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jeudi 20 août 2020

LIBRE DIALOGUE DU CROIRE ET DU NON-CROIRE : ‘’ Un seul Messie pour tous ’’.


   

Ou : les lectures sont-elles encore plus inépuisables que les questions ?

Esquisse de réponses à l’article d’Alain Barthélemy-Vigouroux « Le Messie au risque de l’idolâtrie » paru sur ‘’GARRIGUES ET SENTIERS’[1].



Une interrogation sur un point effectivement crucial : celui de « l’aspect collectif de la foi ».

Ce collectif qui naît quand la pluralité des convictions ne se lit plus comme un paradoxe (et encore moins, bien sûr, comme un scandale), mais comme procédant d’une délibération composite et approfondie. Fût-ce au départ entre seulement deux personnes, si l’une au moins répercute l’appel à « un débat multiple ».

Sur le fond, je m’attacherai principalement aux questions dont je comprends qu’elles restent en suspens pour Alain Barthélemy-Vigouroux. Aidé en cela par notre rejet commun de « l’abandon à un dogme élaboré par une cléricature ». Par notre certitude partagée de ce que « le christianisme est une des expressions du judaïsme et que nous faisons partie de la diaspora d’Israël ». Et par notre adhésion à une même perception de l’idolâtrie : celle qui interroge « sur (le) rapport à la lettre des doctrines religieuses ».


v « (Le Jésus) de la lettre du Nouveau Testament, du Fils de l’Homme qui est aussi le Fils du Père, de la personne trinitaire du Fils … ».

 Le débat entre les deux articles repose bien sur cette ‘personne trinitaire du Fils’.

L’enjeu n’est certes pas dans « la projection du schéma de l’incarnation sur notre prophète de prédilection ». La représentation symbolique et pédagogique d’une incarnation de la transcendance, la métamorphose ‘’cosmique’’ qu’opère l’allégorie johannique à partir de la parole de Dieu, de ce Verbe « engendré et non créé », placées l’une comme l’autre dans le champ d’une gravitation mystique, impriment un formidable élan spirituel à l’enseignement du Rabbi Jésus - dont il est en toute hypothèse évident que, pour son temps, il en fut assurément un d’exception.

Aller au-delà du symbolique et de l’allégorique pour tirer de leurs illuminations les matériaux infrangibles et  compacts  du contenu de la foi ? La barrière qu’interpose le monothéisme tient en l’interdit de « décortiquer (…) la transcendance elle-même ». L’invention est de libre-parcours à qui veut, pour sa propre recherche, figurer l’Incarnation (ou l’Ascension) par la pensée et le discours, mais forger une image fixe en représentation ou en concept explicatif – tel est bien le grief qu’encourt le dogme trinitaire[2] – revient à attribuer une forme à D.ieu : soit le modus operandi de l’idolâtre. Au demeurant, on entend bien dans le Prologue-Jean que la notion d’un Père s’entoure aussi, en fin de compte, d’une acception comparative, se réfère aux familles humaines.

Et tient plus encore en l’impossibilité que l’alliance hébraïque a d’emblée posée et qui fait échec aux questions naïves du type de celles des catéchismes : ‘’Qui est Dieu ?’’, ‘’De quoi est-il fait ?’’, ‘’Que veut-il pour nous ?’’. Comment oublier que depuis son départ, notre Alliance possède pour seule réponse l’indéchiffrable et sublime « Je suis qui je serai ».

Et qui vaut qu’on emprunte le commentaire qu’y a consacré une prédication du Temple de l’Etoile, l’approchant avec l’humilité qui est le sel de l’intelligence du croire, et dans un recours aussi bien à l’humour qu’à la gématrie : 
‘’… trois mots en hébreu qui recèlent tout le mystère de la nature divine. Le hasard fait d’ailleurs que la référence de ce verset dans la Bible est Exode 3,14, or « 3,14 », c’est le nombre Pi, et comme Pi est la clé du calcul du cercle, Exode 3,14 est la clé de toute la Bible’’.
 ‘’On peut en faire plusieurs lectures (…). La première (…) est que Dieu répond à Moïse en quelque sorte : « je suis qui je suis... et va ta faire cuire un œuf ». Autrement dit : « Peu importe qui je suis, cela n’a pas d’importance, moi je te demande d’aller aider le peuple à se sortir de sa mauvaise situation, d’aller libérer tous ces gens qui souffrent’’. 
De ces trois mots,  la prédication rapporte les trois interprétations les plus signifiantes (la deuxième étant exposée comme la plus hébraïque) – elles sont très condensées ci-après, mais sans rien retrancher à la puissance du sens offerte par chacune :

Ø ’Dieu est ainsi l’être en soi, ce qui est et ce qui fait être chaque chose, ce qui donne l’être à tout ce qui est. Plus près de nous, des théologiens modernes ont dit que Dieu était « la puissance d’être », ce qui pousse toute chose à être (…) ‘’ ;

Ø ‘’Dieu, c’est l’intemporel par définition, ce qui est hors du temps, hors de tout processus de genèse et de corruption. Et croire en Dieu, c’est s’attacher à l’éternel, fonder sa vie sur l’intemporel, sur l’absolu et le transcendant‘’ ;

Ø ‘’Dieu est ce qui dépasse tout, il est l’indicible, l’au delà de tout, le «tout autre». Pour les juifs, son nom est même imprononçable et inconnaissable. (…). C’est ce qu’on a appelé la « théologie apophatique », (…) : dire quelque chose de Dieu, c’est forcément dire quelque chose de faux. L’important, c’est comment l’idée que l’on en a nous fait vivre (…)’’.

