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samedi 23 décembre 2017

« IMPASSE DE LA NATION »


L’ÉTAT RÉPUBLICAIN ET LE NOUVEAU TEMPS FÉODAL :  

> MON AMI STANISLAS A RAISON DANS SON DIAGNOSTIC,        
MAIS LE VRAI DÉBAT PORTE SUR LES RAISONS DU MAL.

De par sa vocation et son métier, mon ami Stanislas fait deux constats. Constats matériels, aussi indiscutables que sa confrontation personnelle avec eux est absolument directe.

D’une part, le constat que l’Etat n’est pas, ou plus exactement n’est plus en mesure de mobiliser les moyens nécessaires pour assurer efficacement la sûreté[1] des citoyens. Des moyens et une sûreté qui sont en l’espèce du domaine, primordial, de la sécurité civile au sens le plus large de cette notion.

D’autre part, le constat que dans de larges espaces du terrain où ses missions le conduisent à intervenir, les fractures au sein de la population ont atteint un tel degré qu’elles développent tous les caractères qui identifient une situation de rupture et par conséquent de violence sociales. Plus précisément, elles mettent à nu les déchirures grandes ouvertes d’une société subissant les coups de marginalisations, d’exclusions et de rétractions qui ne cessent de s’aggraver.  


Un diagnostic et autant de défis.

Un diagnostic au-delà duquel se découvrent en effet les défis les plus redoutables devant lesquels la République est placée. Des défis auxquels elle est confrontée déjà de longue date et, à ce jour, de plus en plus dans l’impuissance à y répondre.

Et des défis qui se réunissent en cette interpellation : que reste-t-il de l’aptitude de l’Etat à faire ce qui est sa vocation, c'est-à-dire répondre aux besoins de la population et de maintenir la cohésion de la Nation ? 

Un diagnostic qui appelle une première remarque. Tous les bilans et toutes les projections qui peuvent en sortir échappent, par la nature des problèmes posés, au champ de la polémique. Ou devraient lui échapper.

Parce que la polémique, pour entrainante qu’elle soit au regard des tensions, des colères et des indignations qui s’expriment – légitimement vis-à-vis de leurs causes même si, par la force colérique des choses, c’est rarement avec raison - est a priori vouée à être réductrice dans les arguments qu’elle déploie. Et, plus encore, dans les solutions qu’elle est à même de suggérer.

Mais peut-être faut-il néanmoins admettre que le temps de la controverse, du débat aussi passionné qu’il peut l’être sur de tels sujets, est à la fois inévitable et commandé par la démocratie elle-même.

Mais qu’il ne doit venir qu’après celui où un recul suffisant aura été pris. Le recul qui permet d’embrasser la globalité des déchirures sociales et leurs remèdes possibles dans une vision plus large et de plus longue durée.  


L’Etat a régressé.

Ce temps de recul pourra alors convaincre que les défis à relever n’en font en réalité qu’un. Ou, plutôt, que l’impuissance de la République à leur trouver une réponse tient à une raison commune : la régression à laquelle l’Etat a consenti.

C’est bien cette régression qui se découvre dans l’incapacité que la République ne cesse de montrer depuis des décennies, de façon de plus en plus manifeste et avec des conséquences de plus en plus graves, face aux fractures de la société.

Il est clair que plus la République a cédé sur les moyens d’accomplir ses missions et plus ces fractures se sont approfondies. Plus les déchirures du tissu social se sont étendues.

On a voulu un Etat qui serait partout en repli sur la scène intérieure. Un Etat économe, ‘’modeste’’, revenu à peu près aux fonctions qu’il remplissait sous la III ème république avant la guerre de 1914-1918. Et ‘’laissant faire et laissant aller’’ une logique du marché prétendument infaillible : une croyance qui pour ses tenants, enfermerait en elle toute la modernité – aussi étrange, en vérité, que puisse paraître cette prétention de modernité sachant que l’infaillibilité invoquée est un dogme formulé au XVIII ème siècle …

On a sans relâche dénoncé le poids du budget de l’Etat - et donc les contributions publiques demandées aux citoyens - comme un prélèvement abusif sur la richesse nationale et forcément dommageable pour l’économie.

On n’a pas hésité à assimiler l’impôt démocratiquement consenti à une confiscation tyrannique, surtout quand les ressources publiques sont tirées d’une imposition proportionnelle aux ressources de chacun : les plus fortunés ne trouvent en revanche rien à redire à la TVA qui soumet riches et pauvres aux mêmes taux, ni à des impôts locaux qui se fixent sur des référents identiques nonobstant les différences de revenus.

Le pire pour les mieux nantis, voire le mal absolu, résidant bien sûr dans l’impôt progressif. La redistribution des revenus et la réduction des inégalités qui sont le but de cet impôt, n’ont-ils pas été ramenées par leur discours à une pure et simple spoliation opérée au préjudice de ceux dont l’opulence est censée attester qu’ils sont  les plus méritants et les plus utiles à la société …  A tout prendre, ces nantis sont impatients de voir un impôt simplement proportionnel, à taux uniforme, se substituer à tous les prélèvements progressifs (pour les dividendes qu’ils perçoivent, satisfaction leur est déjà donnée).

Il est vrai qu’après ce type d’imposition, ce qui reste respectivement aux hyper riches et aux catégories imposables les plus besogneuses décrit des ordres de grandeur qui attestent prodigieusement qu’aucune inégalité n’a été corrigée. Une correction dont l’idée même est tenue par ceux qui sont les plus résolus à y échapper, pour l’équivalent d’un péché contre l’esprit. Et dont les mêmes professent, ou font professer, qu’elle serait ‘’un non sens économique’’.

Délégitimer ainsi l’impôt n’a été rien d’autre qu’une propagande redoutablement habile qu’ont déployée les plus favorisés (secondés par leurs porte-voix ou porte-plume) pour protéger leurs gains et leurs patrimoines – fussent-ils, ces gains et ces patrimoines, à des niveaux si inouïs qu’ils sont presque inconcevables pour leurs concitoyens. Pour se prémunir contre toute politique publique allant dans le sens d’une redistribution à travers l’imposition fiscale et la solidarité sociale. D’où l’anathème lancé sur ces fameux ‘’prélèvements obligatoires’’ dont il a été fait  quelque chose entre la peste et le choléra[2].


L’Etat impuissant.

Et on a eu un Etat pauvre. Ce qui n’était pas suffisant. Il fallait encore qu’il fût impuissant. Pour ce faire, on l’a privé des leviers dont il disposait depuis la Libération pour orienter l’économie dans le sens de l’intérêt général, et pour dessiner, à un horizon à plus long terme, une société tendant à s’accorder sur le Bien commun.

On a eu ainsi les privatisations des entreprises publiques et nationalisées, et tout spécialement les privatisations des grandes banques, avec pour conséquence que désormais il ne faut plus dire que « l’Etat ne peut pas tout », mais ‘’qu’il ne peut  presque plus rien’’.

En parallèle, la même volonté d’affaiblissement de l’Etat a entraîné le démantèlement ou la paupérisation des services publics. Ou leur dénaturation qui a résulté de ce que l’on leur a donné des objectifs copiés sur ceux d’entreprises commerciales.

Le processus qui a conduit à l’effacement des entreprises publiques en tant qu’instruments de l’action de l’Etat et à la régression des services dédiés à l’intérêt du public, est principalement passé par deux types de mesures : les ouvertures de capital aux actionnaires privés et les mises en concurrence systématiques avec des ‘’opérateurs’’ appartenant à la sphère marchande.

Des opérateurs qui agissent exclusivement en fonction de leur profitabilité, et qui obligent les organismes publics, du seul fait que ceux-ci sont mis en compétition avec eux, à se conformer aux critères de la rentabilité sur lesquels ils sont à tout coup gagnants. Et à s’aligner par conséquent sur leurs objectifs et sur les  modes de fonctionnement et de gestion qui vont avec.

Vis-à-vis du service de l’intérêt général, dès lors qu’il y a subversion des missions publiques par les intérêts privés, la mauvaise politique chasse toujours la bonne.

Le tout étant justifié par les exigences que dicterait l’économie moderne et par conséquent mondialisée. Justification indéfiniment imprimée dans les esprits par les médias et leurs éditorialistes, et martelée par les économistes ‘’autorisés’’ qui pratiquement seuls s’y expriment.

Et à laquelle se rangent, comme on obéit à un dogme, des autorités, des gouvernements et des majorités européennes qui ont renoncé au grand dessein pour l’Europe des années cinquante et des deux décennies suivantes, en tournant le dos à l’ambition civilisationnelle d’alors, et au projet social sous-tendant celle-ci, au profit de la religion de la concurrence et d’une course aveugle au libre-échange.

L’idée – constitutive d’une ‘’pensée unique’’ devenue politiquement hégémonique - étant qu’en abandonnant les objectifs de protection et de justice sociales, en précarisant toujours davantage le plus grand nombre, et ne laissant à une partie de la société que l’alternative entre le chômage et les ‘’emplois pauvres’’, on fera la santé les affaires, on les rendra florissantes comme elles l’étaient au temps du capitalisme pur et dur.

Ce qui sera une garantie d’abondance pour les dividendes et d’excellence pour la valorisation de la capitalisation boursière et pour les rémunérations des dieux vivants qui dirigent les plus grandes entreprises. Abondance et excellence en lesquelles se réduit la vision libérale de l’économie, et qui sont censées décider en fin de compte de la création des emplois. 

Certes, feront valoir les promoteurs du dogme libéral, on sur-enrichira bien ainsi les plus fortunés, mais pas à leur seul bénéfice si l’on porte ce sur-enrichissement à un point tel qu’un peu de leur richesse,  ou de leur immense ou immensissime richesse, finira bien par ‘’ruisseler’’ sur les moins bien lotis et jusqu’aux plus mal lotis – autre théorie dont la modernité n’a pour elle que de reproduire à l’identique le discours glorificateur du capitalisme du milieu du XIXème siècle …


Une incompatibilité française.

Mais si l’on est bien renvoyé, par cet inventaire des régressions subies ou consenties, à l’option ultralibérale dont il a partout été décrété qu’elle avait tranché pour les peuples européens la question du type de société dans lequel ils étaient destinés à vivre, les conséquences de ce modèle enraciné dans le culte du marché ont une résonnance spécifique pour nous, Français.

Des conséquences qui sont en lien direct avec le diagnostic posé par mon ami Stanislas. 

D’une part, parce qu’un Etat pauvre est plus gravement encore que par le passé dans l’impossibilité de disposer des moyens et des ressources indispensables à l’accomplissement de ses missions de sauvegarde.

Plus gravement, parce que ces missions sont bien plus étendues et exigent une mobilisation étatique bien plus considérable que ce n’était le cas dans la France des années soixante. Et bien plus encore de l’avant Seconde guerre mondiale.

S’agissant de la sûreté des citoyens, l’Etat moderne doit y faire face à un niveau de responsabilité sans commune mesure avec celui qui prévalait naguère. Constat qui vaut pour la majorité de nos voisins européens, mais qui pèse d’un poids d’exigences très majoré dans une république conformée par le jacobinisme, et construite sur une centralisation que les agencements de 1982 ont au final relativement peu entamée – au premier chef dans les mentalités.

Pour la protection civile comprise au sens le plus général et, en particulier, pour chacun des acteurs qui y concourent - pompiers, police, gendarmerie, Samu, services d’urgence, sécurité alimentaire, sécurité des médicaments, prévention et intervention concernant les catastrophes naturelles et environnementales … - le niveau des attentes du public est très considérablement, et très légitimement, supérieur à ce qu’il était dans le passé. On peut même dire que les attentes auxquelles il faut que l’Etat réponde n’ont, de par leur diversité et leur ampleur, plus aucun rapport avec celles d’autrefois.

Beaucoup au reste, de ces exigences, et des priorités qui vont de pair, n’existaient pas, ou pratiquement pas, il y a seulement trente ou quarante ans. Parmi les impératifs de sécurisation qui sont apparus, la menace terroriste, à elle seule, démontre l’importance des obligations nouvelles qui sont venues exiger de l’Etat une concentration supplémentaire de ressources – et de ressources considérables.   

