Libération dans le prolongement du
programme du CNR.
A cette aune, ne m’importait vraiment
que la construction d’une action concertée de la gauche la mettant en capacité
d’assurer la transition d’avec régime gaulliste et de succéder à celui-ci. Avec le recul, je reste convaincu
que cette carte était jouable : qu’elle l’était en considération de la
submersion de l’appareil de la Vème république par les vagues qu’avaient
produites les mouvements étudiants, et de cette autre submersion qui opérait
par la propagation de la contestation sociale.
Et qu’elle avait une chance de succès aussi grande qu’était
profonde la perte de légitimité de cet appareil d’Etat et de parti – une
disqualification dont la ‘’disparition’’ subite du général de Gaulle constitua,
à l’instant où elle fut rendue publique, l’ultime et le plus probant
révélateur. A cet instant, pratiquement plus rien ne répondait à rien, en tout
cas à une quelconque autorité, et le pays n’avait plus grand chemin à faire
pour s’en convaincre et pour basculer dans une résolution de changement.
La gauche voyait devant elle la liquéfaction du système
politique qui fédérait le gaullisme politique héritier du RPF et l’ensemble des
droites (mouvances ex-pétainistes et post OAS exceptées) … Mais il n’y avait
pas de
gauche pour se saisir de cette liquéfaction. Pas d’union de la gauche au-delà
des alliances électorales unitaires réapparues depuis l’élection présidentielle
de 1965 ; et pas d’intention avérée du côté des partenaires de la FGDS
d’entrer dans un projet – authentique et résolu - de gouvernement républicain
avec le parti communiste.
Son dirigeant, Waldeck Rochet, n’a ainsi pas été approché
sérieusement bien que, vu de l’extérieur, il avait semblé donner des signes
tangibles de disposition à un aggiornamento,
voire des preuves significatives allant en ce sens. Faut-il rappeler que peu de
mois plus tard, il désapprouva l’intervention soviétique mettant fin au
‘’Printemps de Prague’’ ?
Tout aussi déterminant fut le fait, qu’en dehors (à certains
égards) du PCF resté en cohérence avec lui-même, la gauche n’a eu ni pensée, ni capacité d’analyse devant des événements
inouïs qui la prenaient autant que la droite par surprise.
C’est l’ensemble de la gauche qui n’a
pas su appréhender les aspirations nouvelles qui se faisaient brusquement jour – faute d’abord qu’une disposition
réciproque à se parler existât entre les courants de la contestation politique
et les partis constitués (et de ce point de vue, le PC fit très certainement
montre d’un excès de prévention à l’égard d’une contestation confondue en son
entier avec un gauchisme irresponsable, dangereux et irrécupérable).
Mais si fut ainsi perdue une occasion historique d’en finir avec
le régime de la Vème république – son moment s’étant probablement situé dans la
dernière ou dans les deux dernières semaines, voire dans les jours, qui
précédèrent la ‘’fuite’’ (restée incertaine dans ses mobiles) du fondateur de
ce régime à Baden-Baden -, la faute en revient bien au total à ce qu’il n’y
eût, dans la confédération de la gauche non communiste, ni lucidité – face au
vide du pouvoir – ni sens des responsabilités – celles qui dictaient de tout
subordonner au rétablissement de la République et à la refondation d’un ordre
démocratique porteur de justice et de progrès social -, ni capacité
individuelle à mobiliser et à engager l’ensemble des forces à même d’amener au
pouvoir une gauche investie de la confiance populaire pour tirer tous les
enseignements, et toutes les conséquences, d’un épisode révolutionnaire qui
avait stupéfié et stupéfiait le pays.
Défiances mutuelles et compétitions de personnes et d’appareils,
enfermements dans des grilles de lecture
et des modes de fonctionnement obsolètes, vide abyssal de la réflexion
politique sur les événements en cours, et carence absolue de l’imagination
créatrice d’histoire, ont piégé ceux qui avaient à faire preuve de cette
lucidité, de ce sens des responsabilités et de cette capacité à entraîner
forces vives et citoyens.