Qu’on confronte au rappel de ces interprétations, inscrites dans le monothéisme fondamental des religions du Livre, non seulement le dogme de la Trinité en son énoncé, mais la sidérante plongée dans les ressorts de la composition trinitaire à laquelle se sont livrés ses commentateurs et ses analystes au fil des conciles et des siècles, poussant leurs constructions intellectuelles jusqu’à un degré à peine croyable de raffinement et de complexité : on aura sans doute alors le tracé le plus exact de la démarcation entre le christianisme-partie d’Israël et son pendant, hélas encore victorieux, qui a mis en terre ou brisé les tables spirituelles de l’Alliance pour toute la part dont il avait reçu le legs en partage. 

La foi commune n’aurait-elle, au reste, pas gagné à ce qu’on s’en tînt au Verbe, au Logos ? Et pour l’incarnation du Logos, qu’on y crût ou non, à ce qu’en avait dit Athanase : « Le Verbe de Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Au moins épargne aurait-elle été faite d’immenses querelles, telle celle du Filioque, qui perdure sans qu’à peu près personne ne soit plus à présent en capacité d’en déchiffrer l’enjeu ...

v « cette « montée vers le Père » assortie du geste-barrière demandé à Marie-Madeleine, rattaché (…) aux prescriptions du « niddah », qui pour les parfaits profanes comme moi se réduisent à l’impureté rituelle des menstrues, mais qui (…) donnent l’occasion de rappeler l’intégralité de la Loi exigée par Jésus ».

Citer ce passage du texte d’Alain Barthélemy-Vigouroux (auquel se bornent les désaccords avec  le deuxième item de ce texte) renvoie à des positions défendues dans des articles antérieurs à ‘’Regards sur un Messie chrétien : réévaluer la frontière judéo-chrétienne ?’’. Et plus spécialement sur ‘’Garrigues & Sentiers’’ pour plaider l’exclusion du champ spirituel des notions de pur et d’impur.    
   
Pour ce qui est, à cet égard, des ‘’prescriptions du Nidah’’, voici ce qui était mis en avant dans l’article en cause :

‘’L’interprétation de l’état de Nidah la plus signifiante – parce qu’elle ne renvoie en rien à une notion physique d’impureté, de salissure ou de souillure - est issue de la pensée hassidique. Qui lit notamment (et sur le même mode d’ailleurs que pour le cycle du Chabbat) dans le cycle menstruel une ascension - vers le plus haut niveau de sainteté, i.e. le processus de création que la femme a le pouvoir de mettre en œuvre ; puis une descente, lorsque, à son point culminant, ce potentiel de sainteté ne s’est pas concrétisé dans son corps et que la sainteté se retire. Mais cette descente dans le statut de Nidah a pour finalité une ascension à un degré plus élevé, à travers le départ d’un nouveau cycle’’.

Inlassable combat, s’il en est, pour récuser l’appropriation par la sphère du religieux de la figure pureté/impureté. Pour soutenir que l’enracinement de ces notions – la seconde commandant la première - appartient au cerveau archaïque de notre espèce, et sans doute d’abord sous l’espèce du sang : le sang qui exalte et le sang qui angoisse ou révulse, le sang de l’ennemi ou de la proie qui promettent l’un la sauvegarde et l’autre l’assouvissement, et le sang qui s’écoule de soi-même ou des siens, qui annonce la mort ou en menace.

Une opposition binaire qui se recombine dans l’attraction-répulsion dont se chargent respectivement le sang hyménal et le sang menstruel.

La mise en œuvre et la sacralisation névrotique des registres du pur et de l’impur justifient-ils qu’une injonction si forte soit faite à toutes les cléricatures de se détacher de ce double bornage et d’en affranchir les fidèles qui se rangent sur elles ?

Assurément, d’une part, en ce que les notions de pureté et d’impureté, à travers toutes les acceptions que les humains leur ont données, n’ont cessé, sur des millénaires, de commander une accumulation de violences parmi les plus cruelles et de crimes parmi les pires. Quand elles n’ont pas ordonné quasiment tous les génocides ou appuyé leur commission. Et dans une terminologie proche de nous, les ‘’épurations ethniques’’.

Et, ensuite, pour ce qui est du champ spirituel, en raison du non-sens absolu qu’elles contiennent : D.ieu n’a rien crée de pur, simplement parce qu’il serait impensable qu’il eût mis de l’impur dans sa Création. Sauf à nier le ‘’mystère du mal’’ – ce mal qui occupe toute la place qu’on attribue à l’impureté -, sauf à imputer au créateur la conception du mal – ce qui pourrait représenter l’indépassable en matière de blasphème.  

L’intuition et l’hypothèse, comme il a été dit de l’invention, sont de libre parcours. A cette aune, la lecture des prescriptions du Nidah sous le prisme de la pureté – la ‘’pureté familiale’’ – étant envoyée au rebus, s’ouvre la voie d’une lumière aussi incertaine et déroutante qu’elle est susceptible de paraître éblouissante : l’idée que l’interdiction du contact des corps en regard de l’état de Nidah a été ‘’soufflée’’ au législateur hébraïque pour guider une intellection future de la victoire sur la mort.

Le « Cesse de me toucher » (car je ne suis pas encore monté vers le Père) en lequel consiste le rappel fait à Marie de Magdala, n’atteste pas seulement que le vis-à-vis est un homme juif, ni que cet homme sorti libre du tombeau est vivant en son corps – ce corps qu’il est précisément prescrit de ne pas toucher. Ce qui s’entrevoit, ce qui peut ressortir d’essentiel dans la mention qui est faite de cette prescription, de par la circonstance où elle survient, est que la résurrection, qu’on y croie stricto sensu ou non,  n’est à cet instant pas celle d’un ‘’pur’’ esprit, d’une âme, d’une image animée du Messie faisant retour du ‘’séjour des morts’’ ; mais qu’elle s’entend comme la réapparition à la vie du Fils de l’homme en sa complétude, en son intégrité humaine : à ce même instant et pour ce seul instant, passé le temps du repos sabbatique de l’Incarnation, la chair du Messie a ressuscité.