Et en regard, cas par cas, le coût des dispositifs à déployer, ou à tenir en disponibilité, le coût de leur maintien au meilleur niveau d’efficacité, sont encore davantage sans proportion avec le montant des dépenses de même ordre que les services de l’Etat devaient jadis budgéter.

Pour s’en tenir à un seul exemple (pris dans le passé lointain pour que le contraste soit plus démonstratif), un Canadair représente pour la collectivité nationale un investissement d’une toute autre dimension financière, et simplement d’un autre ordre économique, que le véhicule de pompiers à traction hippomobile qui était en service dans les grandes villes européennes à la fin du XIX ème ou au début du XX ème siècle …  

D’autre part, parce qu’un Etat impuissant est en France, pour une raison qui tient à notre histoire, un Etat disqualifié.

Un Etat qui s’avère impuissant à protéger les Français perd en effet sa légitimité. Parce que la France, en tant que nation, s’est constituée – c’est sa singularité - autour de l’Etat.

Elle s’est constituée autour de l’Etat monarchique, le Roi étant progressivement apparu, et s’étant progressivement représenté, comme le rempart contre les invasions et comme le protecteur de ses sujets : protecteur en particulier contre les abus et les violences des seigneurs, sires et châtelains, contre leurs guerres privées et leurs exactions en tous genres. Un Roi qui imposera l’autorité supérieure de sa justice et son pouvoir exclusif de faire la loi.

C’est du Roi que sont venues, ou c’est lui qui en fin de compte a garanti, la protection et les exemptions des gens d’Eglise, les franchises des villes, les privilèges des corporations de métiers, la sauvegarde des droits des bourgeois et autres roturiers. Ce sont ses agents qui au fil des siècles ont installé dans les campagnes, et à travers toutes les provinces réunies au Royaume, une administration à la fois de droit, de sûreté et d’autorité.

La France est demeurée extrêmement composite sous l’Ancien Régime, avec des milliers de coutumes différentes qui, selon les lieux, réglaient les droits, les statuts et la vie de leurs habitants. Mais un sentiment national est bien né au cours de ces siècles là, et il remonte probablement, ou se manifeste déjà - au service d’un Capétien chef de l’ost royal et français -, au moment de la bataille de Bouvines … 

Sur l’essentiel, ce sentiment national va unifier le royaume autour de la Couronne qui fait le lien associatif de la nation. Un lien avec lequel l’image du Roi se confond et auquel la personne du Roi s’identifie. Nonobstant les multiples formes de contre-pouvoirs vis-à-vis desquels la monarchie capétienne est obligée de composer - des  compétences jalousement gardées par les juges des Parlements aux droits sanctuarisés au bénéfice de telle province –, même après avoir, tardivement, assis une autorité sans rivale.

La République a posé les termes modernes de la nation, mais l’Etat républicain a pris la suite de l’Etat capétien. Sans avoir besoin d’une légitimité de droit divin ni de l’onction religieuse du sacre royal, il a pris simplement cette suite en tant que garant et qu’unificateur de la Nation.

Avec la même obligation d’assumer le rôle de protection qui avait légitimé pendant des siècles la monarchie. La protection contre les invasions d’un côté, la protection contre les violences civiles de l’autre. La double garde et sauvegarde de la paix intérieure et de l’ordre tranquille des (bonnes) lois : c'est-à-dire des frontières et des droits établis dans la nation.

Une obligation si fondamentale que Louis XVI est finalement renversé parce que la conviction s’est ancrée qu’il a cherché, dans la fuite à Varennes, l’appui des rois européens coalisés contre la Révolution. La chute de la royauté suit, en seulement une année, un processus de dégradation de la base même de la légitimation monarchique : une dégradation qui frappe un Roi dont les anciens sujets tiennent qu’il a trahit ses devoirs envers eux en trahissant les devoirs patriotiques de sa charge. Qu’il a entretenu avec les ennemis de la France des menées communes qui font de lui leur allié contre celle-ci et contre le peuple français.

Par la suite, aucun régime ne survivra à une défaite militaire majeure parce que, de façon comparable, cette défaite aura signifié qu’il n’avait pas été à la hauteur de sa charge de défendre la France et de protéger les Français. Et parce que cette double impuissance lui sera imputée en totalité qu’elle que soit la nature précise de la faute (ou des fautes)  invoquée(s) contre lui.

Une défaillance de sa part qui sera jugée sans appel et traitée comme une forfaiture. Plus encore que la déchéance du Second Empire prononcée dès l’annonce du désastre du Sedan, la disparition quasi immédiate de la III ème république après son effondrement militaire devant l’offensive allemande de mai-juin 1940, est l’illustration la plus tragique de la délégitimation politique qu’entraîne une carence extrême, ou exemplairement saisissante, touchant à l’accomplissement de la fonction protectrice qui est la vocation que nous assignons à l’Etat et, au fond, peut-être la seule raison d’être que nous lui trouvons[3].


L’extension du devoir étatique de protection.

L’obligation d’assurer la protection des Français a pris progressivement pour l’Etat une dimension sociale et sociétale de plus en majeure et déterminante à l’époque contemporaine. Les terribles famines du règne de Louis XIV – autant de morts que pour la période entre 1914 et 1918 – ne délégitiment pas la monarchie.

Des révolutions sourcées dans des revendications sociales ont en revanche emporté la monarchie de Juillet, d’autres ont failli le faire par la suite pour les régimes républicains (des journées de juin 1848 et de la Commune de Paris aux ‘’événements’’ de mai 1968 – fût-ce, pour ceux-ci, dans un registre non sanglant et globalement plutôt festif).

Cette extension de l’impératif de protection assigné au gouvernement de la République, a trouvé son illustration principale, et son élan, dans le modèle social qui a été institué après la Libération dans le droit fil du programme politique de la Résistance.

De sorte qu’à partir de là, l’Etat a vu entrer dans ses compétences une vaste étendue de fonctions qui toutes, sur l’appréciation de leur bon accomplissement, décident aux yeux des Français de sa légitimité à partir du même critère : la Nation trouve-t-elle en lui, à l’exemple des lointains rois, le protecteur de tous ses membres, et peut-elle fonder et maintenir son existence et son unité sur l’action qu’il déploie en faveur de l’une et de l’autre ?

Outre la mission de sauvegarde, ou de sûreté civile, sur laquelle j’ai déjà analysé et commenté le constat de mon ami Stanislas, la liste de ces fonctions pourrait, par sa diversité, décourager l’énumération. Je m’en tiendrai aux plus fortement significatives et déterminantes.

Et en énumérant et décrivant ces fonctions aujourd’hui imparties à l’Etat-protecteur telles qu’elles me paraissent appréhendées ou envisagées par le corps social :

- le bon fonctionnement de la justice, garantie de l’Etat de droit ; mais dans une acception qui est devenue de plus en plus large et de plus en plus exigeante. Et qui dépasse de beaucoup le rôle dévolu de tous temps aux juridictions civiles et pénales, pour englober à peu près tout ce qui établit chaque citoyen dans ses droits et libertés. Dans sa sûreté vis-à-vis des autorités publiques et vis-à-vis de ses concitoyens. Dans toutes les garanties qui conditionnent le ‘’vivre-ensemble’’ démocratique.

- l‘arbitrage par la République des relations sociales, c'est-à-dire, globalement le départage entre les intérêts des entreprises et ceux de leurs salariés. Un arbitrage qui est rendu au niveau national et des grandes branches, et au nom de l’équité, des nécessités nationales et du Bien commun, et qui fait partie de tous ceux (auxquels on s’attache un peu plus loin) qui assurent l’équilibrage des intérêts particuliers par rapport à l’intérêt général.

Cet arbitrage social justifiant une mention particulière en ce qu’il intervient dans la large étendue de l’économie, et dans la mesure où la population salariée n’appuie pas ses droits sur la possession d’une partie de l’outil de production et n’a, hors la loi et l’Etat,  d’autre recours contre l’arbitraire que sa capacité de contre-violence sociale – celle-ci fût-elle du type à peu près normé de la grève.

- la préservation et le progrès du système de sécurité sociale qui, dès sa fondation en 1945, a été regardé comme inclus, et à titre de composante essentielle, dans le contrat qui existe entre l’Etat et les citoyens. Un contrat social sur lequel repose la République et qui entre par conséquent en son entier dans le pacte républicain.

L’accès de tous au système de santé et à des soins de qualité, l’effectivité du droit au logement, le juste fonctionnement des régime de retraites, de l’aide aux familles, à l’enfance et aux personnages âgées, et de toutes les formes d’assistance publique face aux accidents et détresses de la vie – et en premier lieu face à la perte de l’emploi -, constituent les principaux piliers de cette sorte de ‘’constitution de la solidarité’’ que l’Etat , en France, se doit de respecter, de faire appliquer et de conforter.

- la garantie de l’égalité des droits, qui recouvre tous les domaines où cette égalité, proclamée par la Déclaration de 1789, est à la fois inséparable de la vocation et des principes de la République, et susceptible d’être menacée par les inégalités sociales : de quelle réalité l’égalité des droits peut-elle en effet se réclamer si elle est alléguée entre des citoyens que l’inégalité de leurs conditions économiques fait appartenir à rien moins que des castes différentes ; l’écart entre ces conditions inscrivant, de génération en génération, les plus riches dans les plus hautes castes et revoyant leurs vis-à-vis dans les castes inférieures - dont la plus basse réunit des populations paupérisées sans appel.

 Ainsi qu’est-ce d’autre que d’une parodie, ou d’une singerie, d’égalité dont il s’agit quand on prête une position égale devant la loi, et dans la société politique, respectivement à l’un de ces dirigeants d’entreprises du CAC 40 si outrageusement rémunérés et fortunés, et à une caissière d’hypermarché à temps partiel contraint et placée de surcroît à la tête d’une famille monoparentale ?  

Dans la non discrimination qu’il incombe à l’Etat de garantir, l’égalité dans la possession et dans l’exercice des droits sociaux se positionne avec la même force d’exigence que l’égalité devant la loi. Pour la première, complémentairement avec les droits à la solidarité déjà mentionnés, l’instruction, l’éducation, l’accès à la culture et le droit à la formation sont bien entendu des ‘’têtes de chapitre’’ absolument capitales.  

- le départage entre les intérêts particuliers, dont les Français ont toujours attendu qu’il soit exercé par l’Etat et par l’Etat seul. Une fonction qui en appelle, vis-à-vis de l’Etat, corrélativement au devoir de protection qui est assigné à celui-ci, à la charge qui lui revient d’incarner le Bien commun et l’intérêt général. Et qui donc l’interpelle à la fois sur ce qui est l’origine et la raison de sa légitimité et sur la mission qui l’a rendu irremplaçable.

Un départage conduit pour garantir les droits agencés dans la nation – comme il l’était hier en sauvegarde des droits reconnus aux sujets et aux diverses composantes du royaume. Et qui, de même que la défense de l’intégrité du territoire et de la plénitude de la souveraineté, ou que la confection et la garde des lois qui assurent la paix et la sûreté intérieures, n’est pas susceptibles de relever d’une autre personne juridique que l’Etat. D’une autre personne que celle dont l’essence s’est progressivement confondue avec cette double incarnation du bien commun et l’intérêt général.

A l’Etat donc d’arbitrer entre les forces économiques, entre les catégories socio-professionnelles et au sein de celles-ci ; et d’exercer une justice arbitrale qui fasse prévaloir, contre les intérêts égoïstes, contre les abus de position dominante, les préoccupations et les impératifs d’équité dont le délaissement de sa part aurait pour effet de fragiliser l’agrégation des composantes du corps social et donc la cohésion de la nation. Avec, pour lui-même, tous les risques qui résulteraient d’une démission touchant directement ce sur quoi s’est fondé son rôle historique. 

