NOUS
SOMMES TOUS « DES VOYOUS » ...
DES VOYOUS ? …
ÉTRANGE
INCRIMINATION VENANT DE CEUX
QUI ŒUVRENT À RENDRE INÉLUCTABLE
UNE CONFLAGRATION SOCIALE
DOUBLÉE D’UNE IMPLOSION SOCIÉTALE…
M. GATTAZ, dans l’entretien qu’il avait donné au Monde, a
donc dit de la CGT, ou au moins de l’un ou de quelques uns de ses syndicats : « (ils)
se comportent un peu comme des voyous, comme des terroristes ».
Certes « comme des voyous » ou « comme des
terroristes », cela ne revient pas tout au fait au même, dans l’absolu,
que de dire ‘’ce sont des voyous, ce sont des terroristes’’. On pourra plaider de
surcroît qu’il y a ce ‘’un peu’’ qui atténuerait significativement le
propos accusateur auquel il se rapporte.
Mais c’est bien une ‘’objection rejetée’’ qu’il y a lieu d’opposer aux
deux moyens de cette défense sémantique. D’une part, parce qu’en l’espèce le ‘’comme’’,
loin d’être une atténuation prudemment réfléchie, est tout bonnement commandé
par la construction de ce passage des déclarations du président du Medef (il
est aisé de se reporter au verbatim). Ensuite, pour la simple raison que
le ‘’un peu’’ n’a pas de sens : valant à la fois (cf. là aussi la
construction de la phrase) pour l’imputation ‘’voyous’’ et pour celle de
‘’terroristes’’, il s’invalide en vertu du bon sens - à supposer qu’on puisse être
un peu des voyous, on ne saurait assurément pas être un peu
terroriste …
Considérons toutefois, charitablement, que faute avouée est à
moitié pardonnée, et prenons acte de ce que M. GATTAZ a retiré le terme
‘’terroriste’’ - reconnaissant « (qu’) auprès des familles, des
victimes (des attentats de Paris), (c’était) un mot totalement
inapproprié ».
… « tout le reste est valable »
…
Demeure cependant l’accusation contenue dans le terme de ‘’voyou’’.
Sur lequel M. GATTAZ ne fait aucunement amende honorable. Tout au contraire, il
persiste et signe : « Dans mon interview, hormis le mot
terroriste, tout le reste est valable ».
Réduite à ce seul ‘’voyou’’, sa mise en cause de la CGT pèse certes assez peu en regard de la dénonciation
dont Franz-Olivier GIESBERT cible celle-ci en l’élevant, au même moment, au
rang d’ennemi public n°1 à l’égal de Daesh. Dénonciation qu’il faut citer pour ce
qu’elle révèle du caractère délirant que peuvent avoir les raisonnements des
zélateurs du marché - (à lui seul, le péril dans lequel la CGT mettrait l’intégrité de la France ne
laisse-t-il pas confondu ?) :
« Même si la
comparaison peut paraître scabreuse, est-il si illégitime d'oser la formuler ?
La France est soumise aujourd'hui à deux menaces qui, pour être différentes,
n'en mettent pas moins en péril son intégrité : Daech et la CGT. Il va sans dire que ces
deux organisations minoritaires ne sont pas de même nature (…). Mais, sur le
plan tactique, elles peuvent avoir recours aux mêmes armes. L'intimidation,
notamment »
Comparaison, ou assimilation, qui relève de l’aberration. Une
aberration qui, de par son énormité même, laisse présumer qu’elle est imputable
à une abolition passagère du discernement. Voire à un trouble du jugement qui ferait
tenir pour nulle et non avenue une confusion aussi insensée.
Le propos de M. GATTAZ mérite en revanche qu’on s’y arrête. En se
limitant toutefois à quelques interpellations interrogatives - réplique qui
semble bien suffisante car, après tout, que le principal dirigeant du patronat
s’en prenne à la CGT est en soi dans l’ordre normal des choses. En régime capitaliste,
la peur de classe, et la violence qui en découle, n’ont-elles pas de tout temps
procédé du ‘’haut’’ vers le ‘’bas’’, des nantis et des hyper nantis envers les ‘’classes
dangereuses’’ ?
… alors, la CGT, des voyous ?
Ainsi, à vous entendre M. GATTAZ, dirigeants et militants de la CGT se conduisent comme des voyous. Ce qui,
énoncé sans ce ‘’comme’’ - relu comme on l’a fait -, laisse bien
entendre qu’à votre sens, ce sont des voyous.
Questionnons avec vous, plus avant, cette assertion et ses
implications :
- que sont
alors, à vos yeux, ces patrons du CAC 40 qui se font attribuer des
rémunérations exorbitantes dont l’appréciation la plus indulgente se contente
de les qualifier d’obscènes ?
- que sont ces
grands personnages et ces grandes familles, au nombre des plus fortunés de
France, qui, aidés de leurs conseils, recourent à toutes les ressources de l’ingénierie
de l’évasion fiscale que les banques et les officines spécialisées mettent à
leur disposition ? Et dont on ne peut même pas imaginer qu’ils éprouvent
une once de scrupule en se dispensant d’acquitter les contributions publiques
dont ils sont redevables.
- que sont
encore ces banquiers, arrivés au faîte des plus prestigieuses carrières dans la
finance, qui font concevoir et mettre en place à travers les paradis fiscaux,
et avec les concours locaux les plus véreux, les réseaux de fraude, de
dissimulation et de blanchiment qu’ils vont ensuite commercialiser auprès des
délinquants fiscaux de la planète - quand ce n’est pas auprès des intermédiaires
de la criminalité organisée ?
- que sont
également ces dirigeants d’entreprises, commis de leurs actionnaires, qui
initient un plan social (laissons la ‘’sauvegarde de l’emploi’’,
tellement plus new look, au magasin des artifices de la communication),
ou qui annoncent une délocalisation programmée, pour un gain immédiat en termes
de valorisation boursière ?
- de quel mot
vous servez-vous - on est là sur le seul terrain de la morale et des
convenances humaines - pour désigner vos compagnons de route sur les hauteurs
les plus élevées de la prospérité matérielle, accumulateurs ou héritiers des
privilèges de la fortune, qui n’ont ni honte ni gêne à se déplacer en Porsche
ou en Ferrari flambant neuve (j’en croise personnellement, de tous âges, 5
ou 6 par semaine, ce qui n’est pas négligeable) ...
… tandis que
des millions de leurs concitoyens, chômeurs ou précaires de toutes sortes, se
voient confrontés à l’épuisement précoce de leurs budgets mensuels et aux formes
ordinaires de l’exclusion. Quand ce n’est pas à l’angoisse d’être compris dans
les dizaines et dizaines de milliers de décisions annuelles d’expulsion pour
impayés, ou de se retrouver parmi ces dizaines et dizaines de milliers de
parias qui en sont réduits, en fin de compte, à habiter la rue ou à vivre dans une
voiture.
