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dimanche 25 novembre 2018

L'IMPÔT EST LE PREMIER BULLETIN DE VOTE.


Sans dépense publique, il n’y a ni nation ni contrat social.

Qui va enfin rappeler cette réalité politique et civique essentielle qui est devenue l'objet de la plus redoutable négation de la part des nantis : les contributions publiques forment le tissu même du contrat social, et si la nation est un « plébiscite de tous les jours », l'impôt y tient lieu de bulletin de vote.

On peut, par un misérable non sens, s'en prendre aux "cocaïnomanes de la dépense publique", mais rien ne peut entamer le fait qu'une nation s'agrège par les moyens qu'elle met en commun pour assurer la protection de ses membres.

C'est du besoin de cette protection que naît l'idée de faire nation : la France, où l'Etat a fait la nation pour s'être affirmé comme le protecteur le plus sûr des provinces configurant le royaume ou rejoignant celui-ci, des villes et de leurs franchises, et des habitants des bourgs de campagnes, en fournit le plus incontestable exemple.

A contrario, la dénonciation systématique de l'impôt - si pour le peuple, elle est amplement justifiée par l'injustice du système fiscal qui ne cesse de s’aggraver - est de la part des castes privilégiées, et de leurs porte-voix, la marque d'un aveuglement si extrême qu'il désarme l'observateur : cumuler des mesures qui creusent les inégalités devant les contributions publiques et la rétraction continue des services de l'Etat et de leurs moyens, conduit nécessairement au délitement de la nation à coups de fractures sociales accumulées.

Qui toutes ont pour première origine l'impuissance que l'Etat et les services publics s’infligent à eux-mêmes. Par l’effet de privatisations qui anéantissent les leviers de l’intérêt général, de paupérisations budgétaires cumulatives et de dénaturations de l’idée même de Bien Commun.

La vraie question est bien de savoir si les ressources créées doivent s'employer dans les "Monopoly" des business en tous genres, ou d'abord s'investir dans la protection que la nation doit à ses citoyens et sans laquelle sa légitimité dépérit. Et sa nécessité devient de plus en plus en floue.

Le débat sur la taxation des carburants souligne, si besoin était, l'incohérence des politiques fiscales poursuivies : le scandale n'est pas dans une taxation écologique, mais dans l'injustice effarante qui taxe au même niveau le PDG du CAC 40lequel, au demeurant, circule au minimum 5 jours sur 7 dans une voiture de fonction (ce qui vaut au moins autant pour le cadre dirigeant doté d’un ‘’véhicule statutaire’’ et d’une carte de carburant, sans parler des élus ou des très hauts fonctionnaires véhiculés par la République) -, et la caissière d'hyper marché à temps partiel-contraint, de surcroît en charge d'une famille monoparentale et vivant au fond d'un trou perdu.

Iniquité et absurdité qui se retrouvent dans toute la fiscalité indirecte, à commencer bien sûr par la TVA (que ses taux varient selon la nature des biens taxés n'empêche pas que pour un achat donné, un taux identique frappe le riche et le pauvre - le riche se fournit lui aussi en biens de première nécessité, et la modicité du taux appliqué sur ceux-ci n'a aucune justification le concernant).

Aussi bien, les Français ne sont pas allergiques à l'impôt: Ils l'ont toujours été à des impôts injustes, et d’autant plus violemment que ceux-ci étaient insupportablement injustes.

A cet égard, il faut redire inlassablement que l'impôt républicain est toujours proportionnel - assis sur les facultés contributives de chacun. Et que l'impôt démocratique se doit, lui, d'être progressif - ce que n'est pas la CSG, anomalie qu'on occulte dans le débat public.

Car de cette progressivité dépend la réduction des inégalités, un impératif qui découle de ce que l'égalité des conditions est la base de la démocratie en tant que la garantie d'une égalité effective des droits.

Si l'impôt exprime le contrat social, et si en l'acceptant le corps social s'affirme en tant que nation, une piste de réflexion s'impose à l'esprit : n'est-il pas possible, avec les outils informatiques en tous genres du XXI ème siècle, d'inclure dans les moyens de paiement électroniques une ‘clé’ déterminant le taux d'imposition indirecte qui s'applique, pour tout achat ou opération taxable, à chaque citoyen en fonction de ses revenus ?

Gageons que la question n'est pas prêt d'être posée dans nos sociétés où l'on n'a pas "à s'excuser d'être riche", où la précarité et la pauvreté sont réduits à ‘’des difficultés éprouvées par les Français" sur lesquelles, au mieux, on verse une larme de crocodile, et où les précaires et les pauvres n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes de leur sort (faute, on le sait, de traverser la rue pour disputer un emploi - i. e. celui que l'immigré, par ailleurs dénoncé sans relâche, est le seul à accepter faute d’autre choix pour essayer de vivre).

Et dans l’alignement quasi universel des politiques publiques – Union Européenne en premier lieu - sur la religion du tout-marché et sur le culte subséquent de la concurrence, de la compétitivité et de la pandémique évaluation du faible par plus fort que lui.

Didier Lévy – 25 11 2018


dimanche 11 novembre 2018

"MORT OÙ EST TA VICTOIRE ?" (11 NOVEMBRE 2018).


Après "14-18", que restait-il de l’idée d'un progrès humain ?

Passée la commémoration du centenaire du 11 novembre 1918, passées les improvisations, approximatives ou funestes, auxquelles les itinérances balisées du souvenir se sont prêtées, l’instant n’est-il pas venu de s’arrêter à un constat : si une "mémoire" a été recherchée dans ces célébrations, ce fut celle du fait brut, ou tenu abusivement pour tel. Et celle des sentiments qui habitèrent le passé mais dont la ranimation était fatalement hasardeuse.