Ce départage par l’Etat, à travers les différentes institutions qui le constituent ou le prolongent, est d’autant plus primordial quand il est appelé à donner un coup d’arrêt aux abus, ou aux prétentions abusives, d’intérêts dont les agissements sont commandés par un appétit inextinguible de gain. Des intérêts dont l’influence est trop dommageablement favorisée par le rapport de forces qui leur est favorable.

C’est en premier lieu à ce titre que l’Etat intervient nécessairement en protection des catégories sujettes à une spoliation ou menacées d’une paupérisation. Une intervention qui se doit d’être sans relâche, à la mesure de la permanence avec laquelle la violence économique et sociale s’exerce, par nature, sur les équilibres internes à la société - sous des formes répétitives ou d’autant plus agressives qu’elles se modifient et se renforcent d’une période à une autre.

Salariés confrontés aux intérêts du patronat et à la fringale d’enrichissement des actionnaires et, partant, tributaires d’une logique de profitabilité qui fait d’eux une simple variable d’ajustement et des pions dans le jeu du dumping social, agriculteurs et éleveurs face aux centrales d’achat des chaînes d’hyper marchés et aux entreprises de l’agro-alimentaire et de l’agro-chimie, PME et TPE face aux entreprises ultra dominantes dans leur environnement professionnel et autres sous-traitants face à leurs donneurs d’ordres, commerces de proximité éliminés par la grande distribution qui les voue à disparaître sous l’effet d’une compétition insurmontablement inégale, activités conformées sur des normes sociales en butte à la concurrence sauvage de l’e-commerce et de l’ubérisation : autant de cas où, sans intervention arbitrale de l’Etat, au minimum réparatrice, le libre-cours de modèles économiques dérégulés et spoliateurs entraîne dislocations catégorielles et fractures sociétales.


Des missions de protection qui ne sont plus remplies …

Dresser ainsi un inventaire de ce qui pour les Français, s’ajoutant aux missions traditionnelles de sauvegarde, entre aujourd’hui prioritairement dans le champ du devoir étatique de protection, met, point par point, devant le constat d’un renoncement de l’action publique - un renoncement affiché en termes de volonté politique et de moyens. Quand ce n’est pas, plus gravement encore, devant l’évidence que l’Etat n’intègre plus dans ses missions et ses responsabilités des fonctions capitales pour la nation et tenues pour telles par la majorité de nos compatriotes.

Paupérisation de la justice – avec, et au premier chef pour les usagers de la justice les moins fortunés, des délais de jugement de plus en plus inadmissibles et insupportables  ; alignement des politiques publiques (ce qui vaut dans toute l’Europe) sur les exigences patronales visant à ramener les relations sociales et la protection des salariés à leur niveau des années trente ; mise en cause de l’assurance-maladie de la sécurité sociale et injonction corrélative de recourir aux complémentaires-santé – conjonction qui naturellement joue en faveur du surdéveloppement d’un système de santé ‘’à deux vitesses’’ ; indifférence (quand ce n’est pas un encouragement plus ou moins avoué…) de l’Etat républicain au creusement - vertigineux - des inégalités, et inertie de sa part devant la dégradation du pacte social qui en découle ; démission de l’Etat vis à vis de l’arbitrage entre les intérêts particuliers qui lui incombe au nom de l’intérêt général, la charge de cet arbitrage étant transférée au libre jeu d’une concurrence censée trancher sans appel de la rationalité économique et du meilleur équilibre entre les acteurs professionnels et sociaux.

Autant de renoncements qui, la part étant faite des similitudes et des dissemblances que comportent deux périodes éloignées de l’histoire de l’Etat, renvoient à un précédent historique (vis-à-vis duquel la dernière démission citée apparaît spécialement exemplaire) qui, de par se traits originaux, comportait les risque d’empêcher la France de se former : ce précédent est assurément celui que suggèrent le temps de la féodalité et la perte de ses prérogatives que la monarchie a alors, et sur une longue période[4], subie, tandis que les divisions et subdivisions dues aux appropriations de fiefs par les suzerains et vassaux démantelaient le royaume.

Dans ce parallèle, une mention particulière doit être faite des aliénations infligées à l’autorité judiciaire (en la matière, les rois capétiens mettront plus de trois siècles pour commencer à recouvrer le pouvoir de justice, premier constituant de la fonction royale, que les seigneuries s’étaient attribuées à leurs dépens). Une forme de privatisation de la justice qui dans notre actualité immédiate, interpelle les traités de libre-échange transatlantiques.

L’un des privilèges que ces derniers consacrent, ou prévoient de consacrer, au bénéfice des intérêts particuliers les plus puissants, réside dans la substitution aux tribunaux publics d’instances juridictionnelles privées à la main des entreprises multinationales. Des instances ayant pour vocation de faire prévaloir la cause de la profitabilité de ces multinationales sur celle de la souveraineté de l’Etat – des Etats – et, partant, sur celle des intérêts des nations et des peuples.

Les rétractions et abandons de l’Etat qu’on vient de lister, celles qui sont devenues trop banales pour rendre encore audibles les dénonciations et les indignations qu’elles suscitent, comme celles dont l’exemplarité est la plus singulière, ont bien en commun leur parenté avec l’abaissement du pouvoir royal durant la période féodale. Avec la réduction que ce dernier a alors connue quant à l’espace et aux domaines où il continuait à s’exercer, et qui concluait les confiscations seigneuriales de sa souveraineté.

Mais à la différence de ce temps féodal, l’Etat (les Etats) n’a (n’ont) plus affaire  à des duchés et autres baronnies, à des comtes ou à des sires, qui en en fractionnant et en privatisant le royaume à leur bénéfice, n’agissaient (Plantagenêt exceptés) qu’à l’intérieur ou aux marges de celui -ci. La féodalité qui est aujourd’hui à l’œuvre, et qui impose sa domination sous le nom de ‘’mondialisation’’, représente une entreprise transnationale et supranationale qui vise partout au dépérissement de l’Etat.

Une entreprise mondialisée qui coalise les intérêts particuliers les plus hégémoniques de la planète, et qui s’emploie à supplanter l’Etat et à le réduire sinon à rien, du moins au reliquat de compétences qui ne lui laissera aucune faculté de faire obstacle au pouvoir économique calibré par ces intérêts pour être universel et absolu. Qui n’abandonnera à aucune autorité politique légitime le moyen de contrôler, de moraliser, ou de subordonner à un bien commun supérieur, les ressorts dits ‘’libéraux’’ ou ‘’néolibéraux’’ de l’augmentation des profits, de la valorisation boursière et des dividendes distribués. Des ressorts dont compte seulement, pour outrancièrement spéculatifs et spoliateurs qu’ils soient, qu’ils ne cessent de porter ces profits, la bourse et les dividendes toujours plus haut dans l’échelle démesurée de l’enrichissement qui, pout les plus opulents, fait à présent la norme.


… et des défis nouveaux qui interpellent l’Etat républicain. 

Pour la France, le paysage qui se découvre derrière l’irrésistible ascension des forces économiques qui poussent au plus loin le démantèlement et le dépérissement de l’Etat, montre la République devant des défis nouveaux et redoutables.

Si ces forces économiques, archi dominantes, ont accrédité par toutes leurs ressources d’influence politique et de pénétration du monde universitaire, et à grand renfort de matraquage médiatique, l’idée qu’hors du marché, il n’y avait point de salut, si par des moyens identiques, elles sont parvenues (et tout particulièrement au sein de l’UE et de ses organes dirigeants) à faire de la concurrence - revêtue de l’abracadabrantesque allégation d’être libre et non faussée - une nouvelle religion d’Etat, et si elles ont intimé, avec succès, à chaque société de s’aligner sur l’égarement qui leur fait réduire toute activité humaine à sa marchandisation, en revanche c’est pour une large part en sous-main, sicut latro, qu’elles ont œuvré afin de voir remplir la condition dont elles savaient que dépendait le gonflement sans limite de leur hyper richesse : globalement, la rétraction radicale de l’Etat sur un avant New Deal et, plus directement pour nous Français, l’éradication, l’un après l’autre, de tous les référents économiques et sociaux issus du programme du CNR[5] .

Chacune des avancées concrètes de ces identifiants de l’idéologie ‘’ultralibérale’’ - et du paroxysme d’égoïsme de classe que celle-ci exprime - s’est naturellement traduite, et se traduit, par un recul social qui fragilise et discrimine en premier lieu les catégories  plus fragiles. Mais, au-delà des cibles qui sont répétitivement ou successivement touchées, le nombre, la diversité et l’impact des coups portés au contrat social, plus conséquents année après année depuis le milieu des années quatre-vingt, et émanant d’acteurs politiques et économiques de plus en plus déterminés à remettre en cause les fondements mêmes de ce contrat social, dressent un tableau dans lequel l’équilibre sociétal est lui-même atteint.

Et ce, de façon d’autant plus redoutable, qu’aux atteintes cumulatives qui ont ainsi été dirigées contre la cohésion du corps social, s’ajoute l’effet des faiblesses, voire des points de rupture, que d’autres facteurs ont introduit dans l’édifice par nature fragile de la nation. Des affaiblissements supplémentaires que les replis de l’Etat ont laissé s’étendre et s’aggraver faute, notamment, que la solidarité - dont la fonction étatique, dans sa plénitude, était la clé de voûte et le garant – soit entrée à sa pleine mesure dans les réponses ou les anticipations qu’ils appelaient.

Un défi central réunit ces facteurs contemporains de la fragilisation de la nation : la capacité pour celle-ci d’intégrer en son sein des populations venues d’autres cultures - des cultures où la détermination religieuse est souvent prépondérante – dont l’éloignement civilisationel est sans commune mesure avec les différences sociétales que présentaient les immigrations antérieures (comparaison qui ne minore en rien le fait  que les immigrés italiens ou polonais de naguère furent en butte à un rejet, notamment économique, et à une xénophobie dont les expressions purent prendre une forme violente).

‘’Intégrer’’ ne signifiant pas que les différences culturelles seront abolies, que toute référence aux origines se trouve bannie. L’enjeu est en revanche de faire de ressortissants d’autres pays, ceux-ci fussent-ils à tous égards très différents – voire aussi différents qu’il est possible - de la république française, des citoyens français aptes à entrer dans la nation (et et fiers d’y appartenir) – au sens que la Révolution de 1789 a donné à ce terme de ‘’nation’’, c’est à dire dans l’acception dont elle a doté ce concept. Un enjeu qui relève en tous points de la vocation universaliste qu’a affirmé notre idéal républicain et qui vaut pour toutes les valeurs dont il s’est réclamé.

Rappeler ces données basiques, c’est mesurer l’échec global où nous sommes vis-à-vis d’immigrations récentes, maghrébines et subsahariennes en particulier, avec cette circonstance considérablement aggravante que cet échec concerne la seconde génération quand il ne s’étend pas à la troisième

Un échec dans lequel les causes économiques pèsent évidemment d’un poids majeur : des décennies de chômage, de précarisation des emplois, d’exclusions sociales multiples, et autres composantes de l’inégalité ou conséquences des reculs de l’Etat-providence.

Mais ces causes n’ont libéré les menaces qu’elles comportaient pour la nation que faute, d’une part que l’Etat républicain ait pris à temps la pleine mesure du volontarisme qu’une politique d’intégration exige des responsables publics, et d’autre part, que la pédagogie indispensable ait été dispensée pour avertir l’opinion de l’ampleur et de la présence durable des phénomènes migratoires auxquels les Etats européens étaient confrontés, et pour justifier aux yeux des citoyens l’investissement qui devrait être consenti sur une (très) longue période pour gérer et maîtriser ces phénomènes. 

Ainsi, si des budgets considérables ont bien été consacrés aux diverses politiques tournant autour des thématiques de l’intégration, si les gouvernants successifs ont tous communiqué sur leur résolution de s’attaquer aux racines du mal - qu’on se souvienne des « plans Marshall » annoncés pour les banlieues -, et si tel ou tel ministre  a initié des actions pertinentes, l’Etat est-il resté dramatiquement en dessous du niveau d’implication et de mobilisation qui conditionnait sa possibilité de répondre à la  priorité qui s’imposait à lui.