- et, dans un
autre registre, comment appelleriez-vous ces gens qui au sommet du pouvoir,
peuvent avoir imaginé, décidé, orchestré et exécuté une spoliation de l’Etat de
plusieurs centaines de millions d‘euros, sous le stratagème d’un arbitrage
truqué et au profit d’un ‘’copain et coquin’’ ? …
… oui,
comment les appellerez-vous, sans préjudice du terme de félon éthiquement approprié
à l’acte dont ils sont soupçonnés, une fois que la justice sera passée et aura
donné à cet acte sa qualification pénale de forfaiture ?
- enfin, puisqu’il
faut bien clore une liste d’exemples qui offrirait encore longtemps de la
matière à nos interpellations (et pour tomber au niveau de l’anecdotique car
la nomenclature de la rapacité, de la fourberie et du déshonneur qu’on passe en
revue avec vous va du général au particulier), où classez-vous - par
rapport à ceux qui vous paraissent, à l’instar de la CGT, mériter d’être rangés au nombre des
voyous - le trésorier d’une candidature présidentielle de 2007 (personnage fort
distingué au demeurant, mais on jauge ici à l’aune des impératifs civiques et
de la vertu républicaine) qui n’a pas jugé indécent d’aller rencontrer à Genève
des exilés fiscaux français pour solliciter leur généreuse obole en faveur de
son champion ? Pour se retrouver, quelque temps plus tard, en charge du
ministère du budget avec la pénible obligation de se montrer ingrat envers
d’appréciés donateurs ?
Laissons-là M. GATTAZ : il serait inéquitable de ne s’en
prendre qu’au président du MEDEF*. Bien d’autres patrons et des brigades
bien entraînées d’économistes labellisés ‘’pensée unique’’, de chroniqueurs
multi cartes, de sociétaires perpétuels des plateaux de télévision et autres
experts, y inclus les auto- proclamés, se signalent par un zèle égal dans la
propagande de la foi mise au service de la religion du marché et dans la
stigmatisation des mécréants à cette religion. Et promeuvent avec une égale ardeur
la sainte cause de l’enrichissement sans bornes des plus riches et de la
précarisation continue des plus pauvres. Et tous font tout autant de la CGT leur « Delenda Carthago ».
Comme il n’aurait pas été très équitable de ne s‘en prendre qu’à
l’éditorialiste du Point qui, pour être l’un des plus renommés de la
profession, n‘en demeure pas moins qu’une plume parmi celles de ses pairs.
Et qui est assurément bien loin d’être la seule à écrire sans
relâche la partition de l’hymne à la compétitivité, i.e. à ce qui
tient lieu d’alpha et d’oméga pour le projet sociétal néolibéral.
Rien de vraiment neuf dans le fait que l’adhésion à l’entreprise de
restauration du capitalisme pur et dur d’avant le New Deal, ou pour l’Europe
occidentale d’avant les réformes économiques et sociales de l’après Seconde
Guerre mondiale, se lit de titres en titres - dans tous ceux que cette
entreprise a mobilisé pour sa cause, ou a gagné ou acheté à celle-ci ces
dernières décennies.
… un accent nouveau, celui de la rage.
Ce qui est nouveau tient à la rage qui sourd entre les lignes.
Rage devant le constat qu’on n’est pas parvenu à convaincre ses
compatriotes des avantages inouïs que procure la dégénérescence d’une
civilisation réduite aux contours d’une lutte de chacun contre tous pour
amasser, par tous les moyens et dans le plus court délai, le plus d’argent
possible.
Et rage provoquée plus encore - réaction cette fois commune à
l’ensemble des possédants - par la résistance inattendue que rencontre ce ‘’Bond
en avant’’, engagé par les lois Macron et amplifié par la ‘’loi travail’’, qui a
été programmé pour rendre irréversible notre alignement sur les canons de la
doxa libérale - probablement la dernière étape préparant notre passage à une normalisation
intégrale et intégriste après les présidentielles de 2017.
Le rejet social et l’obstacle de la rue réveillent un appétit,
sinon une fringale, de revanche qui habite les riches depuis le premier
ébranlement de leur puissance et de leur arrogance en 1936 ; une hargne, qu’on voit à l’occasion se
convertir en soif de vengeance, qui s’est depuis réactivée chez eux à chaque
avantage, à chaque droit, à chaque protection qui leur ont été arrachés au
bénéfice des basses castes. Et par-dessus-tout, spécialement là où l’autocratie
patronale s’auto légitime de l’appartenance à une essence supérieure et/ou d’un
mérite hors du commun, à chaque atteinte portée au pouvoir discrétionnaire de
la noblesse d’argent au profit des corps et organes représentatifs de ces
castes subalternes.
Et c’est bien de la prégnance de cet appétit de revanche dont provient
la frustration éprouvée par les hautes castes devant les concessions faites au
mouvement social. Quoique les dispositions les plus déterminantes de la loi
travail ne soient aucunement remises en cause, c’est bien l’incomplétude et le
retardement du commencement d’expiation qu’on s’attendait à pouvoir infliger au
monde du travail, pour toutes les concessions qu’on avait dû lui faire et pour
toutes les peurs qu’il vous avait occasionnées, qui provoquent un surcroît de
rancune et de détestation à l’encontre de ces serfs qu’on n’aurait jamais dû
affranchir et qui auraient dû passer directement des mains féodales à celles
des chefs d’industrie.
De ce grossissement et de cette intensification des sentiments de rancune
et de détestation qui animent les possédants - et plus activement ceux qui
contrôlent les médias - résulte sans doute que l’immense majorité des éditoriaux
qui nous tombent en ce moment sous les yeux - et des mains - suggèrent une
certaine parenté avec la presse de Vichy, avec les journaux de la
Collaboration. Ou imposent à l’esprit ce rapprochement funeste. Parenté dans la
violence du ton et parenté dans le type d’argumentaire. Parenté par la fureur
et l’exécration qui s’y expriment.
Et qui visent au premier chef la CGT. Une CGT coupable de s’opposer à la loi travail. Coupable
de refuser que via la primauté donnée aux accords d’entreprise, le dumping
social qui, conjugué aux dumpings fiscal et environnemental, régit tout le
champ de la mondialisation, s’impose également dans l’Hexagone comme le critère
de départage entre opérateurs des marchés et donc comme le moteur de la
concurrence.
Coupable, au fond, de défendre les salariés qui à travers ces
accords, sont encore davantage voués à devenir la variable d’ajustement des
entreprises, et à se retrouver en tête de gondole dans la compétition du ‘’low
cost’’.
Coupable en somme de faire du syndicalisme - et d’en faire comme si
la lutte des classes existait encore !
… la lutte des classes est bien toujours
là
… ce qu’il n’est pas
inutile de rappeler !
Une lutte des classes dont le parti de l’Ordre, de l’Argent, de la
Propriété s’emploie à prouver non seulement la permanence mais, de façon au
moins aussi démonstrative, la virulence.