Et n’est-ce pas de cette probation dont le législateur hébraïque avait très lointainement posé par avance ce qui en serait le jalon décisif à travers le « Ne me touche pas » qu’il avait édicté ?

Et bien davantage, cette injonction ne fixait-elle pas, dès son écriture, le point d’ancrage à venir de la promesse qui s’énonce dans la Rencontre au tombeau, dans les paroles et les lignes de son dialogue sous leur restitution johannique : la promesse de la résurrection de toute chair ? 

Parce que, pour le seul cas du Nidah, cette chair est exclusive de tout contact – alors que la dissociation en l’Adam de l’homme et de la femme en lesquels celui-ci a été créé s’est vouée à la fusion amoureuse des corps -, c’est bien la ‘’Loi’’ (passons outre à la mauvaise transposition du concept) qui détenait la confirmation future de la résurrection du corps du Messie.

Et pour que ce Messie en soit un, il fallait que sa résurrection justifie du même coup la foi en la victoire de tous les corps sur la mort. Et vaille ainsi rejet d’une survie qui ne serait allouée qu’aux âmes, appelées auprès de D.ieu, réunies autour de la transcendance ou insérées en celle-ci : pour non représentable que ce soit, s’il y a survie une fois ce monde achevé ou dans des mondes de créations parallèles, que le troupeau s’y resserre sur son berger, ou que l’œuvre de création fusionne en son créateur, il nous est suggéré qu’elle appartient à toutes les créatures en leur entier. L’entier en lequel elles ont été façonnées. 

Il y a là, aussi, une autre façon de d’appréhender la dynamique que possède la Loi. D’envisager la dialectique qui la parcourt entre immobilité et projection. Ce qui revient à questionner rétroactivement sa conception créatrice en regard du dénouement masqué qu’elle était destinée à inclure.

En faisant retour à ces deux versets des Ecritures chrétiennes :

 « Ne pensez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes. Je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir.
« En vérité je vous le dis, jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota, pas un seul trait de lettre de la loi ne passera, jusqu’à ce que tout soit arrivé » (Matthieu 5.17/18).

Pour autant qu’on relise cette citation jusqu’à sa fin, ‘abolir’’ versusaccomplir’’ ne posent pas une alternative, mais le calendrier du dépassement de leur contradiction.

En ce que si même à l’instant le plus inédit et le plus exceptionnel de l’aventure de la foi, le « Ne me touche pas » n’est pas aboli, c’est que pour porter en lui-même son accomplissement immédiat, celui en lequel tout vient d’arriver – la résurrection du Fils de l’homme -, il demeure annonciation du temps où le ciel et la terre passeront ; du temps qu’ouvre la victoire messianique sur la tombeau et qui promet de mener à la seule abolition qu’on devine contenue dans l’Alliance : l’abolition du mal et de la mort.

Nous avons, après tout, la liberté de croire que cette abolition n’a attendu que la fraction d’instant où se clôt l’échange entre le Ressuscité et Marie de Magdala – presque aussi bref qu’est absolue l’intégration qui s’y opère de tout ce qui a émané jusque là et jusqu’à nous de la transcendance :

« … car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ».

Puisque, aussi bien, l’Eternel n’a rien à faire de nos chronologies ni à voir avec elles, la consommation des siècles peut avoir survenu dès la remontée vers le Père, après cette fraction d’instant et dans un ‘’univers parallèle’’ de la Création. Là où le ciel et la terre ont fini de passer, où l’Alliance est déjà accomplie.

Et si l’on se replace dans notre mesure du temps, quant à savoir plus exactement ce qui sera ‘aboli’’ et ce qui sera ‘accompli’’, c’est bien ‘’à nous de faire’’. Le rabbi Jésus a tôt fait silence, et l’on sait que, répétitivement, en guise de lumière additionnelle dispensée, devant le « que dis-tu  des uns, et devant la femme « qui était là au milieu » (Jean 8,1-11),

« (Il) se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur le sol », (…)
« Puis il se baissa de nouveau et se remit à écrire sur le sol».

La péricope (dont l’attribution est multiplement référencée) ne dit rien de plus - ce qui laisse entendre que cette double inclination vers le sol signifie encore davantage que le récit circonstancié qui l’entoure, que la seule débâcle exégétique des Pharisiens qui s’y expose.

Et que, là encore, le sens est libre : quel signe, quelle ponctuation, quelle voyelle ont-elles été tracées du doigt à même la terre, et sur quel mot, sur quelle lettre, sur quel ‘trait de lettre de la loi’’ [3]?

Pour apporter, ainsi tracées, un "couronnement" à ce qui avait été notifié devant Moïse sur le mont Sinaï, par le don fait à celui-ci des deux tables de pierre du Témoignage « écrites par le doigt de Dieu ». Qu’aucune lettre ne saurait être omise de ce que ce doigt a gravé dans la pierre, et a dû graver par deux fois, se présume facilement : ce qu’écrit – ou, aussi rarement, fait écrire - l’Eternel ne contient-il pas ‘’le Monde entier" ? Et parce qu’il n’est rien dit de ce que le doigt du Messie dessine sur le sol, sur le sable ou la poussière, que puisse est-ce d’autre que les signes de l’esprit venant, une fois encore, et peut-être décisive, se poser sur la lettre ?



v  « Mais quel est le statut de cette pensée et de cette controverse, si le mystère messianique (et pourquoi pas tous les mystères du donné biblique […] ?) est borné par cet interdit qui l’exclut de notre entendement ? Quel est le statut de l’incarnation de la transcendance (…) si de toute façon on ne peut rien dire de la transcendance ? Une entité dont on ne peut rien dire a-t-elle un sens pour nous ou même simplement une existence ?
« Les grands schémas du judéo-christianisme ne sont-ils alors que des mines à hypothèses, à débats, à symboles ou à rêveries au sens de Bachelard, destinés à se fracasser tôt ou tard sur le mur de l’inconnaissable ?
« Et enfin, quel est le statut d’une foi qui flotte éternellement sans jamais s’arrimer à une conviction, si limitée qu’elle soit ?».