Une priorité que lui fixaient sa tardive découverte de populations et de territoires ‘’perdus pour la République’’, et de la gravité des découpages sociologiques que les ghettoïsations impriment dans l’espace urbain. Et qui produisent ce que les ghettos produisent invariablement : à savoir la ségrégation dans des économies parallèles (pour les ghettos modernes, on sait que celles-ci reposent sur le commerce des stupéfiants, activité qui y est la plus accessible), et le repli sur des signes identitaires séparatifs : langue privative ou accent distinctif ‘’collé’’ sur la langue commune, habillements et coiffures se voulant significatifs ou revendicatifs d’une singularité, postures comportementales affichées sur ces mêmes modes démonstratifs, et, de proche en proche, tous autres détournements des composantes ordinaires des manières de vivre.

Que ces signes identitaires entendent signifier une partition communautaire ou protestataire, ou qu’ils dérivent d’une allégeance à un fondamentalisme confessionnel – point n’est besoin de rappeler que la plus répandue de ces allégeances a cruellement et répétitivement démontré qu’elle était capable de dériver jusqu'au fanatisme et jusqu’à l’engagement terroriste.

Des communautés du repli, comme autant d’enclaves, se sont ainsi constituées, qui sont la négation même de l’idée républicaine de nationpuisque celle-ci ignore et récuse tout étagement intermédiaire d’appartenance entre le citoyen et la nation. Et au sein desquelles se coalisent, dans le registre de la délinquance ou dans celui de l’identitarisme religieux, des formes multiples de rejet de la loi démocratique et de ses représentants (confondant au reste dans ceux-ci des  intervenants – pompiers, médecins, ambulanciers … - qui sont simplement au service de l’intérêt public).

Sur fond de renoncements de l’Etat à ses fonctions historiquement, ou aujourd’hui socialement, les plus fondamentales, la sous évaluation par les gouvernants des risques que, sous toutes leurs déclinaisons, les communautarismes et autres séparatismes voulus ou subis faisaient courir à la cohésion nationale, alliée à l’insuffisance de la volonté politique, et corrélativement à celle des moyens mis en œuvre pour venir à bout des phénomènes de ghettoïsation, ont  directement conduit à ce que deux lignes de front s’ouvrent dans l’opinion française sur les questions de l’immigration : des lignes de front derrière lesquelles, respectivement, deux types de réaction, à peu près pareillement agrégatifs d’exaspération et d’agressivité sociétales, ont trouvé leurs terrains de manœuvre.

Le premier type concerne les catégories déclassées et paupérisées qui sont amenées à vivre au milieu de populations en défaut d’intégration et à  cohabiter avec celles-ci dans le même cadre ségrégatif.

Et dans des formes d’exclusion voisines dont les plus marquées du sceau de la discrimination tendent à devenir communes, en particulier l’exposition aux mêmes dommages sociaux et aux mêmes carences en matière de sûreté. Comment ces catégories, convaincues d’être condamnées au déclassement à perpétuité, et si peu prévenues du système qui les assigne à ce déclassement, pourraient-elles ne pas se convaincre que les immigrations - dont la non-gouvernance par l’Etat républicain détermine et dessine par ses conséquences leur cadre de vie – entrent dans  toutes les causes de leur relégation, ou en sont la cause unique ?

Juste au dessus de cet état de relégation, les classes auxquelles la faiblesse (ou la relative faiblesse) de leurs ressources et la fragilité de leur situation économique font craindre de rejoindre un jour les groupes paupérisés, et peut-être de tomber dans une indistinction de statut avec ceux qui sont logés à la même enseigne d’exclusion que les immigrés les plus marginalisés, développent à l’égard de ces immigrés une forme de syndrome du ‘’petit blanc’’. Un syndrome que, longtemps, les Etats-Unis, et d’abord leurs états du Sud, ont tout particulièrement vu se développer, et qu’ils ont les premiers fait connaître.

Un syndrome qui s’étend à mesure que la perte de confiance dans l’avenir s’aggrave : la hantise du déclassement, et d’un possible basculement au rang des populations qui s’identifient à la ségrégation opérée par les ‘’quartiers difficiles’’, est d’autant plus activée que la génération des actifs (s’entend ceux qui, en son sein, sont en possession d’un travail et du statut social correspondant) a tout lieu de penser que les générations qui la suivent auront des niveaux de vie, d’accès à l’emploi, de ressources et de protection sociale inférieurs, ou très inférieurs, aux siens.

Lesquels lui apparaissent déjà, pour ce qui est de son plus grand nombre - des gens modestement ou faiblement nantis qui font de surcroît l’expérience de la précarité -, comme nettement en recul par rapport aux conditions dont a bénéficié la génération issue des ‘’berceaux de la Libération’’.

Autant d’incitations dans ces peurs, et principalement à la base des classes moyennes – ouvriers qualifiés, employés, cadres intermédiaires, métiers techniques … -, pour voir les immigrés les plus ‘’visibles’’ non comme une population éligible dans l’urgence à une politique publique d’intégration, mais comme des éléments allogènes inassimilables, indésirables, et menaçants à un titre ou à un autre – et d’abord à titre concurrentiel, culturel ou sécuritaire.

A l’autre extrémité de l’arc social, le second type de réaction de rejet des immigrations se manifeste dans le segment de la société qui tire avantage de l’économie mondialisée.

Des catégories aisées qui ne prennent en compte dans la mondialisation que les bénéfices qu’elles en tirent. Des bénéfices qui, pour leur composante la plus  fortunée, surajoutent jusqu’à un point vertigineux à la richesse et à la puissance que ce groupe social s’est vu léguer ou s’est assurée, et aux privilèges que celui-ci s’est créés ou s’est recréés dans l’économie capitaliste depuis la révolution industrielle.

En revanche, dans le rétrécissement du monde que les moyens modernes de transport ont induit, et auquel la numérisation, à travers toutes ses applications, a ajouté la dimension de l’instantanéité, rien n’a semblé faire prendre à ce groupe immensément favorisé, la mesure des effets en retour du passage de l’humanité au stade de l’effacement des distances et des barrières du temps. 

Ainsi les mêmes qui disposent, pour leurs ingénieries ‘’d’optimisation’’, et entre autres entregents dans une quantité de places financières, de la dissémination sur tous les continents des services occultes des réseaux bancaires, tous intermédiaires qui d’un clic feront circuler leur argent autour de la planète - que ce dernier soit le produit de l’évasion fiscale ou de toutes formes de dissimulation ou de blanchiments -, ne paraissent-ils pas ignorer le lien et la similitude d’échelle entre désastres planétaires et drames humanitaires ?

Et plus encore la quasi immédiateté que revêt aujourd’hui la circulation, par contrecoups, des impacts de ces désastres : combien de temps entre les développements de la violence des conflits en Afghanistan, en Irak ou en Syrie, et l’arrivée en Europe de celles et de ceux qui doivent fuir cette violence ?

Dans le même ordre d’idées, et pour la partie de ces catégories dont les revenus restent dans la mesure encore figurable de la richesse, combien parmi ceux qui vont passer leurs vacances aux Antilles, aux Seychelles ou à Maurice – comme leurs grands parents passaient les leurs à Dinard, à St Jean de Luz ou à Megève -, conçoivent-ils que les flux migratoires participent du même raccourcissement des distances que celui dont les compagnies aériennes leur font vivre l’expérience régulièrement répétée ?

Que de par sa méconnaissance ou son déni des déterminismes planétaires en cause - une méconnaissance le cas échéant alourdie du poids d’adhésions personnelles à des partis-pris xénophobes ou racistes -, le segment de la société le mieux nanti et, partant, pourtant censé avoir en sa possession l’information la plus complète, agisse dans le sens de l’aveuglement majoritaire devant les réalités de l’immigration, achève sans doute de priver cette question de fond du traitement qui cesserait d’en faire un défi central pour la cohésion de la nation. Et de faire de la cohabitation sociétale avec des populations venues d’autres cultures l’objet de polémiques exemplaires des fragmentations du corps social.

S’ajoutant aux ruptures et aux délitements que subit déjà la nation, le défaut d’intégration (auquel les réussites individuelles, réelles et significatives, mais d’un autre ordre de réalité sociale, n’apportent pas de démenti) qui est, d’une manière ou d’une autre, le sort très communément partagé par ces populations où il recouvre à présent plusieurs générations, ajoute une fragilisation redoutable aux équilibres qui conditionnent le ‘’vivre ensemble’’. Mais cette fragilisation, à l’instar de toutes les autres, découle d’un renoncement systémique au volontarisme politique.

Par là, que les classes aisées ne s’interrogent pas davantage sur le discours de la droite dite républicaine qui (pour ne parler que d’elle …) concoure à ce que la thématique de l’immigration ne soit abordée que dans le registre de la défiance et de la peur, du rejet et du conflit, dresse bien un obstacle, et un obstacle majeur, à une perception raisonnée de cette thématique et, au-delà, de l’ensemble des défis posés à la société française.

Perception raisonnée ou déni de la réalité : l’alternative vaut pour tous  les facteurs de dissociation de la nation qu’on a successivement examinés. Des rétractions que l’Etat républicain n’a cessé de consentir depuis le milieu des années quatre-vingts, aux dépérissements que sur l’ensemble des protections et garanties qui les avaient réunis, les citoyens se sont vu infliger en lien direct avec ces abandons.

Ce déni de la réalité a bien à chaque fois prévalu : déni de la fonction protectrice de l’Etat, source historique à la fois de sa légitimité et de sa capacité à ‘’faire nation’’ autour de lui ; déni du rejet par le corps social de l’effacement continu des droits et des sécurités sociales dont il avait confié à la République le soin de les garantir et de les accroître - dans la continuité des sauvegardes qu’il avait jadis attendues de l’Etat monarchique ; déni de l’effet dévastateur du creusement insensé des inégalités ; et déni par-dessus tout de la démoralisation collective que ne pouvaient manquer de produire des décennies de chômage et de précarisations cumulées, quelque apparence de résignation en apporte l’expression la plus immédiatement visible.

Avec encore deux dénis dont les effets s’attaquent le plus quotidiennement à la confiance en l’Etat républicain. En premier, le déni de la disqualification qu’encoure une Justice privée de moyens qui ne paraît même plus mesurer ce que ses délais de décision ont de préjudiciables à l’ordre public et à la défense des droits des citoyens qui font appel à elle.

Une défaillance qui s’affiche dans le temps judiciaire qui repousse interminablement le jugement d’un responsable public convaincu, dans l’exercice de son mandat, d’avoir volé la République, violé ses lois et poussé l’improbité jusqu’à la forfaiture, comme dans le délaissement auquel sont renvoyés de mois en mois, ou plutôt d’année en année, les demandeurs aux ressources modestes qui n’ont d’autre voie que la justice pour être rétablis dans leurs droits et obtenir des dédommagements dont l’urgence s’appuie sur la violence économique qui leur a été faite et sur la précarité de leur situation qui en résulte.

En second, le déni de la crise morale que provoquent les renoncements à la solidarité. Quelle démocratie moderne peut se respecter elle-même, mériter la considération de ses citoyens, être regardée par ceux-ci comme le régime politique exemplaire qu’elle se prétend être, si la démonstration n’est pas faite que la solidarité s’y confond avec le lien social ? Une solidarité qui exige toute leur part - proportionnelle et progressive - des hauts revenus et, au premier chef, des hyper riches, et qui sur cet impératif de justice, finance la protection sociale et détermine l’assiette et le calcul des contributions publiques.