Comme quoi, ‘’chez ces gens-là’’, la rapacité l’emporte sur la
prudence. Et au point qu’on ne se soucie même pas de ménager une opinion qui
aurait pu continuer à croire que les termes de ‘’dialogue social’’, de ‘’partenaires
sociaux’’ et de ‘’démocratie sociale’’ recouvraient une réalité - ou un tout
petit semblant de celle-ci. Les plus francs ne se cachent pas de vouloir faire
un sort définitif à toutes ces billevesées, et d’être déterminés à se
débarrasser d’un référentiel d’un autre âge et des conventions de langage qui
allaient avec.
Avec en arrière-plan, une convergence axée sur l’objectif qu’avait
fixé, il y a de cela quelques années, celui qui était alors l’idéologue en chef
du patronat : la suppression dans l’organisation de la société
française de tout ce qui est issu des idées politiques, économiques et sociales
de la Résistance. Une prescription qui affirmait sans complexe sa
radicalité : le but était bien de ne pas laisser subsister la moindre
trace des legs du programme du CNR.
Cet impératif a probablement cheminé quelque temps dans les têtes
des propagandistes et communicants de la société de marché avant d’être de
nouveau formulé, et il est significatif qu’il apparaisse de plus en plus
régulièrement dans l’énoncé des conditions ou des voies et moyens de la
restauration du capitalisme intégral. En exposant la perspective sur laquelle
s’ordonneront les affrontements sociaux à venir, lorsque cette restauration sera
engagée dans l’offensive finale qu’annoncent les projets électoraux des partis
de droite, et qu’elle libérera toute la violence dont elle est chargée.
La revanche dont est porteuse l’éradication du corpus démocratique
conçu par la Résistance et inclus à la Libération dans la ré écriture de notre
contrat social - une éradication entièrement tournée contre tout ce qui, à
travers ce corpus, marquait la volonté de soumettre l’économie de marché à la
primauté du Bien commun et à l’exigence de justice sociale - ne s’apparente
pas pour les possédants à la satisfaction d’une rancune ordinaire :
l’enjeu pour ceux-ci est la réparation d’un manque à gagner de plus d’un
demi-siècle, une réparation dont ils entendent s’assurer qu’elle écarte en
outre tout risque de voir leur enrichissement se retrouver un jour entravé ou
borné comme il l’a été par les contraintes et les obligations auxquelles le ‘’Welfare
state’’ soumet les plus riches.
La partie que ces possédants sont décidés à jouer à ce double égard
est d’une ampleur qui ne laisse pas imaginer qu’ils y entrent sans s’être
résolus à aller, si besoin est, jusqu’à l’extrémité de la violence civile.
… à quel type et à quel degré de violence
s’attendre ? ...
La vraie question porte en effet sur le type de violence qui
s'exprimera dans une confrontation sociale qu’on a si résolument programmée
qu’elle est à peu près inéluctable : on peut craindre que la plus
grande proximité de cette violence soit avec la guerre civile. La
probabilité de ce scenario effleure-t-elle les candidats, ou futurs candidats,
qui dans la droite française surenchérissent les uns par rapport aux autres
dans le thatchérisme programmatique le plus aveugle ? Leur arrive-il de
songer qu'il vient un moment où face à un surcroît d'injustice sociale qui leur
est imposé, les peuples se souviennent que la résistance à l’oppression fait
partie de leurs droits naturels ? Et que lorsque le gouvernement viole
leurs droits en se confondant avec une tyrannie de classe, ils se rappellent
tôt ou tard que l'insurrection est pour eux non seulement « le plus
sacré des droits et le plus indispensable des devoirs », mais d'abord
la réplique la plus légitime ?
Et une réplique qui ne se cantonne pas aux moyens courants de la
conflictualité sociale. Et d’autant moins, notamment, au seul exercice du droit
de grève que dans tout conflit dont la maîtrise lui échappe, et a fortiori dans
un contexte insurrectionnel, l’Etat commence immanquablement par tenter de limiter
l’exercice de ce droit. Qu’il y parvienne ou non, ou à la marge, la
confrontation qui se dessine ouvre le champ à une escalade dans le rapport de
force et dans le recours à la force, ce dont les manifestations de ce printemps
ont peut être donné le premier signe.
Le signe en même temps de ce que la colère devant la récusation des
droits sociaux - qu’il s’agisse des droits déjà perdus, ou en passe de l’être,
ou de ceux promis à une abolition massive -, la résolution de ne plus rien
céder désormais de l’appareil protecteur constitutif du contrat social et de
reconstruire les pans entiers de ce dernier qui ont été abattus, et la fureur
explosive accumulée à l’encontre de l’expansion des fortunes des hautes castes
- des fortunes démesurées et aussi provocatrices que la revendication
insatiable par ces mêmes castes d’un surcroît de privilèges -, forment une
conjonction de facteurs capables de provoquer l’effondrement d’un système
inégalitaire, spoliateur et sourd aux revendications de dignité de celles et
ceux qu’il domine.
Que cet effondrement puisse être entrevu, et entrevu comme une
possibilité historique, ne saurait faire méconnaître que nous ne sommes pas en
1788, c'est-à-dire en face d’un Ancien Régime idéologiquement à bout de
souffle, financièrement exsangue et dépassé par les contradictions sociétales
qu’il n’avait ni su ni pu résoudre. Mais dans une configuration de rapports de
puissance qui évoque 1848, lorsque dans l’Europe telle qu’elle avait été
conformée par la Sainte-Alliance, se mettait en mouvement la contre-offensive
réactionnaire qui allait partout écraser ‘’le Printemps des peuples’’.
A ceci près que pour faire prévaloir sa domination hégémonique, la
mondialisation financiarisée dispose de moyens autrement plus puissants et plus
coercitifs que l’Europe des Empires passés. Et l’Union européenne, instrument
majeur de la soumission universelle au marché, tend vis à vis des peuples
qu’elle englobe, à décalquer en termes économiques et financiers le rôle qui appartenait
naguère au Pacte de Varsovie en tant que bras armé de l’imposition et de la
perpétuation du modèle soviétique dans les pays satellites de l’URSS.
… avec en France, un parti de l’Ordre
qui se prépare à la mère
des batailles.
Le grand parti de l’Ordre social retrouve aujourd’hui le fond de
cet accent qu’il avait quand la répression versaillaise écrasait la Commune, et
qu’il exigeait la répression la plus féroce et la plus éradicatrice à l’endroit
des ‘’rouges’,’ de ces ‘’partageux’’ qui avaient tant effrayé les ‘’honnêtes
gens’’, de la bonne bourgeoisie aux campagnes profondes.
Comme il se retrouve dans la même concentration de haine sociale
que celle qu’il formait face au Front Populaire, aux congés payés et aux
Quarante heures. On sait vers quels soutiens, voire à quels concours, cette
haine l’a majoritairement emporté peu d’années plus tard.