Penser le temps de la guerre, en tirer une réflexion sur ce qu'il a été, et sur le sens qu'il projette dans le contemporain, ne se fait pas en convoquant cette mémoire remplie d’événements momifiés dans les discours officiels, dans la statuaire des édifices, dans les décombres que de nouveaux paysages sont venus recouvrir : autant de réceptacles où tout s’est également figé, comme l’inouï de l’héroïsme et des souffrances, et toutes les autres émotions perdues et reconstituées sans leur âme, ont connu leur glaciation dans le marbre et la pierre du sculpteur.

Ce qui demeure vivant, c’est la stèle où se succèdent, en leur très longue ou leur interminable liste, les noms des tués et des disparus. En revanche, l’allégorie ailée ou douloureuse qui surplombe le monument aux morts est aujourd’hui, et à jamais, vide de sens. Exactement ce qui fait que La Vie et rien d'autre de Bertrand Tavernier restitue mieux que tout autre œuvre de fiction (et voire d’historien) la réalité, et plus encore, la signification charnelle de la Première Guerre mondiale - alors que son action se déroule deux ans après la fin de celle-ci.

Le centenaire d'une catastrophe civilisationnelle - le suicide collectif de l'Europe en premier lieu - qui a coûté au total plus de 18 millions de morts (pour ne rien dire de l’addition des 21 millions de blessés, mutilés, gazés et autres ‘’gueules cassées’’) ne serait-il pas, n’aurait-il pas dû être, le moment d’un premier pas : celui qui aurait consister, déjà, à ne plus parler de « vainqueur » et de « victoire » ?

Car quelle autre pensée peut bien venir à l'esprit que celle -ci : « MORT OÙ EST TA VICTOIRE ? ».

Un centenaire dont la commémoration n'aurait pas donné l’ombre d’une place aux uniformes, aux défilés et aux clairons – et a fortiori à feu les maréchaux qui dans des destins mémoriels pour le moins contrastés, eurent, eux, le privilège de s’éteindre de leur belle mort. Peu de part à la provocation, ni même à une motivation antimilitariste, dans ce geste d’exclusion : mais, derrière celui-ci, l’idée de réunir symboliquement le chagrin et la pitié, la colère et le deuil.

Et pour donner forme à ce symbole, la résolution que soient seuls à figurer dans les célébrations, celles et ceux qui seraient spontanément venus s'y recueillir, vêtus de noir, immobiles et muets devant un souvenir d'horreur indicible, et avec rien d’autre à l’esprit que l’évocation de la mort de masse – une mort quotidiennement pourvue en sacrifices humains pendant quatre années de carnage et pourtant insatiable. Que la représentation de l’invincible et aveugle décimation d’une génération entière de jeunes hommes.

Un centenaire ainsi marqué en une succession innombrable de minutes de silence. Tout autre signe, rituel ou cérémonie y affichant son indécence face à la sommation de tant de morts qui demeurent irréductiblement désespérantes pour avoir été abominablement inutiles. Et son absurdité tant que nous mettons ‘’sous le tapis’’ l’injonction de John Donne « … n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi ».    

Pour qui donc notre glas résonne-t-il à intervalles réguliers, pour qui a-t-il résonné en cadençant ces cent années écoulés depuis la fin (ou la suspension) de l’hécatombe ? Une interpellation qui va au-delà des bilans chiffrés de cette hécatombe, et dont il n’est pas certain que nous voulions voir la première réponse - ou esquisse de réponse - qui en procède, fût-ce sous forme interrogative : "La guerre de 14-18" peut-elle signifier autre chose que la mort de l'idée d'un progrès humain ?

Sur cette seule considération qui dépasse la dévastation incommensurable de ses champs de bataille et l'étendue vertigineuse des croix alignées dans les cimetières militaires et les nécropoles : de combien de guerres d'extermination a-t-elle été l’avertissement et la préfiguration, de combien de génocides a-t-elle été l’antichambre au long du XXème siècle ? Qu’on convoque les unes ou les autres, et les noms, les lieux et les dates se bousculent dans notre tête.

La mort à l’échelle industrielle ne pouvait augurer que d’elle-même, de sa répétition et de son développement sans frein ni borne. Parce que confrontée à l’épouvante du dénombrement des morts, et à l’épouvante des moyens mis en œuvre, l’éthique humaine a peu, sinon presque rien, à opposer à la banalisation du mal.

"14-18" n'a pas inventé les crimes de guerre. En revanche, elle a fait entrer dans la modernité, dans notre modernité, la configuration la plus inexpiable du crime contre l'humanité : la tuerie systématisée du genre humain par le genre humain.

Les « 8 mai » commémorent une victoire, une victoire des armes, quelles qu’eussent été les abominations dont celle-ci avait dû venir à bout pour se construire. Des abominations excédant vertigineusement, dans leur quantum et dans leur essence, le pire de ce qui était concevable ou imaginable, même au regard de celles qui, vingt années auparavant, les avaient précédées. Mais l’hitlérisme était vaincu, et avec lui disparaissait un totalitarisme tribal, racialiste et génocidaire, et – croyait-on - son culte du Sang, de la Purification et de la Mort.

Et, notamment en Europe occidentale, cette victoire portait en elle, nonobstant les immenses réparations et refondations à accomplir, une somme d’espoirs qui, pour être aujourd’hui déçus, pouvaient soutenir l’énergie et la confiance des peuples.

Le « 11 novembre » appartient à l’ordre du Deuil. Exclusivement. En ce qu’il est une date dans la chronologie du mal. Une date-charnière dans l’histoire de l’évolution des natures et des espèces du mal. 

Peut-on en faire autrement mémoire ? 

Didier LEVY - 11 novembre 2018