L’aveuglement des gouvernants sur cette crise morale est plus que volontaire : il est totalement assumé. Parce qu’il procède, plus encore peut-être que les autres récusations infligées à la devise de la République sur chacun des dénis qu’on a listé, d’un assujettissement sans réserve à la doxa ultralibérale. C'est-à-dire à la conception d’une société que l’argent seul saurait régir, et donc la subordination de tous ses membres, et de tout le champ des activités humaines, à la soif inextinguible d’enrichissement de quelques uns. Avec en immédiat arrière-plan, la soumission à la fin dernière que constituerait pour les systèmes démocratiques, l’accumulation de profits démesurés par des féodalités économiques multinationales devenues, pour les besoins de cette accumulation, les inspiratrices - et des inspiratrices exclusives - de la législation des Etats.

Il faut cependant revenir aux questions liées aux immigrations pour distinguer un déni de la réalité qui, lui, n’est pas de redevable à l’idéologie économique archi dominante.

En effet, dans ce domaine, plus encore que la prégnance qu’exercent sur une part de l’opinion (comme pratiquement dans toutes les sociétés humaines et à toutes les époques) les préjugés xénophobes et ethniques, sévit la conjonction d’une méconnaissance et d’une négation de la réalité. Encore cette conjonction s’explique-t-elle dans une large mesure, au niveau des individus et pour les catégories concernées, par des raisons objectives qui se relient à la carence ou à l’insuffisance de l’information.

Inexcusable est, en revanche le déni que les gouvernants réservent à la dimension et à la nature de l’afflux de réfugiés aux portes de l’Europe. Parce que cet égarement partagé, s’abritant derrière deux cécités complémentaires, instrumente l’abdication des Etats, i.e. leur confinement dans l’absence de réponse volontariste à la hauteur du défi à relever.

Cécité vis-à-vis du caractère non maîtrisable des différentes causes de cet afflux et vis-à-vis de la durée de celui-ci. L’Europe n’a su jusqu’ici qu’agiter le leurre casuistique d’une distinction entre réfugié et migrant économique – comme si l’extrême de la pauvreté et l’extrême de la terreur n’étaient pas  finalement aussi incitatifs à l’exil, et l’un et l’autre, nonobstant leurs motifs différents, plus incitatifs à cet exil que les périls du trajet migratoire ne sauraient en être dissuasifs ?

Et, surtout, cette Europe dispose-t-elle du moindre moyen de rendre simplement vivable le régime que l’Erythrée inflige à ses habitants, de reconstruire fût-ce un semblant d’Etat et de sécurité en Somalie ou en Libye ? Et de faire en sorte que les populations d’Irak, de Syrie, des Kurdistan, du Yémen et d’Afghanistan, ou de la bande de Gaza, ne soient plus exposées aux pires violences des guerres – guerres civiles ou étrangères - qui sont leur quotidien ou qui les entourent, ne soient plus en sursis entre deux massacres ou deux vagues d’attentats, et ne vivent plus dans l’attente du prochain bombardement ou du prochaine emploi de gaz de combat à leur encontre, ou du prochain épisode des opérations militaires de leur voisin contre leur territoire ? 

Plus déterminant encore, l’Europe pèse-t-elle du moindre poids pour faire redessiner, en tant que de besoin, les frontières du Proche et du Moyen Orient ? Et pour aider à établi derrière chacune, dans toutes les entités politiques, des constitutions et des systèmes de gouvernance qui convaincront les peuples, par delà leurs appartenances confessionnelles dominantes ou minoritaires, qu’il est de nouveau possible de trouver la paix et la tranquillité là où on est tenté de penser qu’ils ont eu la malchance  d’avoir à vivre.

Quelle excuse accorder aux dirigeants des Etats impactés par les ‘’vagues’’ de réfugiés et de migrants ? Ils n’ignorent aucun des facteurs qui ont directement provoqué celles-ci, et qui continuent de les mettre en mouvement avec la même force et la même intensité. Comme ils sont au reste en mesure de préfigurer les flux migratoires, vraisemblablement considérables, que les conséquences du réchauffement climatique - à présent à peu près certainement hors de contrôle – vont directement et indirectement entraîner à leur tour.

Des dirigeants qui sont d’autant moins excusables que leur silence à l’égard des citoyens sur les raisons de l’afflux de million de migrants et, plus encore, sur la durée que cet afflux de demandeurs va comporter (de l’ordre de décennies), s’il leur permet de faire perdurer leur lâche abstention d’une politique volontariste face à ces deux caractères quantitatifs du problème auquel l’Europe est confrontée, entretient une fraction de l’opinion - une majorité ? - dans l’illusion que la question des immigrations peut se régler par des solutions sommaires.

Le parler vrai des gouvernants, et derrière eux des partis républicains, exigerait à l’inverse que soit publiée la mesure exacte du défi que rencontre, à peu d’exceptions près, les pays de l’Union européenne. Avec l’explication de tout ce qui rend ce défi incontournable.

 Et qu’une information pédagogique soit dispensée sur l’impraticabilité de solutions sommaires. Celles-ci se réduisant à des options qu’aucun état civilisé ne peut envisager de mettre en œuvre : qu’il s’agisse d’envoyer en Méditerranée nos marines de guerre avec mission de couler les embarcations des migrants - du moins celles ayant réchappé à un naufrage ‘’naturel’’ -, ou de faire tirer à vue sur tout réfugié - homme, femme ou enfant - qui tenterait de franchir l’un de nos cols alpins, ou qui se présenterait seulement en vue de ceux-ci sur le versant italien.

Sans préjudice des mesures que leur coût, et les retombées qu’elles auraient inévitablement pour les populations frontalières, rendent matériellement impossibles à envisager, telle la construction (que quelqu’un finira bien, tôt ou tard, par recommander) d’un mur électrifié de la frontière des Flandres à celle de la Suisse ...

Si l’on va plus loin que le parler vrai, les gouvernants pourraient faire montre d’un cynisme suffisamment assumé pour inviter tout un chacun à mesurer dans quelle écrasante proportion ce sont des immigrés qu’on voit , dans nos travaux publics, patauger dans la boue des excavations ou qui accomplissent sur les chantiers de bâtiment les taches les plus pénibles ; des immigrés encore qui recouvrent de goudron brûlant nos chaussées et nos trottoirs - avec aussi peu de protections qu’il est hors de doute que l’inhalation des fumées du bitume épandu leur promet de mourir d’un cancer du poumon - ; et des immigrés, toujours, qui ramassent chaque jour nos ordures ou qui balaient nos caniveaux. Combien de Français dits ‘’de souche’’ pour se substituer à eux si les appels à une purification identitaire ou ethnique étaient entendus et suivis d’effet ?

       On s’arrêtera, dans notre réflexion, sur le constat et sur l’analyse du déni particulier, à la fois de réalité et de volonté, que manifeste le traitement par les Etats du phénomène durable des ‘’vagues’’ de réfugiés et de migrants.

Il est cependant possible que certains éléments et facteurs aient été passés sous silence, ou aient été minimisés, parmi toutes les formes de démission de l’Etat qu’on a passé en revue. Et dans notre inventaire des lésions additionnées que cette démission a laissé s’étendre sans que ses promoteurs entrevoient que chaque abandon consenti à la dogmatique néolibérale venait miner encore davantage la cohésion du corps social.

Mais les pages qui précèdent nous mènent, au moment d’essayer de tirer une conclusion, devant un aperçu général qui est celui d’un pays dont tous les équilibres sociaux et sociétaux sont atteints ou en voie de se briser.


Sur la base d’un constat aussi sombre,
quelle conclusion proposer à mon ami Stanislas? 

Combien de fois, dans notre histoire contemporaine, une voix s’est-elle élevée pour énoncer : « Nous sommes en 1788 » ? Des voix appartenant aux bords politiques les plus opposées, qui avançaient, ou risquaient, ce rapprochement avec le temps avant-révolutionnaire le plus marquant de notre mémoire nationale pour signifier qu’on ne sortirait de l’impasse politique qu’elles décrivaient, et dont elles voulaient convaincre de la réalité, que par un changement radical de l’ordre et de la vision des choses.

Un rapprochement justifié ou infondé, lucidement posé ou par trop excessif, mais qui, pour celui qui voulait imprimer dans son public, avec l’adhésion à ses vues, l’idée qu’un point de non retour était atteint, manifestait une résolution d’optimisme ou comportait une part de confiance en l’avenir. L’impuissance, les blocages, les maux ou les abus qu’il dénonçait ne rencontrerait pas de solution dans le système qui les avait produits, mais ce système pouvait être emporté par un grand mouvement du peuple. Au profit d’un autre, à naître, qui règlerait tout parce qu’il supprimerait jusqu’aux causes des malheurs publics dont il était sorti. Parce qu’en édifiant un régime nouveau, il dessinerait au pays un visage jusque là inconnu ou ignoré de celui-ci.

Malheurs publics pour malheurs publics, ceux qu’on a décrits et analysés ci-avant laissent-ils entrevoir ce type d’issue qui en appelle à l’espoir d’un changement salvateur, fût-ce prix d’un bouleversement politique et sociétal ? 

Plus encore que le nombre et la profondeur des fractures sociales, plus encore que l’étendue des multiples déchirures causées par toutes les formes de fragilisation, d‘exclusion et de ségrégation, c’est le dépérissement de l’Etat républicain, et son atonie face à ces fractures et à ces déchirures, et face à leurs causes mêlées, qui en surplomb  de tous les démantèlements subis par le contrat social, prive de la possibilité d’entrevoir une perspective un tant soit peu rassurante. 

Avec ce facteur aggravant - qui achève d’écarter toute appréhension optimiste de l’avenir (non seulement pour le moyen terme, mais sans doute pour tout le futur discernable) -, qui tient à l’absence d’une ‘’offre politique’’ en capacité de concevoir le schéma d’une autre société que celle configurée sur la religion du marché et sur le culte de la concurrence. Que celle découpée par l’assaut incessant des confessionnalismes et des identitarismes.

Pour faire tenir dans une évidence le désert intellectuel et civique qui se présente à cet égard, il suffit de constater qu’aucune formation politique, ou fédération de partis, ne s’est proposée pour répondre par un projet digne de ce nom à l’appel que Stéphane Hessel lança, et avec quelle force cependant, il y a de cela quelques années dans son inoubliable « Indignez-vous ! ».

Sans chercher à dégager le scénario qui comporterait la plus grande probabilité dans le nombre de ceux qui sont susceptibles de se produire en réaction au recul continu de l’Etat devant les intérêts privés, et en lien direct avec sa subordination aux commandements idéologiques édictés par les porte-pensée de ces intérêts, deux représentations de l’avenir, forcément floues mais pareillement des plus sombres, paraissent se privilégier d’elles-mêmes.

Deux projections qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre, la seconde venant s’enchaîner sur la première, y compris sans que rien ne le laisse prévoir.

       La première représente un pays et une société où, au fil du temps, la résignation qui parcourt les catégories sociales et qui s’est emparée des citoyens se confond avec une prostration ou une dépression collectives. Avec ce type d’hébétude et de repli sur la sphère privée qui dans l’opinion française, a majoritairement suivi l’effondrement militaire de 1940, la défaite acceptée et l’Occupation allemande sur la part la plus étendue du territoire national. Pendant au moins deux années, l’espoir n’avait pratiquement plus de place, et, de par sa propre nécessité, la subsistance si difficilement accessible par chacun meublait seule les attentes.

Une forme comparable de retrait sur la préoccupation individuelle ou familiale de survie économique, et d’obtention du minimum atteignable de sécurisation statutaire, est bien ce à quoi peuvent le plus naturellement conduire les fragmentations du corps social accomplies sous nos yeux.

Des fragmentations dont l’aggravation inéluctable est bien la perspective la moins incertaine, parce qu’une société régie par les intérêts privés, et par les plus puissants d’entre eux et les plus dotés de privilèges – sur le modèle de l’espèce de répétition du temps féodal que nous vivons –, ne s’arrête pas en chemin dans le déni du Bien commun et dans l’effacement des repères fédérateurs.