Ici, la citation se fait plus longue parce qu’elle englobe tous les angles de vue à partir desquels se forme l’objection du second article à l’endroit du premier.

Ce qu’Alain Barthélemy-Vigouroux interroge ne se résume-t-il pas dans l’interpellation qu’il adresse à ce ‘’mur de l’inconnaissable’’ dont il observe que l’acceptation de son tracé exclurait la transcendance, et a fortiori son incarnation, du champ de notre entendement.

Un ‘’mur’’ ou un barrage face auquel la foi ne cesserait de dériver, au risque de s’y fracasser, faute de pouvoir trouver le passage du sens. Et un ancrage un tant soit peu ménagé aux convictions qui en font l’assise, à des convictions possiblement contraintes d’être indécises à leur marge, mais qui lui apportent l’aplomb minimal.

Inversement, la réponse aurait pu se refermer sur la caution qui s’invite en préalable à la discussion de cette interpellation : le point de savoir si « Une entité dont on ne peut rien dire a (…) un sens pour nous ou même simplement une existence », appartient précisément à ce qui est voué à l’indéterminable, à l’obscur et au non lisible, qui y est assigné par le paradoxe hébraïque, ou ce qu’on se hasardera à désigner comme tel.

Qui est d’abord le piège que le monothéisme se tend à lui-même.

D’un côté, l’unicité du divin, l’interdiction de toute représentation de D.ieu et la destruction des idoles.

De l’autre, le mal fixé à jamais en question insoluble (le dualisme, lui, offre schématiquement la cohérence d’une confrontation du dieu opérateur du Bien et du dieu agent directeur du Mal), la chute dans l’idolâtrie de quiconque se risque à définir l’Etre de Dieu et, a fortiori, à lui prêter une figuration, l’interdit en résultant de nommer D.ieu en dehors d’abstractions (l’Eternel) ou d’attributs que la foi confère à son dessein (l’Amour en tant que ressort de sa Création et que finalité de son projet). Encore faut-il que l’abstrait, le non-explicitable du nom prêté à D.ieu, le terme emprunté aux mots humains pour comparer les caractères divins à nos réalités sensibles, ne glissent pas, dans leur intellection et leur usage, jusqu’à pouvoir induire la tentation de confondre l’espace infini du divin et le monde clos du créé.

Un exercice impraticable à en juger par les récits et les écrits qui forment la somme de notre rapport à l’idée de D.ieu, qui à eux tous consignent l’histoire de cette idée : chaque fois qu’il est question de la colère de D.ieu, du châtiment qu’il prononce, et même de la pitié qu’il ressent ou du pardon qu’il accorde, l’aventure ou la pensée qui sont mises en scène sont toujours interprétées par une figure humanisée, par un acteur costumé comme nous le sommes. Pensant et parlant comme nous le faisons.

Et un exercice si impraticable qu’on ne peut tenir qu’une faute, qu’un péché, puisse s’y attacher. L’Adam n’a pas reçu, à sa création, la capacité de penser-Dieu. Autrement que sous ses propres traits, et au mieux en ayant conscience de ne pouvoir parler de D.ieu, et de ce que celui-ci lui a dit de Lui-même, que dans une multiplication de métaphores. Dont le nombre excède toujours de beaucoup la limite qu’on lui avait prêtée. Des métaphores qui n’épuisent rien de ce qu’elles auraient à rendre, ou qui s’avèrent comme de juste impuissantes à restituer une parcelle de l’intraduisible pour lequel on les convoque. Quand elles ne s’avèrent pas mal construites, c’est à dire réglées sur de fausses symétries.

L’indicible et l’impénétrable vont en l’espèce de pair. Mais n’est-ce pas un bonheur, c'est-à-dire une grâce ? Et, qui sait, la première et la plus inouïe de toutes. Fût-elle, comme toute grâce, arbitrairement accordée – la justice, dans cette distribution, est dans l’abondance de ce qui est distribué et non en ce qui en revient en particulier à l’un(e) ou à l’autre.

La grâce du choix entre le dogme et son contraire.

Qu’on dénomme ce contraire ‘’libre examen’’, ou encore libre investigation dans les signifiés possibles et pensables, ce choix est aussi bien offert au croyant qu’au non-croyant. Et pourquoi pas à celui-ci au premier chef, pour qu’il ne se prive pas de scruter ce croire dont on ne lui a souvent rapporté que des contes de fée, des prohibitions indéchiffrables et des sentences implacables ou féroces. 

Le dogme ne vient pas seul. Il participe toujours d’un littéralisme, qu’il en découle au départ, ou s’en décale. Or, en caricaturant un peu (ou à peine) le terme de l’alternative où le littéralisme se place, il importerait peu qu’on crût que ‘’Dieu créa le monde en six  jours’’[4] (« Car en six jours l’Eternel a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu »), qu’on se fixât sur le décompte six fois répété « Il y eut un soir et il y eut un matin », si cette foi là ne se jugeait pas également à ses œuvres.

Trop derrière nous, trop autour de nous, témoignent de ce que la production d’un dogme, et plus infailliblement encore, toutes confessions confondues, la réduction du ‘’penser-religieux’’ au récit scriptural, engendrent de violence. Pour les premiers, proclamés respectivement trois et quatre siècles plus tôt, de quelles guerres de religions, de quelles persécutions, de quels fanatismes, les dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption auraient-ils pu fournir le sujet ?