Une concordance des temps spécialement remarquable associe les
exécrations respectivement ciblées sur les 40 H de Léon Blum et sur nos 35 H. En ce que les unes et les autres
représentent l’outrage suprême que les patrons, et avec eux la classe dominante,
puissent se voir infligé : les riches ont toujours abominé l’idée que les
pauvres puissent se reposer - n’est-ce pas peut-être aussi pour cela que
l’esclavage a été inventé ?… -, comme si chaque réduction de la durée du
travail volait aux premiers un temps que les seconds leur doivent par nature de
toute éternité et sans fin.
Et comme il reproduit la crue de haine qui l’a saisi lors des
‘’événements’’ de mai 1968. Une haine qui ne s’est pas arrêtée à ces événements
eux-mêmes - qui avaient tout pour la faire déborder en ce qu’ils conjuguaient
un bouleversement sociétal et une vague de revendications sociales, dans la
commission simultanée de deux sacrilèges aux yeux des tenants de l’ordre
établi, patrons de droit divin en tête et derrière eux tous les gens de
bien(s) tétanisés par la Grande Peur d’alors. Mais qui a perduré depuis
comme une pathologie sous-terraine. Au point qu’un Président tout nouvellement
élu s’est senti obligé en 2007, au soir même de son succès, d’interpeller le
fantôme de la contestation censé sans doute rôder dans l’ombre, et de promettre
un combat sans merci contre l’esprit malin de ce funeste génie qui hantait
encore les cauchemars des possédants.
Des événements dont ces derniers n’ont rien appris sinon le mot ‘‘chienlit’’**.
Qui est depuis immanquablement convoqué pour stigmatiser les grèves et les manifestations
qui accompagnent les mouvements sociaux d’un peu d’envergure. Et pour étayer, à
la fois en tant que figure imposée et que ressort inépuisable, le discours par
lequel passent le réquisitoire anti syndical et la dénonciation de la variété
de contestataires que produit le moment.
Un discours de combat qui se développe et se durcit sous nos yeux. L’idée
qui refait jour d’instaurer une responsabilité collective pour les violences
entourant les manifestations, ne nous ramène pas seulement à la genèse de feue
la tristement célèbre loi ‘’anti casseurs’’ : elle s’aligne parmi les
indices les plus probants de ce que les classes privilégiés aiguisent leur
convoitise et fourbissent leurs armes à l’approche des présidentielles de 2017,
bien décidées à tirer parti jusqu’au tout dernier item des avantages et des
assouvissements que le candidat de la droite aura inscrit à son programme à
leur intention. L’attente sur laquelle elles se fortifient leur fait voir
l’élection à venir comme la mère des batailles, en ce que la victoire
qui s’y profile annonce l’abolition de tout frein à leur cupidité.
… la ‘’lutte finale’’ programmée
par les classes possédantes
est-elle pour le monde du travail une guerre perdue d’avance ?
On s’est arrêté sur trois exemples tirés de la longue liste des guerres
sociales - guerres sanglantes et guerres ‘’froides’’ - menées par les
privilégiés sur plus de deux siècles d’histoire moderne pour briser toute menace
dirigée contre leurs patrimoines, leur statut et leur pouvoir.
Mais comme les guerres de ce genre là ne sauraient jamais être seulement
défensives, les leurs ont toujours comporté le dessein de porter plus haut
encore leur confiscation de la richesse de la nation - pour démesurément élevée
que soit déjà cette confiscation.
Le temps présent suffirait à valider le choix du terme de ‘’guerre’’:
en est-il de plus juste pour dépeindre l’épisode en cours où le projet,
mortifère pour n’importe quelle société, de tout concevoir en termes de
marchandisation, de tout réduire à une marchandisation, se déploie à l’échelle planétaire
avec un cynisme et une brutalité pleinement assumés ? Entreprise de
conquête idéologique et politique qui allie le lavage des cerveaux (par l’omniprésence
de la publicité et des manipulations ‘’communicantes’’***), la subversion
des valeurs humanistes (en leur substituant le culte universel de la
compétitivité et de la profitabilité), l’abaissement des autorités publiques (par
le désarmement des Etats devant les nouvelle féodalités de la finance
mondialisée), et la destruction des systèmes de droits, de solidarité et de
protection sociale au bénéfice de la sélection, ou de la reproduction, des ‘’élites’’
les plus prédatrices. Et qui dans développement des effets qu’elle produit, se
montre de surcroît encore plus résolue que ne l’ont été les incarnations
précédentes du système capitaliste, à ne s’embarrasser d’aucune restriction
d’ordre environnemental ni d’aucune précaution de santé et de salubrité et,
d’une façon ou d’une autre, à toujours passer outre à celles-ci ?
Le « tout-marché » s’est répandu comme une invasion. Avec
pour seule fin de faire place nette de tout ce qui n’est pas dédié à la quête
compulsive du profit. Et pour
établir, derrière le culte de la main invisible du marché, le règne sans
partage du business globalisé - un business anonymement pervers ou
incarné par des seigneurs de l’argent plus rapaces que ne l’ont jamais été les
‘’seigneurs de la guerre’’ de jadis. Un business qui encaisse sans broncher les
révélations successives de sa gangrénisation par la fraude, la corruption et la
prévarication. Et à qui il reste si peu à faire pour tout soumettre à l’empire
totalitaire qu’il édifie et qui voue l’humanité à être gouvernée par l’agiotage
et la spéculation - un agiotage et une spéculation portées à des dimensions
tellement inouïes que l’ordre du monde est tout près de basculer dans la folie
comme il l’a fait avec les totalitarismes du XXème siècle.
La concentration de nos classes possédantes sur l’objectif - qu’elles
ont aujourd’hui à portée de vue - d’une restauration intégrale de leur main
mise sur la société, et de la récupération de la libre jouissance de tous les
ressorts de celle-ci qui leur était assurée au XIX ème siècle et jusqu’à la
Seconde guerre mondiale, n’est que l’expression nationale de la croisade refondatrice
que s’est prêchée à lui-même le capitalisme, et qui dans quasiment tous les
pays, progresse inexorablement, volant de victoires en reconquête, depuis les
années Reagan et Thatcher.
Une « Reconquista » victorieuse face à laquelle la France
a longtemps fait figure d’exception. En premier lieu, en se positionnant
radicalement à contre-courant des anglo-saxons dans les années 1981-1983 au cours desquelles une politique, sinon
socialiste, du moins authentiquement de gauche, a été mise en œuvre. Et plus
encore, dans la mesure où, ensuite, les concessions et les reculs de tous
ordres opérés au titre de l’obligation-réquisition de s’aligner sur la doxa
dite néolibérale, y ont jusqu’à ce jour moins lourdement altéré le modèle
social conçu à la Libération que dans les pays européens comparables. Une
différence qui tient à la circonspection qu’ont montrée les gouvernements
successifs auxquels il était enjoint de procéder à cet alignement - une
circonspection qui les a globalement inclinés à temporiser, ce dont rend compte
le fait que l’assaut destiné à forcer les lignes de défense élevées par notre exception
sociale n’a été véritablement lancé que sous le gouvernement Valls.
… de la confrontation mondiale à une
confrontation française.