Des repères qui délimitent rien moins que la nation. Or, que pourra-t-il rester de cette nation quand celle-ci ne suscitera plus de confiance dans l’avenir, mais que la conviction d’une démarcation sans appel par l’argent et par les distinctions culturelles se sera complètement emparée des esprits ? Et que la ségrégation vis-à-vis de la citoyenneté sera devenue le lot du plus grand nombre ?

Tout conduit à cette démoralisation. A ce type d’abattement qui mène à l’indifférence du collectif et à la résignation devant la sécession sociétale. Et les inégalités ayant tout fait céder devant elles, que peut-il demeurer sinon la revendication de vivre derrière des tranchées qui protégeront mieux que la République ? Avec cette question : quel groupe, quelle catégorie sera, dans cette sortie hors de la nation, la plus exemplaire ?

Une sortie hors de la nation (pour qui participe à la nation et pour qui aurait bien voulu s’y faire sa place) qui prendra la forme d’une addition de retraits concomitants ou catégorie par catégorie – mais où chaque population confrontée à son délaissement par l’Etat républicain, ou à la forme d’exclusion de la République qui la vise en propre, se verra poussée à se rétracter sur elle-même.  

Des rétractions qui sont déjà puissamment engagées : ainsi, en regard des riches centres-villes et des périphéries urbaines privilégiées, les lignes de démarcation tracées autour des quartiers populaires et, bien plus infranchissables encore, autour des ‘’banlieues-galère’’ et autres quartiers dits ‘’difficiles’’ ; en regard des castes qui engrangent les profitabilités inouïes que dispense la marchandisation totalitaire de l’activité humaine, celles mises autour des groupes sociaux qui n’ont rien pour accéder aux emplois et aux ‘’opportunités’’ de la nouvelle économie (et qui, au mieux, n’y accéderont qu’en faisant le deuil d’un statut socialement protecteur) - des groupes sociaux qui se heurtent parallèlement à l’assèchement des emplois industriels qualifiés ; en regard des métropoles qui sont parties prenantes et bénéficiaires de la mondialisation heureuse, celles qui dans la ruralité, isolent les villages qui se sont vidés de tout commerce (et qui achèveront demain de se vider de tout lieu de vie lorsque le regroupement technocratique des communes aura fait son œuvre), les bourgs où l’on ne peut plus trouver de médecin ni acheter de journaux ou de cigarettes, les chef-lieu de canton que les services de l’Etat l’un après l’autre désertent, et les sous-préfectures dont l’hôpital, le tribunal, et la desserte ferroviaire ont successivement fermé ; en regard des allègements d’impôts en tous genres qui sont inépuisablement octroyés aux plus fortunés, celles qui vouent au même sort classes modestes et moyennes dont les contributions publiques – directes et indirectes – sont, en comparaison, frappées d’une iniquité qui tend à reproduire l’injustice fiscale qui fut jadis la marque de l’Ancien Régime et dont celui-ci mourut pour s’être montré incapable de la réformer à temps …

Une liste non limitative d’exclusions, mais dont l’inventaire suffit s’il s’agit de se convaincre que pour celles et ceux qui sont assignés à résidence derrière des lignes de démarcation aussi discriminantes, qui le sont depuis des années ou des décennies, et qui mesurent combien ces démarcations se creusent et rehaussent en même temps leurs barrières,  la réponse personnelle et catégorielle en vient à se réduire au renoncement à prendre part à un collectif qui vous a banni. Et à se tenir, à cet égard, dans cette forme de résignation-démission qui se résume par « A quoi bon ? ».

Faudrait-il un récent marqueur de ce repli hors de la République, de la démoralisation et de l’abattement qui le génèrent, que les niveaux d’abstention - considérables – atteints aux dernières élections nationales démontreraient ce que la pénétration et l’extension de l’’aquoibonisme’’ ont déjà eu d’irrésistibles.

Tout un peuple qui ne fait plus entendre sa voix parce qu’il s’est désintéressé de la chose publique. Parce que preuve lui a été faite qu’une implication de sa part – citoyenne, partisane, syndicale … - n’est plus désormais en mesure de contribuer à corriger la marche de la société  - une marche vers un futur qui se promet d’aggraver toujours davantage sa relégation. Et parce qu’il est devenu hors de doute pour lui qu’il ne saurait plus être entendu par les technostructures publiques – celles d’une République dont le marché décide des lois - ou privées – celles qui ont dépouillé l’Etat de ses prérogatives au nom de la primauté du même marché.

La seconde représentation de l’avenir projette sur celui-ci un scénario d’explosion de la violence, ou à tout le moins de surexpression dans le registre de la violence des séparatismes et des exclusions. Effet ultime des décompositions conjuguées qui auront dégradé les liens de citoyenneté à travers les ségrégations territoriales, sociales, culturelles et confessionnelles venues imprimer fractionnements et dénaturations respectivement dans le corps social et à l’encontre de la nation.

Un scénario qui, à l’échelle des différentes sécessions existantes - et d’autant plus si leurs démarcations se creusent encore davantage - n’exclut pas que son dénouement prenne forme de guerre civile. Ou la forme d’une convulsion sociétale très voisine.

Nonobstant les variantes innombrables que la violence civile est susceptible de comporter, cette représentation de l’avenir concède un aperçu des conditions et des modes différenciés de son déploiement. En ce quelle s’appuie sur un répertoire, sinon sur une typologie, des situations conflictuelles dont nous savons qu’elle peut procéder.

Et en ce qu’elle laisse envisager beaucoup de ses contenus probables du seul fait que la violence civile est déjà installée dans la société, et que nous nous sommes familiers de ses manifestations les mieux ancrées.

Ainsi les ghettoïsations ont-elles vu, ou fait, fermenter toutes les formes d’agressivité collective qu’elles ont en propre de nourrir et de développer. On a vu l’Etat les abandonner à l’exercice d’une délinquance de survie économique et de réaction à l’exclusion. On a vu les premiers phénomènes d’émeutes y répondre à des bavures (ou parfois supposées bavures) policières. Et surtout on a y vu se concentrer une haine contre les agents de la République qui conduit les uns à se former en commandos pour attaquer ces agents - l’intention de tuer devenant progressivement de plus en plus avérée -, puis une haine contre la République qui  participe à la motivation des autres à rejoindre les rangs composites des terroristes djihadistes.

Ainsi, également – et, certes, en tant que violence restant à ce jour plus contenue, mais portée par des gens déterminés à en découdre le moment venu -, l’exposition de communautarismes à la fois séparatistes de la nation et négationnistes, par provocation ou par obscurantisme, des items les plus essentiels du pacte républicain, a-t-elle servi de prétexte pour réactiver des identitarismes, confessionnels en particulier, qui tentent de renouer avec les sectarismes du passé, ceux-ci eussent-ils été les plus aveugles et les plus fanatiques. Et qui intègrent, davantage qu’à leurs marges, des revendications ethnicistes dont la pulsion épuratrice a pour toile de fond un racialisme plus ou moins inavoué.

Des identitarismes qui, de la peur à l’exécration, créent un militantisme du rejet  - du rejet réciproque - face auquel la réparation des défauts ou des manques d’intégration perd ses dernières chances ; et un militantisme de croisade au sein duquel s’accumulent toutes les énergies dont il est attendu qu’elles feront demain se lever les orages désirés des affrontements entre prétendus ’’Français de souche’’[6] et  supposés figurants d’un ‘’Grand remplacement’’.

Ainsi, encore, la violence qui pénètre les contestations sociales, mue par la rage de ceux qu’un plan social ou une délocalisation, sans autre raison l’un et l’autre que la soif inextinguible de l’or (et de l’or boursier en l’espèce), destine à tomber dans le chômage, et à y tomber au surplus à un âge qui leur interdit d’espérer en sortir jamais. Des exceptions, sans doute, à ce stade - on pensera à ces ouvriers qui menacent de faire sauter leur usine en voie de fermeture ou de répandre les polluants que celle-ci renferme. Mais l’alignement sur les normes ultralibérales qu’opère la France, et qui mène la précarisation et le dumping social au degré où leur interaction deviendra insoutenable, annonce l’élévation de cette violence sociale à un seuil à partir duquel sa propagation se fera explosive.   

Bien d’autres illustrations de la violence civile sont d’ores et déjà opérantes - dont celles qui s’alignent sur une continuité historique, telles les jacqueries paysannes contemporaines qui se sont enchaînées depuis les années soixante, ou récemment  les ‘’Bonnets Rouges’’ bretons soulevés contre l’écotaxe. Des expressions nouvelles en apparaîtront encore, et ce pourront être des déchaînements incontrôlables brusquement surgis des formes de contestations qu’on a laissé se banaliser – tels les blocages du trafic routier ou ferroviaire qui prennent en otage, aux péages d’autoroutes, sur les dessertes des grandes villes ou sur le tracé d’une ligne à grande vitesse, un public étranger aux conflits dont ils sont la cause.

Demeure que la violence civile, la part étant de nouveau faite à la multiplicité de ses combinaisons possibles, appartient au champ de l’imprévisible. C’est là son caractère le plus habituel - et, d’abord, parce que causes immédiates et plus lointaines qui s’y mêlent ne se laissent appréhender, au mieux, qu’après, ou bien après, qu’elle se sera produite.

Sans remonter jusqu’à notre Révolution, évènement exemplaire de cette imprévisibilité, qui aurait pu imaginer - se fût-il préparé à la défaite de 1870-1871 devant les Prussiens - que la Commune de Paris serait le prolongement immédiat de la consommation de cette défaite ? Qui aurait pu s’attendre en 1936 à la propagation des grèves avec occupations d’usines (attentat inouï pour l’époque contre le droit de propriété), spontanément déclenchées aussitôt après la victoire électorale du Front Populaire ? Qui aurait pu tirer du constat dressé par le journaliste le plus lucide (ou le plus inspiré) d’alors,  par l’énonciation de son « la France s’ennuie », que les ‘’évènements’’ de mai 1968 allaient,  sous quelques semaines et en un mois, presque tout emporter des fondamentaux de l’ordre moral en vigueur et provoquer une conflagration sociale d’une ampleur historique ?

Des précédents qui recouvrent les deux types de violence, réunies par ce qui les identifie à un soulèvement de caractère insurrectionnel, dont une société rongée de l’intérieur comme l’est la nôtre, rassemble tous les risques d’être assaillie – se refuserait-elle à le concevoir pour ne pas avoir à se remettre en cause.

Pour les deux derniers exemples qu’on a cités, le type d’une violence résolument dirigée contre le système en place et capable de le subvertir, mais sans comptabilisation de pertes de vies humaine à son terme. Et pour le premier de ces exemples, le type d’une violence encore plus résolue dans sa motivation et se heurtant à une détermination conservatrice tout autant acharnée : deux forces produisant ainsi un choc d’énergies et de visées contraires que son intensité, et le cas échéant sa durée, rangent dans les convulsions internes vouées à être meurtrières ; des convulsions  qui se différencient entre plus et moins sanglantes, mais toutes l’étant au point de marquer l’histoire.

Imprévisible dans son moment, la violence civile, offre en revanche - on l’a dit - quelques hypothèses quant aux origines et aux contours de son déploiement. C’est plus particulièrement le cas lorsqu’elle s’envisage sous sa forme extrême où elle s’identifie à la guerre civile ou tend à se confondre avec celle-ci : ces  hypothèses cernent alors des éruptions dont la puissance même agit comme un réducteur d’incertitude, en privilégiant des scenarii ajustés aux causes et aux développements les plus vraisemblables d’une explosion sociétale.

 On retiendra trois de ces scenarii. En ce que leur écriture est déjà bien engagée à travers les conflictualités qui minent la nation.

Mais sans a priori laisser départager entre les probabilités d’une éruption qui d’emblée impacterait l’ensemble de celle-ci, et celles d’épisodes progressifs et extensifs qui, au départ, impliqueraient une catégorie ou un territoire particuliers – autrement dit, sans trancher entre l’occurrence d’un embrasement brutal et général versus celle de flambées soudaines et gagnant suffisamment vite pour que l’incendie s’étende et se généralise (les hypothèses prises en compte penchent toutefois davantage vers la seconde branche de l’alternative).