Et pour la lecture littéraliste, par la confusion dont elle se nourrit entre le mythe narratif et les déductions rudimentaires et instinctives qu’elle y trouve à foison, elle porte plus que tout la représentation d’un Dieu vengeur qui interdit, qui condamne et qui châtie ; et inséparablement l’imagerie du courroux qu’Il dirige sur les pécheurs et les impurs – un courroux qui appelle, au besoin, les vrais fidèles à seconder de leurs mains l’épée et le feu de la punition divine.

Pour laisser là l’inépuisable violence qui, en forme de malédiction multi séculaire, ceinture le champ humain du vécu religieux, pour en revenir au dogme et à sa nature, comment ne pas s’étonner de ce qu’on s’arrête si peu sur ce que celle-ci a d’intrinsèquement réducteur ?

Outre la somme incalculable d’interrogations dont il verrouille les registres, sur quels tarissements de sources et de ressources, et sur quelles déperditions de sens, le dogme opère-t-il sa construction ?

La première de ces déperditions affecte la base même de l’intelligence qui est convoquée pour aborder le croire : l’acceptation de la pluralité des interprétations, comprise comme le pivot du travail de cette intelligence.

Une pluralité validée – tant dans les courants juifs que chrétiens du libre questionnement - en ce qu’elle s’accorde à l’éminence inatteignable de l’Ecrit, celui qui est entr’ouvert au seul déchiffrement.

Un déchiffrement dont la spiritualité issue du judaïsme a fait plus qu’une condition de son accès : un tremplin pour l’excitation intellectuelle de la recherche sur les textes : « Pour chaque verset il est sept lectures ». Le Talmud, modèle interprétatif entre tous, en est la longue projection par ses multiples filières de ‘’raisonneurs’’ et de méthodologies venant chacune offrir leur « piment », et à travers une histoire éditoriale d’une étendue sidérante, et aussi composite que complexe.

Le tarissement des sources, surexposé dans la conception chrétienne du dogme, n’interroge pas moins. Comment ne pas se représenter la quantité et la diversité des écrits dont le contournement a fait place nette à la proclamation dogmatique, à l’énoncé d’un article de foi investi de la puissance de la vérité ? Et détenteur exclusif des termes hors lesquels cette vérité ne saurait être transcrite sans perdre sa qualité de vérité, parce qu’ils contiennent la sommation parfaite de la totalité de ce que la vérité possède d’irréfragable pour les siècles des siècles.

Le dogme en appelle certes aux quatre Evangiles. Mais n’y a-t-il pas lieu de replacer les rédactions évangéliques dans les conditions que la vraisemblance factuelle leur restitue sous l’aperçu qui semble le plus probant ? Non seulement pour substituer à la paternité mythique d’un témoignage direct le lent travail d’’’ateliers d’écriture’’ œuvrant pour la plupart plus ou moins en parallèle – et chacun s’attribuant, en guise de raison sociale, un patronage apostolique (ce qui, bien entendu, n‘exclut pas que ce dernier se justifie en tant que source première d’inspiration d’une communauté scripturaire).

Mais, également, pour redonner place à l’image, au sein de ces différents ateliers d’écriture, d’une possible ‘’division du travail’’, thématique et/ou géographique, entre équipes associées, et suggérer corrélativement une production de versions originales morcelées desquelles ressortira - et se négociera ? - l’édition intégrale[5].

Et, bien plus peut-être, pour ouvrir à la représentation de la multiplicité matérielle qu’ont dû connaitre, tout au long des décennies des premiers siècles, les copies puis les traductions effectuées sur les textes ou sur des extraits de ceux-ci. Une multiplicité dont on devine qu’elle pèse de façon majeure sur les questionnements ici soulevés en regard des intellections du croire.

Connait-on en effet des copistes qui, pour bien faire (ou faire prévaloir leur idée d’un texte), et juste pour ce qu’il faut à cet égard, n’aient pas eu l’envie, plus ou moins consciente, de retrancher d’une œuvre passant entre leurs mains – ou d’y ajouter ?

Et beaucoup de traducteurs qui, dans la même intention et par des détours équivalents, n’aient pas orienté leur travail, n’y aient pas imprimé leur interprétation – et en l’espèce leur conviction -, n’aient pas donné un ‘’coup de pouce’’ à une traduction au détriment, ou dans l’omission ou l’inadvertance, d’une autre possible ? Sans préjudice des hautes barrières qui se dressent toujours devant quiconque entreprend le déplacement d’un écrit et la transposition de ses sens, de son verbe, de ses résonances et de sa musicalité d’une langue à une autre. Et, de ce point de vue, pour qui tient que les (des) évangiles ont d’abord été écrits en hébreu, en des mots dont l’in-traductibilité participe de la sacralité qu’ils incorporent, la ‘’manigance’’ éventuelle du traducteur passe finalement au second plan derrière la résistance propre à l’original …

La problématique du choix des versions, des copies et des traductions, et celle des validations ayant fait respectivement le départage final, n’est au fond qu’une entrée dans une histoire de l’effacement des sources.

C'est-à-dire de la sélection opérée aux premiers siècles dont l’aboutissement a fixé le monde chrétien devant quatre Evangiles canoniques (et autres écrits investis de la même qualification selon les confessions chrétiennes). Hors le cercle étroit des spécialistes détenteurs d’une appréhension critique du corpus en son entier – de ses contenus et de leur élaboration -, qui pourrait ne pas vouloir ‘’demander des comptes’’ - des lumières ou des aperçus suffisants - sur le processus, les raisons et les critères qui ont présidé aux déclassements dont les évangiles ‘’apocryphes’’ (et parmi eux les évangiles gnostiques) sont les vestiges[6] ? Des déclassements - quels que soient les a priori d’adhésion que le profane par obéissance est prêt à leur accorder - qui, vus sous une approche plus perplexe ou hésitante, font venir comme une ressemblance un peu narquoise avec les photographies soviétiques dont les retouches successives effaçaient les uns après les autres les ex-dirigeants éliminés.