D’un côté, une croisade mondialisée et la déclinaison nationale de
celle-ci dans le cadre européen. Une déclinaison dont les bénéficiaires tout désignés ont ces
dernières années pris plus fortement conscience du caractère tardif et partiel,
et de son décalage avec le mouvement général de ‘’libéralisation’’ qui a
pratiquement tout emporté au sein de l’UE. Ce qui a exaspéré leur aversion
envers tout ce qui, de près ou de loin, peut être rangé sous le ‘’Welfare
state’’.
Une aversion dont a vu qu’elle atteignait le degré de l’exécration.
Et qui réduit et résume au contentement d’un double calcul leur impatience de
voir une droite ultra libérale et socialement décomplexée reprendre la
main dans le pays : en attendant d’elle qu’elle remette les classes
inférieures à la place qui leur est impartie - servir à l’enrichissement des
nantis (ou sinon ne servir à rien, ce à quoi pourvoit le chômage).-, et parallèlement
qu’elle détourne à tout jamais l’Etat d’intervenir comme acteur du jeu
économique - avec l’objectif prioritaire de le priver des leviers nécessaires à
cette intervention et de l’empêcher d’exercer toute espèce de police qu’il se
sentirait la vocation d’assurer au nom du Bien commun dans le champ de
l’économie.
Ce qui revient à intimer à la puissance publique de laisser
faire et de laisser aller le cours naturel des affaires privées,
afin que les castes privilégiées tirent de celles-ci tous les avantages que les
combinaisons inventives des banquiers et du business arrangent à leur intention.
Et de façon plus primaire (mais qu’est-il de plus primaire que le dessein
ici visé de ‘’se goinfrer de fric’’ ?), tous les gains que le libre
parcours de la loi de jungle de la marchandisation est fait pour générer à leur
profit.
De l’autre, l’émergence dans quelques pays, majoritairement de
l’Europe du sud, d’une résistance politique, à la fois sociale et sociétale, au totalitarisme auquel se
ramène l’absorption de toutes les activités humaines par le marché. Et de
manière plus diffuse, l’apparition ou la consolidation d’une opposition à
l’austérité - autre nom pour désigner, à travers la rétractation des ressources
publiques, le dépérissement d’Etats qui ont abdiqué la fonction de protection constitutive
de leur légitimité -, et d’une colère face à l’explosion de la précarité et face
à celle, corrélative, des inégalités, qui s’expriment dans des états ou
jusqu’ici seule la voix de la réaction ultralibérale se faisait entendre.
Le cas du Royaume-Uni, où le choix par la base du parti de l’actuel
leader du Labour a eu le sens d’une rupture avec la dénaturation du
travaillisme opérée à l’époque blairiste, peut-il en figurer une illustration probante ?
Et qui surtout se confirme dans le temps malgré le contexte nouveau du Brexit ?
L’opposition que rencontre la loi travail depuis qu’elle a été
présentée, situe actuellement la France en première ligne de la résistance
sociale et politique à la progression du « tout-marché » - ou plutôt en
l’espèce du « tout pour le marché » - qu’orchestrent Commission
européenne et gouvernements de l’Union.
Pour celles et ceux qui y sont mobilisés, comme pour le camp d’en
face, l’affrontement en cours - sur un projet de loi dont on a dit plus haut
qu’il représentait pour les possédants la dernière étape précédant notre ratification
pleine et entière du credo ultra libéral qu’ils attendent pour l’après-présidentielle
de 2017 - se jauge comme la répétition générale du choc décisif à venir. Il
apparaît comme une sorte de passage en revue et de comptabilisation des forces
en présence ; et, pour la droite, comme un moment essentiel de la
planification des ressources et moyens qu’elle aura à mettre en œuvre pour
mener à bien sa politique de normalisation économique et sociétale sur les
critères européens alliant précarisation et délitement de l’appareil de
protection sociale. Une normalisation agressivement régressive qui - hors la
part faite au sécuritaire répressif et fortement teinté de démagogie xénophobe
- contient tout son projet.
La confrontation qui se profile peut se représenter symboliquement
comme celle des lecteurs auxquels s’adressait l’ « INDIGNEZ-VOUS ! »
de Stéphane Hessel et des cibles qui y étaient visées par les termes sans appel
d’une dénonciation dont nous n’avons rien oublié - des cibles qui, depuis, ont
tout fait pour se rendre encore plus visibles par l’effet de ce mélange de
bonne conscience, d’auto justification intéressée et de cynisme qui est leur
marque. Cette figuration passera du symbolique au réel si l’enjeu de cet
« INDIGNEZ-VOUS » trouve une traduction et une expression politiques,
ce qui donnerait d’ailleurs à l’activisme qu’il serait ainsi à même de fédérer une
chance d’emprunter un cheminement pacifique ou, au moins, non violent. Cheminement
qui est présentement bien moins probable que la réalisation de cet autre scénario
qui s’ébauche devant nous : celui d’une radicalisation dont la rue sera
le premier lieu d’expression et d’une ascension des formes de la lutte sociale jusqu’à
l’extrémité de la violence civile.
Une violence dont on se retient de la référer de nouveau à la
guerre civile. Mais, en vérité, n’est-ce pas précisément sous la forme de la
guerre civile, et fût-ce en en retenant la figure la moins sanglante, que
s’imagine le plus vraisemblablement le heurt entre ceux qui, dans une douzaine
de mois, se retrouveront le dos au mur dans la défense du socle de leurs droits
- avec la conviction que rien n’est plus légitime que leur résistance à la
cupidité dévorante des nantis -, et un parti de l’Ordre, de l’Argent, de la
Propriété arc-que bouté qu’il sera sur sa résolution de tirer de la victoire de
la droite la liquidation totale des freins et contrepoids par lesquels le
corpus social introduit et développé depuis la Libération entrave le libre jeu
du capitalisme pur et dur ? Et contrarie l’expansion illimitée de la
richesse et des privilèges que le capitalisme garantit d’autant mieux à ses
profiteurs qu’il dispose plus souverainement de la licence d’aller au bout de
sa pente naturelle : c'est-à-dire à ce summum de prédation dont les
ressorts de la mondialisation augmentent aujourd’hui spectaculairement la
mesure.
… une conflagration sociale sur fond de crise sociétale.
Quelle forme peut revêtir cette conflagration dont les principaux
déterminants sont déjà réunis ? Séisme conflictuel suivi de violentes répliques
appelées à se répéter durant des mois, ou cycle long d’intenses violences
sociales, ou encore soulèvement brutal brisé par une répression à la hauteur de
la rage des possédants … Seule la certitude de l’affrontement se distingue clairement
à l’horizon de 2017. Un choc classe(s) contre classe(s) dont la puissance s’accordera
à l’ampleur de la crise sociétale qui en sera la toile de fond, et l’intensité à
la profondeur des divisions qui auront auparavant fragmenté la nation.