Le premier de ces scenarii est celui d’une déferlante de violence qui tirerait sa source des relégations territoriales.

Que ce soit - première éventualité qui vient bien sûr à l’esprit -  sous la forme d’une irrésistible progression de la montée en puissance du djihadisme pour qui ces relégations, de par ‘’la place de choix’’ que la population de confession musulmane s’y voit réservée, constituent un vivier d’adhésions et de recrutements. Une montée en puissance accélérée et caractérisée par l’accroissement du nombre des recrues du terrorisme et, corrélativement, de la fréquence et de la gravité des attentats. 

Ou sous celle d’une multiplication des violences urbaines, celles-ci en venant à atteindre le stade de phénomènes extrêmes sur le type des ‘’émeutes raciales’’ des villes nord-américaines - ou sur celui des soulèvements des townships de l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. C'est-à-dire à se transformer en des reproductions de ces mouvements insurrectionnels par lesquels les ghettos finissent toujours par exprimer tout ce que l’exclusion et la ségrégation dans lesquelles sont enfermés leurs habitants, tout ce que les discriminations et les humiliations qui les visent, possèdent d’intrinsèquement insupportables.

Par le passage à une phase où les combats de rues, au plein sens de cette figuration, prédominent désormais. A la délinquance devenue mode courant d’existence et cadre ordinaire de celle-ci, à des formes de criminalité spécifiques et approximativement contenues, et aux affrontements répétés avec les représentants de l’ordre – les agressions ciblées, les lancers de cocktails Molotov et autres jets de projectiles susceptibles de tuer ayant déjà remplacé les échanges et d’injures et de coups -, on voit ainsi s’ajouter l’apparition d’une belligérance du ghetto à l’endroit de ce tout qui l’entoure : des populations et des autorités appréhendées comme ennemies, les secondes pour les codes et normes qu’elles ont édictés, et toutes deux ensemble pour les valeurs de société auxquelles elles veulent le ranger.

Une belligérance si déclarée et si sûre d’elle-même qu’elle recoure soudain, et massivement, aux armes à feu – un recours que l’Etat ne diffèrera pour sa part que le temps de prendre la mesure de la participation massive qui soutient l’insurrection armée et de l’extension de celle-ci.    

Une extrémisation qui n’est pas nécessairement encore au niveau de la guerre civile. Pour qu’on y vienne, le processus doit très probablement inclure la formation d’un mouvement de réaction, également armé, venu des cercles qui recrutent au nom de l’identitarisme radical – et notamment de leur courant qui se réclame le plus frénétiquement de ‘’racines chrétiennes’’ fantasmées. Ou issu d’un conglomérat d’ultracismes toujours fascinés par l’ordre à tout prix et ayant en commun, pour ressort principal et sur fond de différencialisme ethnicisé, la haine de l’islam et des musulmans. Une mobilisation qui se dirigerait aussi spontanément, et qui recueillerait autant de soutien, si elle s’opérait en réponse à une multiplication insoutenable des attentats, dès lors que l’atrocité de ces derniers aurait fait sauter dans les têtes le barrage légal de l’interdiction du recours privé à la force, que si elle allait à l’affrontement direct sur le terrain de guérillas urbaines ayant provoqué l’effroi à force de morts, de destructions, d’incendies volontaires et de pillages.

On aurait bien là, dans une violence armée confrontant émeutiers, forces de la sécurité publique et milices de volontaires, la réunion de facteurs identifiant l’entrée dans une situation de guerre civile. Et si, à partir d’un foyer d’abord localisé, la contagion – très probable (immédiate ou très rapide) - de cette violence en multipliait les explosions et les étendait à l’ensemble des ‘’zones sensibles’’, en inscrivant au surplus, à l’intérieur de celles-ci, les combats de rue dans une durée prolongée, le pays découvrirait la réalité d’une guerre civile engagée sur son territoire.

Qui peut douter que la majorité de l’opinion appellerait alors à une répression sans frein, à l’anéantissement des fauteurs d’émeutes ? Quelle que soit la certitude de voir l’ordre rétabli au prix d’un bain de sang. Auquel, en toute vraisemblance, les miliciens combattants contribueraient en proportion de la fureur idéologique, de l’esprit de croisade, ou des pulsions racistes qui les auraient conduits à s’engager dans la ‘’bataille des quartiers’’. 

Le deuxième des scenarii part du schéma plus classique de la violence générée par un conflit social. Mais tant pour le niveau de cette violence que pour les traits du conflit, la dimension qu’il projette est également celle d’un séisme sociétal.  

Ce scénario ne se différencie du précédent ni pour la soudaineté de l’éruption de la violence, ni par les développements qu’imprimeraient à celle-ci son extension géographique, ni dans les manifestations par lesquelles elle affirmerait un changement d’échelle et de nature, avec en tout premier plan l’entrée en lice d’acteurs imprévus – ceux, comme on vient de le voir, dont l’implication directe dans l’évènement fait qu’on n’est plus dans le couple insurrection-répression, mais dans une configuration tripartite avec la participation aux affrontement, en sus de l’Etat, de deux camps civils également armés, et par conséquent dans l’aperçu d’une guerre civile.

Ce qu’il a en propre tient en son point et lieu de déclenchement : une spoliation exemplaire et insoutenable causée au monde du travail à partir d’une extrémisation de l’avidité de profits et de la prédation spéculative de l’économique. A titre d’exemple, ce serait une entreprise de pointe qui se délocalise pour obéir aux logiques absolutistes qui dictent l’impératif du moins disant salarial et social, ou qui tombe dans les filets d’un rachat ou autre fusion-acquisition opérée par un groupe multinational ou un fonds d’investissements financiarisé.

Et des salariés qui érigent le ou les sites menacés en bastion de leur résistance, en fortification de leur colère face au mépris absolu que le monde de l’argent leur réserve. Des salariés soutenus par une grand partie de l’opinion, peut-être aussi outrée par le non sens économique que représente la disparition d’une entreprise compétitive (si ce n’est emblématique d’une modernité et d’un savoir-faire national), que par le dénombrement des pertes d’emploi irrémédiables que ce non sens entraîne. Et soutenus, de la façon la plus active et engagée, par l’internationale de la mouvance qui est en pointe dans la contestation des gouvernances ultralibérales et de la mondialisation : un appui concrétisé par l’afflux de militants parmi les plus radicaux, dont ceux  qui sont entrés dans les modes de violence pratiqués au sein de cette mouvance.  

De quoi transformer les emprises occupées en un camp retranché, du genre de celui qui a vu le jour sur les terrains disputés au projet de Notre-Dame des Landes. Et que l’Etat, cédant aux mises en demeure qui lui intiment d’activer le retour à l’ordre, telles qu’elles émanent invariablement, dans un contexte semblable, des ‘’Versaillais’’ du moment, engage la reconquête par la force du territoire dont la rébellion sociale s’est assurée le contrôle, l’intervention qui en résultera a absolument tout pour produire une confrontation armée du même type que celle qu’on a envisagée dans le cas des banlieues-ghettos.

Y compris – et au moins dès lors que cette confrontation acquiert le caractère de fait social nouveau et exemplaire qui lui est promis- en incluant l’engagement de modernes ‘’gardes nationaux’’ auto institués qui, possédés par l’exécration des ‘’rouges’’ et par une furie de conservation de l’ordre social qui répond de leurs biens et privilèges, viendront d’eux-mêmes, comme ils l’ont fait dans à peu près chaque occurrence de cette nature, prêter main forte aux moyens publics de répression. 

Du degré de fureur, voire de férocité, auquel s’élève alors la confrontation, dépend que celle-ci soit l’étincelle d’un embrasement général. La propagation s’activant d’une entreprise menacée à une entreprise déjà en cessation d’activité, d’un bassin d’emploi à un autre, d’un secteur économique à un corps d’activité ou de métiers en son entier. Et, au minimum, à l’allure qu’ont connue naguère les développements de la composante sociale des événements de mai 1968 – mais, cette fois, sous la forme d’explosions de violence meurtrières, et aboutissant à une éruption sociétale qui libère une puissance de destruction insusceptible de décrue ni de répit.   

Le troisième des scenarii chemine par les mêmes épisodes que le deuxième : fortification d’une contestation et de son ancrage, agrégation de soutiens s’affirmant de plus en plus radicaux, intervention répressive de l’Etat au nom de l’ordre public,  cristallisation aux côtés de ce dernier d’un phénomène milicien et réactionnaire, passage de chaque camp à la violence armée …

Mais il envisage, pour faire prendre son élan – et un élan irrésistible – à une déferlante de violence, des causes et des motifs qui viennent moins spontanément à l’esprit que ceux qu’on a pris en compte jusqu’ici. Dont on n’attendrait pas, ou fort peu, que les développements provoquent un séisme insurrectionnel et l’éclatement d’une guerre civile ou l’apparition des contours de son paysage.

De ces genèses moins pourvues (ou dépourvues) de précédents, et de leurs déploiements moins imaginables, on ne fera que dresser un énoncé de trois probabilités, ou au moins de trois possibilités.

Trois possibilités, donc, qui, en l’état présent des choses, paraissent, dans leur registre, les plus raisonnablement associées aux fragilités, aux menaces et à nos incertitudes touchant à l’avenir de la nation.

Les conflictualités, les antagonismes et les déchirements qui défont le pays suggèrent ainsi la possibilité que d’un événement ou d’une situation hors norme, puisse surgir une confrontation armée engageant en son entier la fraction de la société qui, d’un bord ou d’un autre, demeure mobilisée sur le collectif, et d’autres fractions qui soudain le redeviendraient. Ce ‘’hors norme’signifiant bien que sur les sujets qu’on va considérer, l’émotion populaire a jusqu’ici été contenue, et n’a duré qu’autant que les médias y avaient intérêt en termes de vente de papier, d’audience radiophonique ou télévisuelle, ou de nombre de connexions numériques - un autre sujet venant au reste bientôt confisquer l’attention générale. Et que ce sont bien l’enragement des séparatismes de toutes sortes et les colères intenses, mais encore sourdes, courant à travers une société crevassée d’inégalités et réduite à se mal aimer, qui sur les mêmes types de sujets, et sur le point de départ d’un brutal changement sur l’échelle de gravité, seront à même de se libérer et de faire d’un coup passer d’une agitation ordinairement brève et ponctuelle à l’hyper violence d’une confrontation civile. Une confrontation possédant les caractères de ces accidents de l’histoire qui emportent tout avec eux.

Première examinée dans ce triptyque, une possibilité venue d’un scandale sanitaire ou écologique (étant admis par hypothèse que ce scandale, de par son ampleur et ses impacts, submergerait le niveau de la résignation, ou de la désinformation, ayant largement abrité ceux qui l’auront précédé). Crise sanitaire exceptionnelle et suscitant une indignation publique du même degré - une indignation extrême en proportion du nombre des victimes conséquentes et de l’inexcusabilité des fautes auxquelles celles-ci seront dues ; atteinte environnementale dont la gravité hors du commun, les conséquences irréparables (ou très lointainement et très faiblement réparables), et les circonstances dans lesquelles elle aura été perpétrée, enclencheront une réaction de fureur étendue très au-delà des milieux écologistes ; ou encore, pour envisager le cas de figure le plus dramatique, catastrophe nucléaire ou accident nucléaire bien davantage que ‘’majeur’’, où la responsabilité engagée – publique et/ou privée - serait à ce point accablante qu’un soulèvement de colère collective et sans bornes y réagirait.