Une autre façon, plus radicale, d’interroger ces déclassements consiste à se demander ce qu’on aurait perdu en passant à côté (et qui peut dire si les exemples qu’on isole ici sont vraiment mineurs ?) d’un Jésus non pas déféré devant l’autorité romaine, mais seulement convoqué par celle-ci, d’un Jésus marié à Marie-Madeleine, ou encore d’un Jésus végétarien. Et à tenter d’entrevoir, au milieu de tous les effacements, ce qui se serait trouvé occulté ou aurait été obscurci dans l’enseignement du Messie, ce qui aurait amputé d’une ou de plusieurs dimensions la symbolique messianique en tant que portique de « la connaissance messianique (7) ».

Toutes questions qui avec celles qui les ont précédées, engagent (ou exhortent) à penser que le doute ne s’oppose pas comme on l’entend à la foi. Que non seulement il participe du croire, mais plus finement de ce croire dont de petites voix nous suggèrent que la Transcendance n’a jamais voulu qu’il fût pétrifié. Ces petites voix qui tentent de se rendre audibles au profond de nous par-dessus le mur de nos certitudes souvent dérisoires, ou qui se sont déposées entre les lignes des Ecrits sur des mots banals ou usés, tronqués ou grillagés, pour nous redire que rien, pas même la mort, n’est figé en la Création si celle-ci est bien un ‘’projet’’ (ce qui serait une transcription, et pas plus sommaire que beaucoup d’autres, de la symbolique messianique à laquelle on vient de se référer).

Est-ce là en appeler à des ‘’témoins venus de nulle part’’ ? Ou à des figures (comme on parle de figures de rhétorique) qui viennent soutenir une plaidoirie en défense d’une autre acception du croire. Un croire en mouvement, en projection, qui ne se distingue pas essentiellement du non-croire : les questionnements, d’abord, n’y sont-ils pas  foncièrement identiques dans leur cible ?

Indice ou présomption plus substantielle : en ces questionnements - et pour autant qu’ils sont issus d’une perplexité attentive, celle qui nait de l’intelligence du doute -, c’est l’idée d’une réponse qui se dessine pour le croyant et le non-croyant. Que la perception de cette idée soit non pas commune mais seulement voisine, que la réponse ainsi pressentie ou à peine entrevue soit confusément espérée ou non attendue.

Pour l’un et pour l’autre, dans le croire et le non-croire, rien en cette idée ne prend la forme d’une promesse mais tout conjecture un accident possible dans l’intime de leur vie et de leur pensée : l’implosion de la lueur qui survient d’une intuition minuscule ou du choc soudain d’un mot. Et qui ouvre, à la fin de sa trajectoire, une brèche, ou une fêlure, dans ce dont il nous a été signifié que pas un trait, tracé ou inaccompli, ne sera révélé « jusqu’à ce que tout soit arrivé ».

Qu’importe que cette intuition ou ce heurt avec le mot soient, d’aventure, respectivement vécue dans le vague ou à peine ressenti, que cette brèche ou cette fêlure soient infimes, dès lors que le croire adjuge le tout à l’Esprit, et que le non-croire y trouve de quoi grandir en esprit. Tous deux  demeureraient-ils, pour le reste, inchangés.

 Sous cet angle, la grâce n’est pas dans la foi donnée ou à venir, mais dans la disponibilité à l’Esprit ; et en retour dans l’élan qui permet à la prière du croire  et au mutisme du non-croire, de se déployer  « vers tout sens (dont) la Création, la Révélation et la Rédemption (sont) l’horizon originel [7]bis».

Vers tout sens susceptible de leur être ouverts suivant la vocation que cette même grâce, en sa réverbération, leur aura fixée. A travers des cheminements qui parcourent – qui sait ? - l’inconnaissable.


Didier Lévy – 20 08 2020


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Le Messie au risque de l’idolâtrie – Essai d’appropriation de l'article de Didier Lévy


Publié le 27 juillet 2020 sur  le blog : GARRIGUES ET SENTIERS
L’article de Didier Lévy Regards sur un Messie chrétien : réévaluer la frontière judéo-chrétienne ?  nous donne l’occasion de réagir à un texte hardi et singulier, pour nous interroger chacun sur l’état de nos convictions à propos du socle fondateur de notre adhésion à la foi chrétienne. Les présentes lignes expriment cet exercice. Puisque toute modestie exige de limiter sa propre parole à soi-même, il me semble approprié de signaler ce à quoi j’adhère comme à des évidences dans le texte de Didier Lévy, puis d’exposer comment j’ai tenté d’interpréter ses formulations jugées à mes yeux fondamentales telles que je crois les avoir comprises, et enfin de faire connaître les interrogations qu’elles suscitent en moi pour les faire partager à ceux qui auront la patience de me lire et que je remercie d’avance. C’est ainsi qu’à mon sens se réalise l’aspect collectif de la foi, dans la communication des convictions, et non dans l’abandon à un dogme élaboré par une cléricature.

J’adhère bien sûr à l’affirmation que Jésus est incontestablement juif, et que les origines de la foi chrétienne sont pleinement juives, si ce n’est que ces origines plongent dans le devenir historique d’un peuple qui a maintenu une singularité tout en la nourrissant constamment d’apports conceptuels qui étaient ceux des civilisations de l’Orient ancien et de l’époque hellénistique, ce mouvement continuant d’ailleurs à se perpétuer. J’adhère à l’idée que le christianisme est une des expressions du judaïsme et que nous faisons partie de la diaspora d’Israël, au risque de faire enrager les juifs sourcilleux sur leur pureté identitaire. En parlant d’enfants d’Abraham, d’ailleurs, le texte ne dit pas un mot de ceux d’Ismaël : a priori ils ne devraient pas être exclus au moins à terme de cette réorganisation du paysage théologique, mais il est vrai qu’au moins dans leur doctrine traditionnelle ils récusent explicitement les textes bibliques comme falsifiés, alors que les chrétiens les ont constamment admis comme leur référence. 