Avec toutefois, sous un certain regard, une exception :
Pierre Mendès France. Mais en se rendant seul au rassemblement du stade
Charléty, isolé des gens qui pesaient à gauche et sous le coup d’un contentieux
politique avec le PC vieux de plus d’une décennie mais resté insurmontable, ce
dernier se trouvait (et se savait sûrement) le moins bien équipé pour tenter
une amorce de synthèse entre la jeunesse en révolte et les formations
politiques ‘’institutionnelles’’ de la gauche.
De sorte que l’ancien signataire des accords de Genève n’a
finalement pu faire rien d’autre que de mettre en pleine lumière l’étendue de
la carence que la gauche avait exposée. Démonstration apportée à une date où le
temps de la gauche était d’ailleurs déjà passé.
Telles sont
les réflexions que j’ai me suis formées pendant cette période qui a suivi notre
retour du Havre.
Que je me sois centré à ce point sur la dimension politique d’une période en
laquelle beaucoup voyait – une illusion récurrente … - une sorte de fin de la
politique (du moins telle qu’elle se concevait jusque là), tient, il me semble,
d’une disposition personnelle qui touche à ma représentation de l’évènement et
au type d’intellection et de raisonnement qui en découle – disposition que mes
deux années à Sciences Pô et ma formation spécifique d’historien n’avaient pu
que mieux enraciner.
J’entends par là que l’enjeu
politique, l’issue de la confrontation d’idées, la sortie de crise, la
conclusion ou l’épuisement d’événements ou de soubresauts fussent-ils des plus
violents, m’ont toujours été principalement appréhendables par la destination
que leur donnerait le schéma institutionnel où la dispute des projets et le
désordre des faits viendraient s’ordonner et tirer leur conclusion.
Ayant regagné Paris une (ou deux) semaine(s) avant l’épisode de
Baden-Baden, je me souviens d’avoir ainsi passé beaucoup de temps sur le texte
de la Constitution pour rafraîchir mes connaissance des dispositions que
celle-ci offrait à une transition républicaine commode et rapide. Et en premier
lieu, pour me projeter les modalités et le calendrier minimal qui combineraient
intérim du président du Sénat (je ne doutais pas, en ces jours là, que le
général de Gaulle finirait par démissionner), nomination d’un gouvernement
d’union de la gauche, possibilité de modifier le système électoral en faveur de
la représentation proportionnelle, amorce de révision constitutionnelle …
Etre enclin à ne voir dans le gauchisme politique qu’une
reconstitution historique, certes habillée d’une rhétorique remarquablement
restaurée par une talentueuse dramaturgie (un regard qui ne m’empêchait pas d’être
reconnaissant à ce gauchisme d’avoir enclenché la déstabilisation qui percutait
le régime gaulliste, ni de compter avec notre appartenance à la même
bibliothèque des idées), m’orientait d’autant plus sur le terrain des
considérations institutionnelles et des rapports de forces partisans.
Aussi bien n’ai-je pris part, au cours de ces semaines, à aucune
manifestation, ni à aucune AG ou autre type de réunion : soit leur
initiative et leur organisation appartenaient à telle composante de la mouvance
gauchiste (et leur thématique me paraissait dès lors passablement stérile,
sinon folklorique), soit je rageais qu’en restât désespérément absent le
moindre signe d’une amorce de mouvement fédérateur à gauche.
Si je ne m’étais pas trouvé alors au Havre, probablement
aurais-je participé à la manifestation du 13 mai (ma mémoire de cette date doit être exacte) – celle des « Dix
ans, ça suffit ! » - … pour déplorer, en en sortant, que les plus en
vue des meneurs gauchistes, et plus spécialement le plus doué d’entre eux,
n’aient rien trouvé de moins inapproprié que de se servir de ce mouvement
considérable de foule citoyenne pour étancher une soif de revanche envers ce
que représentait pour eux le parti communiste ; et pour diriger contre
celui-ci des déclarations agressives allant jusqu’à l’insulte (les ‘’crapules
staliniennes’’). Ou comment une mobilisation chargée d’une signification
démocratique indéniable, et porteuse, par son succès d’affluence, de
prolongements politiques à même de s’avérer décisifs, n’eut d’autre suite que
de creuser davantage, et probablement irrémédiablement, le lit de la méfiance,
de la rancune et de la désunion au milieu d’un combat qui aurait dû être
commun.