Pessimisme outré ? On peut le tenir pour tel (et d’autant plus
facilement que c’est là la position la plus arrangeante), mais seulement si
on occulte ou minimise, dans le panorama que livre la société française, le
nombre et la gravité des fractures sociales, l’étendue et la diversité des
discriminations, la force et l’enracinement déjà acquis par des identitarismes
concurrents et antagonistes qui sont parvenus à distendre le tissu unitaire et
à le mener tout près du point de rupture.
C’est sur l’héritage de quatre décennies de chômage et de près de
trois décennies de précarisation croissante, sur le tableau des ghettos territoriaux,
sociologiques et psychologiques qu’on a laissé se former et sur celui des
apartheids culturels, éducatifs et économiques qui en façonnent les frontières,
et sur un sentiment inter générationnel de démoralisation civique et de
désespérance sociale, que communautarismes et contre-communautarismes - pour
l’essentiel des communautarismes confessionnels et des communautarismes de
rejet - se sont implantés en marge ou, pire, au cœur de la République.
Qu’est-il finalement le plus grave : que des jeunes pensent
recouvrer une dignité personnelle par leur enrôlement dans les rangs des tueurs
djihadistes et distinguent chez ceux-ci un idéal sanctifiant leur vie et leur
mort, ou que la société ne réponde sur le fond à ce besoin de dignité et
d’idéal que par l’amalgame entre musulmans - entre citoyens français musulmans
- et terrorisme ? Et par la voix de ceux qui en appellent à une prétendue ‘’identité’’
exclusive de toute différence ? Ou à des ‘’racines’’ que l’histoire serait
bien en peine de cerner, et qui ne sont de surcroît pas loin d’évoquer cette ‘’pureté
du sang’’ dont on sait les fleuves du même fluide qu’elle fit couler. Toutes
métaphores pareillement absurdes et mortifères, dont on se désespère de les
voir si peu dénoncées pour ce qu’elles sont d’abord : simplement et
totalement fallacieuses.
Qu’est-ce en effet, de par la définition même du mot, qu’une identité
qui serait autre qu’individuelle, qui ne spécifierait et ne définirait pas une
personne en propre, et quelle racine, gauloise, gallo-romaine, franque et
chrétienne, ou autre, serait commune à la population française du XXI ème
siècle, ce composé des « Eaux Mêlées » que des dizaines de siècles
ont brassées ?
Promouvoir une culture partagée - et la langue qui la porte (du
moins pour autant qu’elle se cuirasse contre sa submersion par l’anglo-américain)
-, redonner vie et sens au pacte républicain, enrichir et non plus démanteler
notre contrat social, restaurer ce ‘’vivre ensemble’’ qui tient lieu de figure
ou de mirage d’un paradis perdu, représentent les réponses basiques à la
démoralisation civique qu’on a évoquée.
Ce ne sont là bien sûr que des têtes de chapitre. Et prises l’une
après l’autre, elles déclinent des objectifs que l’air du temps tient à peu
près tous pour désormais inaccessibles.
Toutes concourent cependant au même constat : résister au délitement
de notre lien sociétal implique d’avoir la résolution de venir à bout de la
multiplicité et de la diversité des facteurs qui poussent actuellement à ce
délitement.
… la sauvegarde de notre modèle social
ne se sépare pas de la reconstruction d’une nation une et
indivisible.
Ce combat se livre sur deux fronts, et il est aussi décisif et
redoutable sur chacun d’eux. D’une part, avec l’enjeu social projeté sur l’espèce
de bataille de Verdun politique et sociale qui se profile et se prépare,
et qui probablement dès le second semestre de 2017, mettra face à face
l’impérialisme conquérant du ‘’Tout-marché’’ et la défense de l’Etat-providence
(portons-en le nom aussi haut que l’idée). De son issue finale dépendra
que la République retrouve ou abandonne la priorité du plein-emploi et le
projet de réduire continûment les inégalités.
D’autre part, avec le double et gigantesque défi que constituent la
réinvention d’un modus vivendi autour de la laïcité et la réparation de
l’échec de l’intégration vécu par une large part de deuxième génération de
l’immigration.
C’est dans un contexte profondément dégradé - additionnellement par le démantèlement
progressif du pacte social et par les enfermements identitaires - que nos
compatriotes vont devoir vivre ce double engagement de forces antagonistes,
celui - circonstanciel pour son moment - qu’annonce le dessein des classes
privilégies de faire de l’après présidentielle ‘’la mère des batailles’’ qu’elles
entendent livrer pour faire place nette de la démocratie à vocation sociale qui
s’est architecturée à la Libération, et celui - appelons-le structurel - auquel
conduisent la crise sociétale et ses métastases communautaristes, suractivées qu’elles
sont par les données économiques et sociales dont on s’est efforcé de dresser l’inventaire
au fil de cet article.
Encore faut-il ajouter au panorama général qu’on a décrit,
l’élément singulièrement aggravant d’une division politique entre deux camps de
force à peu près égale. Les études d’opinion qui mettent à parité partisans et
adversaires de la loi travail donnent à penser que le même partage vaut à peu
de choses près s’agissant de l’alignement de la France sur le modèle de la société
de marché.
Une division politique qui ne délimite cependant pas les contours
d’un ‘’front du refus’’ homogène. La gangrène identitariste et l’adhésion aux mots
d’ordre qu’elle diffuse, une adhésion devenue très probablement majoritaire si
l’on considère l’ensemble des catégories sociales qui auraient dû se réunir
dans ce camp du refus, a pour conséquence que la résistance politique à la
soumission au tout-marché ne se fédère pas dans un dessein commun de restauration
de l’idée républicaine de nation. L’électorat conquis par l’extrême-droit
représente à cet égard un obstacle présentement insurmontable.
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C’est bien au constat d’une extraordinaire fragilité du corps
social que renvoie la projection qu’on a faite de nos perspectives nationales à
l’échelle de quelques mois :
une projection qui associe conflagration sociale et crise sociétale aiguë.
Comment un peuple découragé, démoralisé, et divisé comme il l’est, et
parcouru d’autant de types de rejet et de formes diverses de haine, comment une
société minée par son interminable emprisonnement dans le chômage et déprimée - autant qu’elle en est affaiblie - par
la rétractation de l’Etat-providence, et qui observe, impuissante (ou
jubilatoire pour sa fraction hyper nantie) l’avancement du chantier de
démolition des statuts protecteurs sous lesquels elle a vécu - et qui, de
surcroît, se sait promise à des déchirements communautaires dont les attentats
terroristes lui paraissent les signes avant-coureurs -, pourraient-ils
affronter cette conflagration annoncée, et sans doute déjà présente dans les
esprits ?
On a récusé l’imputation de pessimisme à laquelle cette analyse,
par nature, s’expose. La part plus ou moins grande de celui-ci que l’on met
dans l’appréhension du futur proche n’est d’ailleurs finalement que secondaire.
La seule question qui vaille ne se pose-t-elle en des termes d’un tout autre
ordre : eu égard à cette fragilité du corps social - et probablement
est-il plus juste de parler d’une extrême vulnérabilité - que peut-il y a
voir de plus fou que de programmer un affaiblissement supplémentaire de l’Etat ?