J’adhère à cette définition de l’idolâtrie qui est un des piliers du texte et qui la dépoussière de ses facilités : ne plus la réduire à enfoncer des portes ouvertes en ironisant sur l’obsolescence vermoulue des idoles statufiées, mais en la définissant très efficacement comme les a priori et les tentations qui éloignent du message évangélique : celle de la lettre brute, de la connaissance détachée du doute, et, plus vulgairement ou plus primitivement encore, celle du chef, de la tribu, de la race, ou de l'argent et du marché... racine du fanatisme et de ses contagions.

J’adhère à cette affirmation qui coalise tous ceux qui rejettent l’idolâtrie ainsi définie, et qui doit les amener à s’interroger sur leur rapport à la lettre des doctrines religieuses, à leurs formulations imagées voire mythologiques, à leur recours au merveilleux et au surnaturel qui les grève du soupçon de charlatanisme, à leurs interminables et acrobatiques broderies théologiques pour expliciter et argumenter des architectures gratuites qui ne touchent en soi-même aucune fibre. 


Jésus-Christ objet d’un culte idolâtre ?

Et c’est là que le texte interroge le rapport à l’espérance messianique, et au nœud qui s’enchevêtre autour du Messie davidique attendu par la foi juive, du Jésus de l’histoire, de celui de la lettre du Nouveau Testament, du Fils de l’Homme qui est aussi le Fils du Père, de la personne trinitaire du Fils, de l’être cosmique dénommé Jésus-Christ ou, pleinement allégé de son contrepoids artisanal nazarétien, du Christ tout court, voire de Christ comme s’il s’agissait de son nouvel état-civil après métamorphose. 

Le texte de Didier Lévy s’initie par un renvoi à un autre texte primitif qui lui sert de point d’appui et qui est donné comme l’expression d’un ami de l’auteur. C’est sous sa plume qu’est formulée à l’égard des chrétiens l’accusation d’idolâtrie dans le culte rendu à celui que j’appellerai ici par commodité Jésus-Christ. 

Or ses auditoires ne l’ont pas autrement perçu et désigné que comme prophète ou docteur de la loi, Rabbi selon l’appellation hébraïque. D’où provient donc le processus idolâtre ? Si je l’entends bien, sa source serait dans la projection du schéma de l’incarnation sur notre prophète de prédilection. À proprement parler, si là encore j’interprète correctement le texte, ce n’est pas cette hypothèse ou croyance d’une incarnation de la transcendance qui est pointée du doigt, mais le fait que, pour faire coïncider l’événement Jésus-Christ avec elle, on s’expose à deux conséquences : d’une part on fait éclater le concept messianique en deux types de Messies contradictoires, le Messie chrétien et le Messie de l’espérance juive, et alors c’est l’idée même de Messie qu’un non-sens aussi outré dénature, dégrade jusqu’à la récusation ; d’autre part, on risque d’être amené à expliciter le processus de l’incarnation, fût-ce à travers le coruscant prestige du prologue johannique, et donc à décortiquer, à travers cette démarche analytique, la transcendance elle-même, ce que rejette sans appel Didier Lévy : Ou la transcendance est intrinsèquement inconnaissable, ou il n'est pas de transcendance hors les constructions inventives de l'espèce humaine. Chercher à trier ce qui relèverait d'une essence divine dans " la vie de Jésus" – comme on le fait de la part humaine du Messie – est constitutif de l'artisanat d'une statuaire du divin, donc de l’idolâtrie. 


Débusquer la mythologie

Sur de tels présupposés, on comprend sans peine que l’ensemble des récits évangéliques, surtout dans ce qu’ils présentent de merveilleux souvent monté en épingle à titre de preuve de l’incarnation du Verbe, sont autant de leurres qui égarent la foi dans l’idolâtrie : toutes les figurations historicisantes des évènements messianiques qui prétendent à une matérialité identique à celle des mots de nos dictionnaires ne confectionnent rien d'autre que des idoles.

L’affirmation me semble pouvoir faire écho à la perplexité que peut susciter l’acte d’autorité par lequel Jésus s’interpose entre tout humain et celui qu’il appelle son (ou notre) Père, plus couramment dénommé Seigneur ou simplement Dieu dans l’Evangile, et fait de lui-même la voie d’accès absolument exclusive vers lui.

Didier Lévy va alors s’attacher à débrouiller ce qui tue et ce qui vivifie dans deux instances fondamentales du récit évangélique, l’Ascension et la Résurrection, liées dans la déclaration de Jésus à Marie-Madeleine : cesse de me toucher car je ne suis pas encore remonté vers le Père. Il va le faire en prenant cet avertissement comme condition à sa lecture du texte : la lettre ne prend vie… que si son sens, la somme inépuisable de ses sens, est perpétuellement interrogée, que si chaque sens qui s'y fait jour entre dans son cheminement, de déconstructions en reconstructions