Pour suivre pratiquement d’heure en heure le fil d’une actualité
qui n’exposait d’autre cohérence qu’un délitement continu du régime et, presque
au même degré, de l’Etat et des forces économiques dominantes, et pour être
aussi le simple témoin du visage de la rue parisienne – et, pour ce qui m’en
reste de plus marquant, de cette circulation automobile qui se raréfiait de
jour en jour, en même temps que la résignation devant les citernes vides
tarissait les queux aux stations-services -, je ne me risquais pas à
privilégier un scénario pour le dénouement d’une séquence aussi imprévue que
sans antécédent comparable.
Je voyais bien cependant qu’aucune force à gauche – de la gauche
non communiste au parti communiste - n’avait été capable ‘d’’embrayer’’ sur un
mouvement de contestation dont les ressorts idéologiques, sociaux et
générationnels inédits semblaient ou bien superficiellement analysés, ou bien,
le plus souvent, demeurer opaques à ceux qui auraient dû les appréhender
suffisamment pour que l’engagement d’un dialogue politique entre nouveaux
acteurs et figures établies du débat public eût une chance d’avoir lieu.
Et je commençais à pressentir, avec
de plus en plus de désabusement, que les gauches étaient en train de rater un
rendez-vous avec l’histoire
dont elles n’avaient pas su se saisir pour prendre en mains un pouvoir qui
avait glissé de celles de l’appareil gaulliste. Il y avait eu une courte
‘’fenêtre météo’’ politique pendant laquelle ces gauches disposaient d’une légitimité de nécessité suffisante pour
revendiquer, au minimum, l’exercice d’un intérim.
Incapables de se réclamer d’un programme d’action unitaire à la
mesure des événements, et apte à faire naître, parmi les Français qui étaient
bien disposés envers ceux-ci, un espoir politique (espoir sans lequel, dans un contexte de ce type, aucune légitimité ne
saurait prétendre à être reconnue), et de surcroît demeurées étrangère à la
sensibilité générationnelle qui tenait depuis des semaines le devant de la
scène, les gauches avaient simplement fait leur deuil de leur retour aux
affaires. A peu près consciente, au reste, de ce que l’histoire « ne
repasse pas les plats ».
Si je n’étais pas loin de regarder les gauchismes alors
agissants selon la formule qui les avaient naguère réduits à un état de
‘’maladie infantile’’, je demeurais convaincu que ce qu’il pouvait rester
d’atouts à la gauche était assujetti à la réalisation de deux conditions dont, au minimum pour la
seconde, le gauchisme ‘’en général’’ était partie prenante : d’une part,
se réunir sur un projet gouvernemental commun qui soit crédible en termes de
réponse à l’urgence qu’un effondrement du régime et une paralysie de l’Etat
imposaient aux esprits ; et d’autre part, pouvoir attester que ce plan
d’action prenait la pleine mesure des attentes que la jeunesse et les
travailleurs en grève avaient fait exploser devant un pays qui en restait ébahi
– seconde condition qui impliquait notamment d’en passer par un dialogue et un
rapprochement suffisants avec la composante possiblement
raisonnable de la contestation plurielle des gauchistes.
Ce qu’il
advint ensuite, du retour de chez Massu du général de Gaulle et de la
manifestation de masse de « l’armée
de (ses) partisans » jusqu’aux élections législatives consécutives à la dissolution de l’assemblée,
m’a laissé le souvenir d’une sorte de constat que je renouvelais pratiquement
au quotidien : celui de vivre et d’accompagner un impardonnable gâchis.
Je distingue
trois séquences.
D’abord, la
journée passée à extrapoler les raisons, la durée et l’issue de la retraite du
général de Gaulle
auprès du commandant des forces françaises dans notre ex-zone d’occupation – je
précise que pour une raison qui m’échappe à présent, il ne s’écoula pour moi
qu’un temps assez limité entre l’annonce de ce que le 'Chef de l’Etat avait
‘’disparu’’ et l’information indiquant qu’on avait ‘’retrouvé’’ celui-ci.
Ce fut une journée d’avalanche, ou de débauche, de rumeurs, de
celles que l’histoire rend inséparable des périodes de complet désordre dans
les têtes (les temps forts de
l’Occupation, par exemple, ceux où tous les repères s’effondraient et ceux où
l’espoir de la libération était aussi puissant que devenait de plus en plus
insoutenable l’attente de sa venue).