Un affaiblissement et un repli dont on promet au surplus qu’ils
seront massifs. EXTRAORDINAIRE
MÉCONNAISSANCE (OU IGNORANCE) DE NOTRE HISTOIRE, DE CE TRAIT SPÉCIFIQUE A LA
FRANCE QUI TIENT A CE QUE L’ETAT Y A CRÉÉ LA NATION ! UN ETAT QUI, POUR CE
FAIRE, A TIRÉ SA LÉGITIMITÉ DE SA FONCTION PROTECTRICE
- et d’abord de celle que la dynastie capétienne a incarnée durant dix siècles à
travers toutes les vicissitudes que le royaume et ses sujets ont vécues, et qui
s’est symboliquement évanouie avec la fuite à Varennes.
Une protection vis à vis des périls et des menaces récurrentes sur
la longue durée de la période monarchique, ou propres à chacune de ses séquences, et tant vis à vis des alarmes dont les
villes progressivement s’émancipaient que de celles qui ont fait la toile de
fond de la vie paysanne. Qui a joué contre l’invasion, l’insécurité et les
troubles de toutes natures, voir contre la famine ou l’insalubrité, et en
premier lieu face à la violence de la société féodale, face à l’arbitraire, aux
abus et à la tyrannie du seigneur le plus voisin. Une protection qui a dispensé
souverainement ou incorporé droits, sûretés, chartes et garanties, en attendant
que la royauté parvienne, après des siècles d’efforts et de luttes incessantes,
à soumettre la noblesse à l’ordre centralisateur de l’appareil administratif et
normatif en lequel elle s’était transformée. Et à imposer une paix intérieure,
tardive et couvrant moins d’un siècle, mais enfin complète.
Sans doute faut-il rappeler ici le parallèle avancé par feu le
comte de Paris quand il affirmait (en substance) qu’une monarchie
restaurée ne s’accommoderait pas davantage des féodalités de l’argent qu’elle
ne l’avait fait dans sa longue histoire des féodalités terriennes et seigneuriales.
L’Etat républicain, successeur en légitimité - sinon en continuité
- depuis 1792 de l’ancienne royauté, se trouve investi, dans le sentiment
public, de la même charge protectrice. Chaque fois qu’il a paru se dérober à cette mission et à cette
responsabilité, la cohésion nationale s’est délitée et la violence civile s’est
réactivée- ce qu’illustrent, sous des formes bien entendu très
différentes, la Commune de Paris, en
tant que réaction à une humiliation patriotique, ou les convulsions politiques
des Années Trente produites par un régime sans projet ayant perdu son idéal et
son élan.
Et la seule fois où il a failli dans sa fonction de protection et
de sauvegarde - on entend évidemment ici l’effondrement national de 1940 devant
l’Allemagne nazie -, l’Etat républicain a été emporté par le désastre qu’il
avait été incapable de conjurer. Tandis que la nation assommée par la défaite,
asservie sous la croix gammée ou pétrifiée par la propagande du régime de
Vichy, s’engageait - à un petit nombre d’exceptions près - dans une descente de
quatre années vers l’abîme en passant par tous les degrés du déshonneur.
Jamais l’Etat républicain n’a eu autant besoin de moyens et de
leviers. Et en matière de
leviers, le minimum qui doit lui revenir correspond à ceux dont le pacte
républicain réécrit à la Libération le dotait pour asseoir ses capacités
d’intervention : capacités qu’il tirait principalement de la
nationalisation des banques, des compagnies d’assurance et de l’énergie, et de
la disposition d’un réseau d’administrations ou d’établissements dédiés à des missions de service public et exerçant ces
missions sans partage.
Et jamais surtout - les deux impératifs étant évidemment corrélés - l’Etat
républicain n’a vu peser sur lui une responsabilité aussi écrasante vis à vis
de la continuité de la nation. L’enjeu n‘est pas de salut public, au sens
que les républicains, Clemenceau en tête, ont donné au Premier conflit mondial.
Au sens auquel on peut rattacher le sacrifice d’un million et demie de victimes combattantes.
De même que l’Etat a fat la nation, de même il est aujourd’hui en
situation de la laisser se défaire. Dans quel aveuglement faut-il être, ou dans
quel enfermement au service d’intérêts et de privilèges, et d’idées qui
justifient les uns et les autres et qui sont de celles ‘’qui peuvent tuer un
peuple‘’, faut-il se tenir, pour ne pas concevoir que l’Etat est
présentement le seul rempart de la République ?
Pour autant que cet Etat en soit un. C'est-à-dire pour autant que
son engagement soit total sur les deux fronts où la nation est attaquée. Une
nation qui dans ses profondeurs attend de l’Etat qu’il défende le Bien commun,
qu’il incarne l’intérêt général, et qu’il garantisse justice sociale et
égalité. Et qu’il soit l’image d’une vertu républicaine alliant
désintéressement, probité et équité.
Et une nation qui perçoit que c’est de l’Etat, de sa fermeté et de
sa ténacité, dont il dépend que les revendications identitaristes et les
divisions communautaires soient rappelées à la loi commune sur laquelle repose
la République : à savoir que celle-ci est une et indivisible, et que la
nation dont elle consacre la souveraineté ne connaît que l’individualité de
citoyen(ne)s égaux en droit, tous et toutes possesseurs indivis de la chose
publique, et tous et toutes investis à égalité de la charge de législateur.
Une indivisibilité qui est le gage de l’unicité de la loi et
partant de la protection de chaque membre du corps social par les mêmes
principes, droits et libertés. Raison qui suffirait à écarter ce que la notion
même d’indivisibilité exclut par elle-même -: i.e. tout type de
groupement qui entendrait se délimiter et se démarquer à l’intérieur de la
nation, en communauté intermédiaire ou en entité concurrente, et qui
entreprendrait, en vertu de cette dissociation, de soumettre celles et ceux dont
il tiendrait qu’il a vocation à les régir (qu’ils s’agrègent à lui par conviction
ou par contrainte) à une législation séparative faite de règles et de coutumes qui
lui sont propres et dont il proclame la supériorité normative.
Jamais il n’a été davantage requis de l’Etat républicain qu’il se
fixe pour priorité l’abolition et l’extinction des privilèges. Au sens ancien du terme, quand il s’agit
pour lui et quand il lui incombe de rester fidèle au projet des constituants de
1789 en anéantissant la prétention des communautarismes à ériger à leur profit
des sortes de « leges privatae » - qui se décalqueraient de celles sur
lesquelles était basée l'organisation sociale de la France d'Ancien Régime. Au
sens contemporain, quand il s’agit pour lui et quand il lui incombe de
restaurer le contrat social dans sa composante la plus distinctive de
l’intention qui a présidé à sa refondation au sortir des années de
l’Occupation : l’assignation que la République se fait à elle-même de
mener sans relâche une politique de réduction des inégalités.