Le déroulement mythologique de l’Ascension, tout comme les manifestations thaumaturgiques du ressuscité, sont prestement évacués pour se concentrer sur cette « montée vers le Père » assortie du geste-barrière demandé à Marie-Madeleine, rattaché par Didier Lévy aux prescriptions du « niddah », qui pour les parfaits profanes comme moi se réduisent à l’impureté rituelle des menstrues, mais qui lui donnent l’occasion de rappeler l’intégralité de la Loi exigée par Jésus. La remontée du Verbe vers le Père boucle la boucle, l'incarnation a pris fin et le Verbe a repris le seul contour que lui dessine le Prologue [de saint Jean], celui du « commencement », et d’ailleurs le temps, la durée, la chronologie sont nuls et non avenus en la transcendance. Prier Jésus-Christ est-il donc absurde ? Non, mais c’est un choix lucide qui répond à une spécificité personnelle : la prière s’ouvre la voie de sa convenance et de sa sensibilité dans cette triple négation et dans cette triple inexistence


Un seul Messie pour tous 

C’est là que je suis le moins sûr de percevoir valablement l’intention de l’auteur. Voici les fragments que je crois pouvoir en reconstituer. L’idée de Messie doit être préservée comme un concept unitaire, ce qui exclut d’échafauder des schémas contradictoires pour l’exploiter. Ce qui doit nous garantir contre cette tentation, c’est d’accepter l’humilité de la foi – une humilité qui, au demeurant, ouvre parallèlement cette même foi à l’attention et à la réflexion du non-croyant. À l’endroit de qui elle ne fige rien et sait faire silence. Et pour tous les enfants d’Abraham, pour tous ceux de la filiation adoptive, cette humilité consacre le mystère messianique dans son exclusion de leur entendement. Et dans l’exhortation muette et contradictoire qui leur est adressée, de pousser leurs délibérations sur l’idée d’un Messie, de les conjoindre, sans limite temporelle, sans borne à la pensée ni à la controverse. 

Voilà au moins une certitude, qui ne se fonde pas sur une prétention à connaître la transcendance, mais qui tout de même en affirme quelque chose : d’abord qu’elle a une existence, ensuite qu’elle transcende quelque chose, nous les humains par exemple, qu’elle échappe à la temporalité, qu’elle ne communique pas avec nous – ou pas efficacement – pour nous orienter vers la vérité, et que son expédition vers notre monde, si elle a une réalité historique, ne l’a pas incitée à renouveler l’expérience ; mais que subsiste (sans relation avec la période de l’incarnation terrestre) une espérance qui n’est pas définie par son objet, mais seulement par son caractère d’espérance.  

Le concept messianique ne saurait être qu’unitaire, comme celui d’espérance auquel, spirituellement, il renvoie, s’il ne se confond avec lui. Inaccessible à une définition humaine, hors son identification à une attente inégalable, le Messie ouvre un champ infini d’abstractions qu’il nous est probablement commandé de fouiller jusqu'au temps de son retour. Un retour dont la forme, par essence imprévisible, laisse tout juste entendre qu’elle sera du même ordre mystique que celle du Verbe johannique.

Mais quel est le statut de cette pensée et de cette controverse, si le mystère messianique (et pourquoi pas tous les mystères du donné biblique – ou autre ?) est borné par cet interdit qui l’exclut de notre entendement ? Quel est le statut de l’incarnation de la transcendance si c’est un serpent qui se mord la queue et si de toute façon on ne peut rien dire de la transcendance ? Une entité dont on ne peut rien dire a-t-elle un sens pour nous ou même simplement une existence ? Les grands schémas du judéo-christianisme ne sont-ils alors que des mines à hypothèses, à débats, à symboles ou à rêveries au sens de Bachelard, destinés à se fracasser tôt ou tard sur le mur de l’inconnaissable ? Et enfin, quel est le statut d’une foi qui flotte éternellement sans jamais s’arrimer à une conviction, si limitée qu’elle soit ?

Je ne pose pas ces questions pour induire per absurdum une réponse négative : elles me semblent mériter qu’on se les pose sans a priori et qu’on en tire les conséquences. Dans le texte de Didier Lévy, on croit entrevoir que, une fois l’espace de la foi nettoyé de toute mythologie, le fidèle (comment l’appeler autrement puisqu’il s’agit de foi ?) se trouve face à une transcendance radicalement impénétrable à la ratiocination philosophico-théologique. Seuls des modes de connaissance holistiques comme l’art et la poésie peuvent donner une image de l’approche requise, et Didier Lévy conclut en citant le vers fameux de la Tristesse d’Olympio : Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs. Un propos aussi original sur un point aussi crucial de la foi chrétienne me semble appeler un débat multiple et approfondi.

Alain Barthélemy-Vigouroux

Publié dans Réflexions en chemin



[1] L’article d’Alain Barthélemy-Vigouroux est reproduit à la suite du présent texte.
[2] Quand bien même la ‘Trinité n’a-t-elle voulu signifier originellement rien d’autre que Dieu est à la fois Père, Logos - la parole créatrice - et Esprit. Et en retrancherait-on l’idée de Tertullien d’appeler « fils de Dieu », le Logos.
[3] Une étude très passionnante peut se lire sur le site « DES TRÉSORS CACHÉS DANS LE SABLE » (PARTAGES, ESCHATOLOGIE) au sujet de ces (pas) un seul iota, (pas) un seul trait de lettre, et notamment de ce "iota’’ que Matthieu est seul à relever. LE LIEN : http://destresorsdanslesable.over-blog.com/2019/12/pas-un-seul-trait-de-lettre.html

[4] Une édifiante lecture scripturaliste/créationniste est accessible sur ‘’Answers in Genesis’’. LE LIEN : https://answersingenesis.org/fr/
[5] L’hypothèse de ces écritures associées s’entend aussi à travers la ressemblance ou les points communs qu’elle peut suggérer avec le mode de formation des évangiles synoptiques.
[6] La Bible hébraïque possédant, elle aussi, ses écrits apocryphes.
7 bis et (7) : deux citations, respectivement d’Emmanuel LEVINAS et de Franz ROSENZWEIG, qui sont des emprunts au lumineux article, plus qu’indispensable, de Bernard Ginisty paru ce jour sur ‘’G&S’’.