Au fil des heures, l’avantage revint à l’imagination de
l’arrivée prochaine à Paris, pour rétablir l’ordre, d’une ou de colonnes de
chars, en train de se rassembler à Melun (je présume que d’autres témoins ont,
eux, entendu situer ailleurs autour de Paris cette supposée concentration de
blindés …).
Pour ma propre réaction, je me suis découvert, dans cette
moderne Journée des Dupes, une
disposition, ou une faculté, naturelle à neutraliser la rumeur politique et surtout si celle-ci comporte une prétention
prédictive, fût-ce à court terme. Au profit d’une expectative devant l’inconnu
et l’incertain faite principalement de fatalisme contraint.
Ce serait (si ce travail n’existe déjà) un beau sujet de thèse
que de recenser et d’analyser les réactions des Français devant une situation
comme celle de ce jour-là, faite de vide soudain du pouvoir et de mystère quant
à son dénouement – une situation totalement impensable, au surplus, avec un
personnage tel que de Gaulle dans le premier rôle.
Ensuite la
journée que j’ai appelée celle du ‘’basculement’’. J’étais convié, dans l’après-midi, à
une réunion de réflexion sur l’état de l’université présidée par Alain
Touraine. Réunion d’un petit groupe de gens issus principalement des ‘’clubs’’
– ceux qui avaient vu le jour, à gauche, depuis le début des années soixante
sur des projets de refondation et une ambition de modernisation programmatique.
Je m’y rendais, disons, par courtoisie vis-à-vis de
« Socialisme et Démocratie » - le club animé par Alain Savary et
Robert Verdier auquel je participais depuis trois ans – qui m’avait missionné à
cette rencontre.
Mais bien pénétré de ce que comportait, dans le moment, de
surréaliste une rencontre de ce type, déconnectée des mouvements contestataires
et comme indifférente à l’incapacité des gauches à prendre prise sur le réel.
En m’y rendant, je traversais à vélo la place de la Concorde (seconde occurrence en laquelle la
bicyclette fut, en ce printemps 1968, le vecteur de mon constat d’une nouvelle
donne). Pour me trouver confronté avec le rassemblement des manifestants,
juste descendus de leurs cars, qui attendaient de marcher sur l’Arc-de-Triomphe
(lequel, pour la revanche gaulliste, porterait bien son nom quelques heures
plus tard).
Ce fut un choc dont l’impression
ne s’est pas effacée depuis
: rien à voir, d’emblée, dans ces cohortes qui se formaient dans le
prolongement bien organisé du discours radiodiffusé de de Gaulle, avec les
manifestations que j’avais pu voir auparavant. Les visages aperçus, leurs
expressions, les conversations entendues au passage, les drapeaux tricolores
non encore déployés autour desquels les groupes se réunissaient (un tricolore
qui me figura, et qui me figurera durablement, celui des Versaillais entrant
dans le Paris de la Commune, en lieu et place de toutes les illustrations
libératrices qui avaient pu y être attachées), les meneurs qui les tenaient en
mains comme des armes d’assaut, et, par-dessus tout, la charge de haine qui
ressortait et qui en même temps pesait sur cette foule encore immobile :
c’était bien – immémorial - le parti de
l’Ordre en son entier qui concentrait à cet instant ses forces.
Il y avait sûrement là des gaullistes historiques mélangés à
d’authentiques fascistes, tout l’éventail de la réaction fédérant le parti de
la peur et de la rage, le contrecoup des paniques des gens de biens associé aux croisés de toujours de l’ordre moral - et
une bonne proportion de crétins indurés qui n’avaient simplement rien compris
dans ce torrent de prises de parole et de revendications qui pendant des
semaines avaient submergé les digues de la conservation sociale et de la normalité. Rien entrevu d’autre qu’un
désordre qui n’en finissait pas, et qui étaient venus se porter volontaires
pour le faire cesser.