La réparation du lien social, les premiers pas vers un
rétablissement de la cohésion de la nation, la sortie de l’état dépressif qui
suractive les tensions, les peurs et les antagonismes dans une société privée
de l’espoir d’un progrès collectif, sont inséparablement tributaires de ce
combat contre les inégalités - inégalités de revenus, de patrimoine et de
statut.
Un combat dont on mesure l’immensité de l’engagement public qu’il
implique. Une addition de volontarisme inlassable et d’engagement financier massif
auxquels font et feront barrage l’acharnement des classes possédantes à
éradiquer jusqu’à l’idée de politiques redistributives et leur hâte de voir l’Etat
appauvri. Un Etat dont on ne se représente plus qu’il parvienne à mobiliser les
ressources - considérables - qu’exigeraient l’effacement des discriminations et
la réactivation de la promesse longtemps tenue par la République d’intégration culturelle,
éducative, professionnelle et sociale.
Conçue par la droite comme la bataille décisive pour l’absorption
de la société française par un capitalisme intégriste et mondialement
hégémonique, l’échéance électorale de 2017 s’annonce redoutable. Que la
coalition des intérêts autour des hautes castes soit d’une puissance
formidable, et qu’en regard la vulnérabilité du corps social apparaisse plus
extrême qu’elle ne l’a sans doute jamais été au cours de notre histoire moderne
- années 1940-1944 mises à part -, incline à un pessimisme qu’aucune forme de crise
ne parviendra vraiment à surprendre.
Il est infiniment peu vraisemblable que d’ici au vote de nos
concitoyens, le rempart dont on vient de dire qu’il était capital qu’il soit rehaussé
via une révision radicale de l’orientation de l’action de l’Etat, ait une
chance de l’être - ou s’il l’était par une divine surprise, que ce soit, en si
peu de temps, avec un effet significatif. Et quant à l’expression du suffrage
universel, il est plus qu’improbable, vu le poids de l’endoctrinement déployé
par les institutions et les œuvres de la religion du marché, qu’elle fasse
obstacle à ce que la France à son tour connaisse une déconstruction complète,
ou à peu près complète, de l’Etat-providence et du corpus protecteur qui lui
est attaché.
Reste qu’envers et contre tout, le débat public ne doit pas être
déserté. Au moins pour répéter que la mise en application d’un programme ultra
libéral après la prochaine élection présidentielle ne se fera pas sans
provoquer un séisme conflictuel ou un cycle long de désagrégations et de violences
sociales. Et que le risque d’une implosion sociétale, dont tous les
facteurs sont réunis, est au bout de cette séquence qui soumettra la nation,
déjà fragmentée par l’outrance des inégalités et la prégnance de la précarité,
et déjà parcourue par les pointillés des sécessions identitaires, à des
convulsions qu’elle n’est plus en mesure de supporter.
Pour répéter surtout que cette implosion ne peut être prévenue que
si des héritiers de nos révolutions, conscients de former le canal
historique du projet républicain, surgit la résistance et la renaissance
salvatrices. Quelle que soit en fin de compte la nuance de néolibéralisme que
les urnes - des urnes dévaluées par le scrutin plébiscitaire auquel on les
emploie aux fins de pourvoir une fonction d’essence monarchique - désignent
comme adversaire à la République, celle-ci ne peut faire valoir sa raison
d’être que si elle se range et conforme son ambition à la définition qu’elle a
donnée d’elle-même, et que si sa résolution est de redonner vie aux cinq termes
de cette définition.
Ce qui lui intime d’être Une - et par conséquent de
ne reconnaître comme communauté que la Nation -, d’être Indivisible
- et par conséquent de récuser toute possession d’une identité, que celle-ci vaille
revendication d’une primauté ou d’une spécificité, pour ne reconnaître que la
citoyenneté qu’elle procure -, d’être Laïque - et par
conséquent de récuser toute assujettissement confessionnel de la loi, toute
subordination de la volonté générale et des droits de la conscience aux normes
édictées par le religieux, pour reconnaître en la neutralité cultuelle de
l’Etat la seule garantie de la liberté de pensée alliée à la paix civile -, et d’être
Démocratique et Sociale - et par conséquent
d’exclure qu’elle puisse être la République configurée par deux siècles de notre histoire sans
satisfaire à la fois à l’une et à l’autre de ces obligations, pour reconnaître en
l’égalité la première condition de la démocratie.
Le plan de bataille ainsi tracé entraîne-t-il qu’on doive laisser son
lecteur entrevoir un motif d’optimisme ? Et qu’il y ait lieu de se dire que
s’il partage les objectifs énoncés, celui-ci attend probablement qu’on
soutienne sa conviction en concluant à l’espoir d’un sursaut de la République -
pour faibles que puissent paraître à beaucoup les signes annonciateurs ou
prometteurs de ce sursaut.
Cet espoir pourrait alors être tiré de l’idée que le capitalisme
est certes aujourd’hui conquérant, et qu’il n’est pas loin d’avoir tout soumis
à son entreprise de restauration, mais que les conquêtes, à l’instar les
colonies de naguère, sont faites pour être un jour perdues. Ou de l’idée voisine que le capitalisme mène pour
son propre compte une croisade qui semble invincible, mais que les croisades ont finalement toutes été vaincues et qu’il
n’est rien resté de leurs appropriations, au moins sur la longue durée.
Didier
LEVY - 14
juillet 2016
‘’ D’HUMEUR ET DE RAISON ‘’
*acronyme qui renvoie au culte
de ‘’l’entrepreneur’’ que l’héritier des Wendel et chef de file de leur holding
familiale, à l’époque premier président du MEDEF, a institué par décret personnel
comme l’empereur Théodose le fit du christianisme en religion de l’empire. Mais
les appellations qui avaient cours auparavant de ‘’Patron des patrons’’ et de
‘’CNPF’’ ne signifiaient-elles pas plus clairement, et plus franchement, de
quel personnage et de quoi respectivement il retournait ?
**terme qui prouvait à l’époque
que si le général de Gaulle avait temporairement perdu le contrôle de la
situation - une situation, il est vrai, sans précédent -, il conservait intacte
sa faculté de verbaliser l’idée ou l’image qu’il voulait faire partager au
pays. C’est à dire la capacité à mettre en scène le mot juste ou la formule
imagée propres à contenir et à décrire un fait politique majeur, ou un
événement exceptionnel requérant sa transcription dans le discours public. Capacité
qui fait défaut aujourd’hui dans le débat politique.
***l’ampleur et la fréquence de
l’exposition des citoyens à tous les types de messages émanant de la publicité
et de la communication, la pression exercée sur eux au long des journées - une
pression à peu de choses près continue - par l’une et par l’autre, les
manipulations dont ils sont si répétitivement l’objet de leur part à toutes
deux via l’utilisation de procédés et de techniques de persuasion de plus en plus
sophistiquées ou simplement affranchis de tout scrupule, inclinent à penser que
le temps que nous vivons peut sans exagération être dénommé « l’Ère du
mensonge ». La propagande de la marchandisation et de la religion du
marché y trouvent bien sûr très grandement leur compte.