Me revenait une scène vécue peu de jours avant, qui aurait dû
valoir avertissement de ce que je découvrais sur la place de la Concorde :
invité à dîner au restaurant quasi désert du ‘’Racing’’ (dîner à coup sûr étrange dans son contexte), m’étaient
venues les conversations, à la table d’à côté, de deux couples de convives qui
cernaient admirablement le type de population fréquentant ce lieu. Elles
exprimaient une peur de la révolution qui dépassait largement les bornes du
ridicule, modèle bourgeois courant ; mais il aurait fallu y saisir la
somme d’énergie disponible pour la sauvegarde des privilèges et toute
l’impatience de la revanche qui mettrait tout le monde au pas, et chacun à sa
place (dont les juifs allemands en
Allemagne), qui se concentraient chez ces gens-là. Peut-être les conversations entre émigrés de Coblentz ou de Londres
avaient-elles eu des accents tout à fait comparables ?
Et également une mise en garde entendue encore quelques jours
auparavant de la part d’un ami de mes beaux-parents, professeur de médecine à
Rennes et membre du Club Jean Moulin. A notre satisfaction, ou jubilation,
devant la déstabilisation et la remise en cause qui frappaient de plein fouet
le régime gaulliste, il opposa les réactions très critiques que suscitaient en
province, classes moyennes incluses, les images parisiennes de violences de
rue, de voitures brûlées, et l’énonciation incessante de slogans
insurrectionnels. Sans compter les impacts des grèves – trains, carburants,
courrier, banques …. Autant de réactions qui amenaient une forte attente de
retour à l’ordre, et qui se traduiraient dans les urnes le moment venu.
Je me rendis à ma réunion. Mais sans exagération, ce fut dans
une espèce d’état second que j’y assistais : un mélange de l’ébahissement
produit par ma rencontre non attendue avec la revanche gaulliste qui se mettait
si puissamment en mouvement, et des premiers symptômes de quelque chose de bien
plus intimement agressif qui se développerait au cours des heures suivantes -
et que j’appellerai un ‘’dégoût
traumatique’’ de la droite que j’avais vue déployée à ce point en
surnombre.
A mon retour de cette réunion, les cars mobilisés par
l’organisation gaulliste semblaient être presque tous repartis, reconduisant
dans ses foyers leur cargaison militante ; et une bonne part, sans doute,
vers cette France profonde où il est
entendu que « la terre, elle, ne ment pas ».
La soirée et la nuit suivantes le susdit ‘’dégoût traumatique’’
s’exprima à travers un mal de tête d’une telle violence que n’aurais-je eu que
lui pour rendre indélébile mon souvenir de la ‘’grande’’ manifestation
gaulliste, il y aurait très amplement suffi.
La dernière
séquence fut celle qui s’étendit jusqu’aux élections législatives. On revenait à du classique :
une campagne électorale. Dans laquelle je m’investirai comme je n’irai le faire
pour aucun autre scrutin ultérieur.
Après le discours du retour de Baden-Baden de de Gaulle, et
après la scénarisation médiatique qui avait élevé le succès de la manifestation
gaulliste des Champs-Elysées au niveau d’un plébiscite patriotique soldant la
période des contestations, tout indiquait que les élections seraient favorables
au parti gaulliste. Cela ne découragea à aucun moment mon investissement dans
la campagne ; je persistais à croire à une possibilité de victoire
numérique des gauches, pour désunies qu’elles fussent, et ce mi par un reste de
confiance - par ce qui dans mon tempérament incline à ne rien tenir par avance
pour perdu -, mi par incrédulité devant un scénario inconcevable – qu’était-il
de plus invraisemblable et de plus déraisonnable que la victoire dans les urnes
d’un régime qui avait subi pendant des semaines autant de preuves de sa
disqualification générationnelle et sociale ?
Je fis campagne à Paris pour soutenir
la candidature d’Alain Savary qui se présentait dans le 15 ème arrondissement en position de candidat investi par
la gauche non communiste.
Outre mon accord avec son positionnement politique dans cette
circonscription, outre la connaissance personnelle que j’avais de lui de par ma
participation à son club « Socialisme et Démocratie », je portais une
grande estime à Alain Savary. Sa probité morale et sa lucidité intellectuelle,
son courage et sa carrière toute entière sous le signe de la vertu républicaine fondaient cette estime.
Combattant dans les Forces Navales Françaises Libres - il prit
notamment possession de Saint-Pierre et Miquelon au nom de la France Libre
(avant d’en devenir le député en 1951) - et Compagnon de la Libération, il
avait marqué plus spécialement en deux occasions l’histoire de la IVème
république : la première, en démissionnant avec éclat de son poste de
ministre des affaires tunisiennes et marocaines du ministère Guy Mollet pour ne
pas avaliser l’arraisonnement, au large de l’Algérie, de l’avion du roi du
Maroc transportant les cinq dirigeants historiques du FNL – un acte de
piraterie aérienne décidé et réalisé par l’Armée et couvert à distance par le
ministre résident, Lacoste, et de surcroît un coup d’arrêt fatal infligé alors
aux derniers espoirs ou essais, de négociation avec les nationalistes
algériens. La seconde, en tant que rapporteur du traité de Rome, l’une des
circonstances où il se trouva en complet désaccord avec Pierre Mendès France.
Par la suite, il appartint à la minorité du groupe socialiste
qui refusa de voter les pleins pouvoirs exigés par le général de Gaulle à son
retour au pouvoir en 1958, et fut, aux côtés notamment d’Edouard Depreux, l’un
des fondateurs du Parti Socialiste Autonome issu de la gauche de la SFIO. Ce
PSA se caractérisa, dans le temps de son existence, par une dénonciation
irréductible du pronunciamiento militaire qui avait contribué à l’établissement
du régime de la Vème république, et par une opposition, non moins irréductible,
au système politique que ce régime instituait.
Après le cheminement dans l’inattendu le plus extrême, dans le
déroutant et l’inédit, ou dans la réactivation imaginative ou sectaire de
positions politiques et philosophiques majoritairement tombées dans l’oubli,
après l’invention incessante d’idées et de provocations en tous genres, après
tout ce qui avait formé, de discours en manifs, de proclamations
révolutionnaires en occupations confiscatoires, le quotidien des événements de
mai 1968, la séquence des élections
législatives fut un retour presque immédiatement accompli en terrain connu.
Tractages répétés, distributions méthodiques de nos professions
de foi électorales aux différents étages des immeubles de la circonscription (ce temps là ne connaissait pas les
digicodes), discussions à leur domicile avec amis et connaissances du
quartier, réunions publiques dans les préaux d’école (un classique de la vie politique républicaine qui se pratiquait
encore), heures nocturnes d’affichages de rue en rue et sur les piliers du
métro aérien …
Expéditions d’affichage qui méritent une anecdote. Le temps
troublé où nous étions augmentait sensiblement le risque inhérent à ce type de
propagande électorale. Aussi mon beau-père fit appel à un ancien des maquis de
l’Aveyron – puis, je crois, d’un groupe franc de saboteurs – qu’il avait eu à
l’époque sous ses ordres, pour servir de garde du corps au très jeune futur
père que j’étais.
Je n’ai pas trop bien su le détail de la protection qui m’était assignée,
mais si l’expression ‘’suivre quelqu’un
comme son ombre’’ a jamais eu totalement son sens et sa vérité, ce fut en
la personne de cet ‘’ange gardien’’ (dans le civil, il était
chauffeur-assistant technicien à l’ORTF). Qui outre de ne s’être pas un moment
départi d’un mutisme absolu, réussit, soir après soir, ce tour de force de me
paraître toujours rigoureusement immobile sans cesser un instant de suivre
derrière moi la parallèle de tous mes déplacements de colleur d’affiche !
Sa mission accomplie, sans anicroche, il en rendit compte en ces
termes: « Tout s’est bien passé. Mais,
de toute façon, j’avais pris le calibre » … Dommage que je ne puisse
restituer l’accent qui rehaussait cette singulière assurance délivrée a
posteriori.
Nos distributions ne rencontraient pas un accueil hostile – rien
que neutre le plus souvent. Les réunions publiques attiraient un public en
nombre plus important que je ne l’aurais pensé, voire une forte et
participative affluence en fonction des personnalités qui avaient été invitées
à marquer leur soutien à notre candidat.
Je me souviens des présences, au fil des soirs, de l’actrice
Françoise Brion, puis de producteurs et journalistes de l’ORTF légitimés par
leur implication dans la grève de la radiotélévision publique (François-Régis Bastide et,
il me semble, F. de Closets) – les réunions avec eux faisaient mieux que
remplir la salle, et donnaient lieu à des débats où se retrouvait quelque chose
de la spontanéité originelle des prises de parole du mois précédent.
Si l’équipe de campagne à laquelle je participais avait conçu un
excès d’optimisme de ces contacts avec les électeurs du 15 ème arrondissement,
les discussions à domicile que pour certains d’entre nous, nous menions (je m’y
donnais beaucoup) l’auraient certainement ramenée à une plus juste appréciation
de la réalité.
Les échanges s’arrêtaient peu aux propositions de notre
candidat : ils tournaient presque entièrement autour de l’événementiel du
mois de mai, et montraient que la durée et l’extension des troubles en tous genres
avaient, au minimum, lassé une sympathie initiale et, chez beaucoup, fini par
inquiéter dès lors que les contestations ne faisaient pas apparaître un
dénouement constructif.
Et tout aussi nettement s’exprimait un défaut de confiance
envers la gauche que nous représentions : une position soutenue par le
sentiment que cette gauche, et la gauche dans son ensemble, avaient été
‘’absentes’’, qu’elles n’avaient ni compris ce qui se produisait ni su y réagir
(le rejet des accords-constats de Grenelle par la ‘’base CGT’’ se trouvant cité
à cet égard). Le sentiment, plus ou
moins précisément formulé, qu’on nous opposait était que la gauche n’avait pas
prouvé sa capacité à se saisir des rênes, qu’elle avait failli vis-à-vis du
rôle qui lui incombait : se placer à la hauteur de la crise que
connaissait le pays, assumer la confrontation avec des circonstances
exceptionnelles, et profiler ce sur quoi celles-ci déboucheraient.
Chez nos interlocuteurs dont la sensibilité était pourtant de
gauche, la conférence de presse ratée de François Mitterrand ne réunissait que
des critiques : décalée par rapport au temps historique qui venait de se
dérouler, elle apparaissait (même si c’était avec une part d’injustice) comme
une réponse classiquement politique, sinon politicienne, à une situation du
pays qui exigeait qu’on se départît des ambitions personnelles – ou qu’on ne
prêtât pas le flanc au soupçon d’en avoir et de se laisser diriger par elles.
Et bien plus encore qu’on aille chercher les conduites et les actes dont on se
réclamerait devant les Français en dehors des vieux référentiels et des modes
de fonctionnement, étatiques ou partisans , en vigueur dans à l’ordre qui
s’effritait aux yeux de tous : en posant le constat d’une faillite, en
traçant un cap, et en prenant date pour un changement cohérent, planifié et
démocratiquement ordonné.
Une situation dans laquelle - pour traduire en termes
historiques l’expression que nous recevions des attentes déçues – le discours
en appelant à la légitimité de la gauche à gouverner aurait du s’élever, dans
le registre de la conviction et de la symbolique à venir, au niveau des grandes
interpellations adressées à la Nation, ou formulées devant elle, et consignées
par l’histoire : quelque part entre la réplique de Mirabeau au Jeu de Paume
et l’Appel du 18 juin.
La campagne des législatives ne
s’acheva pas sur la défaite annoncée, mais sur un désastre qui laissait
peut-être stupéfait jusqu’à ses bénéficiaires. Le groupe UDR détiendrait à lui seul – situation sans précédent - la
majorité absolue à l’Assemblée nationale.
De Gaulle restait de Gaulle – un grand personnage qui était déjà
à sa place dans l’histoire. Mais à qui recommandait à son camp (ce devait être
Georges Pompidou encore Premier ministre pour quelques jours ou quelques heures)
de ‘’surmonter sa victoire’’, il répliqua qu’une victoire était faite pour être
exploitée.
Néanmoins, on perçu assez vite qu’il s’accommodait peu d’une
majorité aussi massivement positionnée à droite – non parce que la droite
autoritaire y figurait en position de force, mais parce que le conservatisme en
constituait le dénominateur commun et dominait sous toutes ses formes.
Sous cet angle, on peut se demander s’il ne s’est pas employé,
sur tous les sujets où il lui tenait à cœur de faire jouer le dynamisme du
mouvement contre le parti-pris de l’ordre, à se défaire de l’emprise de ce
conservatisme par un regain d’initiatives solitaires ou personnellement
assumées : une politique étrangère plus gaulliste que jamais sous la
responsabilité directe de Michel Debré, la réforme moderniste de l’Université
conduite par Edgar Faure, l’adoption de la loi de décembre 1968 instaurant la
protection de l’exercice du droit syndical dans les entreprises (avec la
création des sections syndicales et l’institution des délégués syndicaux) – une
réforme au demeurant soutenue par l’aile la plus ‘’avancée’’ du patronat et ses
experts -, la majoration des droits de succession (si ma mémoire est bonne), et, pour son échec final, la réforme des
régions et du Sénat – certes entachée, s’agissant du Sénat, d’une composante
corporatiste, mais significative d’un dessein d’affaiblir l’emprise de notables
jugés comme la première entrave, voire comme le premier parti d’obstruction, à
la volonté de modernisation consubstantielle à la philosophie politique du
fondateur du gaullisme.
Le soir du
résultat, l’équipe de campagne se réunit autour d’Alain Savary, sèchement battu
dans le 15 ème arrondissement.
La candidate UDR, Nicole de Hauteclocque, conservait la
circonscription où elle était élue depuis 1962 : petite cousine du général
Leclerc, membre du réseau du colonel Rémy, et de longue date pilier du groupe
gaulliste au Conseil municipal de Paris, elle possédait un nom et une position
qui avaient tout pour rassurer un électorat soucieux avant tout d’ordre, de
saines idées et de défense des ‘’vraies valeurs’’ (sans préjudice des bonnes
mœurs, mais cet électorat devait ignorer – le bruit courut à vrai dire très peu
- qu’on la disait du dernier bien avec le plus qu’infâme préfet Papon).
Le dynamisme et la conviction que chacun avait mis dans la
campagne se sentaient encore pendant cette soirée qui, en elle-même, avait tout
pour être lugubre. L’ambiance fut évidemment triste, mais un courant de
sympathie et de complicité, qui repoussait un peu cette tristesse, circula
entre nous pendant ces heures là.
Au pire moment de l’accumulation des résultats donnés par la
télévision – les revers les plus improbables succédaient à gauche aux défaites
les plus imméritées – je me tournai vers Alain Savary qui avaient les traits
tirés par la fatigue et qui, pourtant d’une figure imperturbable, sinon
indéchiffrable, d’ordinaire, laissait un peu apercevoir qu’il était marqué par
l’échec ; mi à la recherche d’un semblant de soulagement dans l’humour
(teinté de noir), mi faute de trouver un meilleur exutoire à ma colère devant
un succès si démesuré de la droite, je lui demandai s’il ne nous restait plus
qu’à prendre le maquis ou le chemin de l’exil. Il eut la gentillesse de sourire
mollement.
Mais
j’aurais dû conclure ce mémoire personnel des événements de mai 1968 en
m’arrêtant sur un moment bien antérieur de cette même soirée. Pour l’allégorie que le hasard, l’inattendu d’une
rencontre, y avaient obscurément introduit.
Comme j’arrivais dans le hall de l’immeuble où était situé
l’appartement d’Alain Savary, je me retrouvai à faire groupe devant l’ascenseur
avec Pierre Bérégovoy (que j’avais dû apercevoir et identifier auparavant dans
un meeting, et qui possédait déjà une notoriété dans la gauche que je fréquentais)
et deux personnes qui l’accompagnaient. Je leur cédai la place dans
l’ascenseur. Comme je gravissais l’escalier, celui-ci me dépassa, et je le
regardai monter dans les étages au-dessus de nous.
Je ne m’imaginais pas à cet instant qu’en la personne de Pierre
Bérégovoy, je voyais s’élever l’espoir, tellement hors de saison ce soir là,
qu’un jour la gauche arriverait aux affaires, à peu près unie et enfin
victorieuse. Et qu’elle y arriverait pour un bail conséquent et plusieurs fois
renouvelé. Avec des interruptions et, certes, bien des déconvenues au fil des
ans.
Resterait que l’histoire qui
viendrait ainsi s’écrire, avec la gauche pour acteur, ne pourrait pas être
résumée, sauf injustice, aux inachèvements dont elle garderait la mémoire.
Didier
LEVY – 1er février 2018