Une deuxième possibilité se relie à une conflagration sociétale sur le terrain de l’égalité devant les contributions publiques. Conflagration rendue explosive par une communication au public, additionnelle aux révélations antérieurement produites, de l’énormité de la spoliation subie par la République – dans des ordres de grandeur qui passeraient de dizaines de milliards d’euros à un quantum exprimé à la hauteur de la centaine de milliards – sous l’effet de la trinité frauduleuse dissimulation-évasion-‘’optimisation’’. Un chiffrage qui ferait choc parmi les citoyens, en sur-affichant l’inégalité foncière de leur système fiscal et, par voie de conséquence, de leur système social - une inégalité si outrancière, et procédant de privilèges de tous ordres si outrageusement cumulés (quand ils ne sont pas par surcroît dissimulés), qu’elle dégrade et, plus encore, dénature la démocratie qu’on prétend leur avoir apportée, dont on a le front de leur vanter les bienfaits ou de leur promettre de veiller sur les principes. Tout porte à concevoir que la révélation, à son exact niveau, du montant de la spoliation fiscale réalisée par les plus riches, et la mise en lumière de la part qui revient à cette spoliation dans la valorisation d’un modèle sociétal dont l’inégalité est le ressort et qui se voue à creuser toujours plus profondément les écarts de revenus et de conditions, réuniraient des traits constitutifs pour un schéma d’éclatement du lien social. Et, partant, pour une disqualification violente de l’état de droit et du régime politique qui avaient respectivement vocation et mission de garantir ce lien.

La troisième possibilité cible des mouvements spontanés de rébellion ouverte contre un Etat républicain dont tel territoire, ou telle catégorie, décréteraient vis-à-vis d’eux-mêmes que les renoncements et les retraits leur sont devenus insupportables.  Des mouvements et, à leur base, des initiatives, qui posséderaient d’emblée une nature révolutionnaire en ce qu’ils exprimeraient rien moins qu’une délégitimation populaire du pouvoir étatique en place.

Ainsi en irait-il de toute grève de l’impôt qui, renouant avec la récurrence du soulèvement fiscal et de la résistance à l’impôt sous l’Ancien Régime, privilégierait dans cette insubordination populaire la contestation, par le territoire ou la catégorie en cause, de l’utilisation de l’argent public en protestant du délaissement dans lequel cette utilisation les tiendrait.

Qu’on songe à cet égard (pour saisir le mode probablement le plus démonstratif de réponse aux manquements imputables à l’Etat central), à la répercussion nationale qu’aurait une grève généralisé de l’impôt dans la France de la ruralité, cette partie du territoire et de la république qui ne cesse de se voir davantage dépouillée de ses tribunaux, de ses hôpitaux et de ses services administratifs ou sociaux – comme elle est parallèlement privée de commerces et d’activités de proximité. Et à la signification insurrectionnelle que cette grève revêtirait vis-à-vis d’institutions publiques qui ont relégué les populations concernées, en ajoutant au déclin économique auquel  elles sont abandonnées, un reflux continu de l’Etat et l’éloignement des services publics. Dans la forme de contestation qu’elle déploierait, et pour ce qui regarde les disparités territoriales, cette rébellion donnerait au reste du pays de quoi prendre conscience et mesure de l’impasse dans laquelle la nation est entrée. Et le défi qu’elle lancerait à l’autorité publique, sa puissance d’interpellation et de dénonciation, laissent peu de doute sur la capacité qu’elle aurait à rejoindre, face à des gouvernants sourds à ses revendications, les traits des révolutions que la France a connues. 
 
Au demeurant, une généralisation des grèves de ce type n’est pas à exclure. Dans la mesure où en l’état de la France d’aujourd’hui, le franchissement d’un pas de trop dans tel aspect de la maltraitance sociétale vécue par les classes modestes ou moyennes - si cette aggravation supplémentaire des conditions de vie est ressentie comme celle à partir de laquelle l’inacceptable ou l’insoutenable sont atteints - peut suffire pour qu’elles se déclenchent : grève du paiement des soins dans les hôpitaux, en réplique à une réduction des prises en charge par l’assurance maladie ; grève du règlement des titres de transport, en réponse à un surcroît de dégradation du service ferroviaire ou des transports publics urbains ; grève du paiement des loyers sanctionnant d’un coup une évolution à la hausse de leurs montants et une difficulté de plus en plus aigüe à trouver un logement …

Autant de formes, parmi de multiples autres, de désobéissance civile qui, dès lors qu’elles se font massives, dessinent la perspective d’une subversion radicale touchant aux fondations mêmes des modes de gouvernance et du système économique. 


Une impasse de la nation ?

Au terme de l’analyse que, pas à pas, on a suivie, en considérant les constats qu’on a dressés et les projections sur l’avenir qu’on a tentés, ou esquissés, et les probabilités les plus sombres auxquelles on s’est arrêté, le présent texte est-il bien titré par : « Impasse de la nation » ?

Face à la décomposition que connaît un corps social attaqué par des séparatismes de toutes sortes, traversé par des inégalités aussi insoutenables que toxiques dont les profiteurs se regardent comme désormais invincibles, et distendu par toutes les exclusions et les relégations qui sont à l’œuvre et qui agissent comme autant de dénis de citoyenneté, de radiations censitaires des processus démocratiques et d’expatriations dans l’abstention ou l’empêchement civiques, peut-on seulement évoquer une ‘’impasse’’ ?

La même question interroge les peurs, les rejets et les haines que sur fond de regain des fanatismes confessionnels et du nationalisme intégral - quand ce n’est pas en se réclamant d’un racisme assumé -, les identitarismes, et les revendications qu’ils projettent, suscitent et excitent tour à tour pour démanteler le pacte républicain et détruire les principes dont ce dernier s’est formé. La laïcité, condition de la pérennité de ce pacte et des droits et libertés qu’il a instaurés, étant la première cible des crispations de type communautaire que les fondamentalismes religieux, ou ethnicistes, et les maniaques de l’exhumation de ‘’racines’’ électives et ségrégationnistes dirigent contre la nation. Contre l’idée de la nation qui depuis son invention en 1789,  fait de celle-ci la seule communauté que saurait compter la France.

Derrière ces interrogations (et celles qui les rejoignent), c’est en fait tout une somme de questions qui, au premier chef, interpellent l’Etat républicain. Sans qu’on puisse attendre de sa part qu’il s’attaque plus qu’il ne l’a fait jusqu’ici à la fragmentation du corps social et aux fracturations de la société, et qu’il inverse ses politiques qui mènent aux rétractions du socle solidaire de la nation - i.e. de l’ensemble des solidarités sans lesquelles il n’est pas de nation, et qu’une nation a vocation à fortifier et à étendre.

Parce que cet Etat a trop abandonné de ses prérogatives à la moderne féodalité transnationale de l’argent. Parce qu’il n’est plus en capacité de moyens ni de volonté politique pour faire prévaloir le Bien commun des citoyens contre un ordre mondialisé qui a tout configuré sur l’empire universel de la concurrence, qui ramène tout à une guerre planétaire de compétitivité dont le tout petit nombre des vrais gagnants tire des profits toujours plus démesurés : un faux semblant de darwinisme économique où les moins mal lotis sortent tout juste la tête hors de l’eau, et où les piétailles sont soit astreintes à une précarité systémique et à l’alignement sur le moins disant social, soit exclues par le chômage de l’activité productrice en tant que maillons faibles de la productivité ou en tant que main d’œuvre en surnombre – une double et invalidation qui les frappe au surplus de façon hyper expansive en ce qu’ils sont par définition non concurrentiels face à un appareil numérique et robotique qui, à quelques niches peu enviables près, couvre irrésistiblement le champ de l’emploi estimé rentable.

Et parce que le dépérissement auquel il a consenti est moins fait de la reconnaissance d’une force supérieure de cette féodalité de l’argent, que de sa conversion à la religion du marché. Une conversion moins rapide sans doute que celle dans laquelle s’est jetée l’opinion qui se veut élitaire et à la même mesure ‘’éclairée’’, moins rapide surtout que celle opérée par les autres pays de l’UE. Mais une conversion qui après parcouru des étapes encore un peu marquées de circonspection - par crainte d’un rejet social trop massif - épouse aujourd’hui le zèle du néophyte en comptant rattraper le temps perdu dans l’alignement sur les fondamentaux de la pensée néolibérale.

Une religion du marché dont pour nous, européens, le siège apostolique réside dans les instances de l’Union ; des instances dont les niveaux exécutifs et de contrôle agissent comme des gardiens du dogme – au point que l’image d’une congrégation pour la doctrine de la Foi libérale vient immanquablement à l’esprit …

La dogmatique en cause, et les commandements qui en procèdent, tiennent en fin de compte en l’injonction de faire baisser la dépense publique. Pour que les ressources de financement que l’Etat se voit interdire, ou s’interdit à lui-même, de prélever soient rendues disponibles pour l’économie capitaliste, pour une privatisation quasi intégrale de l’investissement – quelle que soit la certitude qui s’attache aujourd’hui à la dévolution de cet investissement à un court-termisme piloté par la finance.  

L’Etat républicain, voudrait-il reprendre la main vis-à-vis du rôle que lui assigne sa fonction de protection du corps social, et partant vis-à-vis des enjeux sociétaux qui conditionnent la pérennité de la nation, qu’il se trouverait ainsi dépossédé de l’arsenal qui lui serait nécessaire : subordination  de la loi et du contrat social que celle-ci est censée protéger à un corpus juridique ultralibéral, compétences législatives et réglementaires perdues - celles dont dépend la préservation d’un modèle social de solidarité -, ressources financières contraintes autant qu’est restreinte la liberté d’engager celles-ci au service de l’intérêt général … A croire que pour être un bon élève de la classe européenne, il faut être premier au contrôle continu sur le sujet du catéchisme de la marchandisation capitaliste et en matière  d’observance du primat absolu de la concurrence.

Tout ceci étant pointé, il est difficile, sinon impossible, de concevoir que la foi aveugle en la main bienfaisante du marché et les choix politiques qui en résultent, laissent une chance à un gouvernement républicain de prévenir l’implosion de la société dont tant d’éléments concordants suggèrent qu’on se rapproche. Raison qui paraît suffisante pour qu’on se range à l’idée que le titre de ce texte aurait dû être « Mort de la nation ».

Mais puisque le dit texte est d’abord destiné à mon ami Stanislas, et qu’il ne faut pas désespérer ses amis en affichant un pessimisme absolu, - un pessimisme qu’après tout, pourrait contredire l’exemple de son engagement personnel dans un métier qu’on choisit pour porter secours et assistance, et jusque pour sauver les situations les plus désespérées, je nuancerai d’un peu de confiance la formulation de mon titre.

Ce qui nous donnera (sachant qu’il restera à la République d’entrer en résistance contre l’idéologie d’une puissance néo-féodale qui la dégrade et la mine, et de s’attaquer à l’ensemble des autres raisons qui avaient pu justifier ma première correction - pour les réduire avant de faire disparaître au moins les plus redoutablement menaçantes) :


« La mort possible mais évitable de la nation ».


Didier LEVY – 23 décembre 2017 




[1]’Sûreté’’ est le mot adopté par la Déclaration des Droits de 1789, celui que la République a consacré – ‘’sécurité’’ (sans préciser à quel objet elle se rapporte) appartient à la terminologie des régimes totalitaires ou dictatoriaux (cf. la Securitate de la Roumanie de Ceausescu).
[2] La redistribution ne s’opposant pas à la récompense objective du risque et du mérite, mais visant à limiter les écarts de  revenus en deçà du niveau où l’inégalité des conditions vide de sens l’égalité des droits garantis aux citoyens. 
[3] Dans un ordre d’idées très voisin, la chute de la IV ème république achève de solder les répercussions morales de la guerre perdue d’Indochine – guerre engagée et poursuivie sur un fond composite d’aveuglements - et du désastre militaire de Dien Bien Phu qui y mit un terme. Et le moment de sa survenue associe l’événementiel d’une émeute algéroise et le sentiment public que la lutte menée depuis 1954 contre la rébellion en Algérie tourne au conflit sans issue.
[4] Une période s’étendant sur trois siècles dans son décompte le plus resserré (Xème - XIIIème siècles) - soit celui de la durée pendant laquelle l’abaissement de la Couronne face aux pouvoirs confisqués par les seigneuries de différents niveaux a été le plus profondément marqué. La réparation de cet abaissement prendra ensuite au bas mot deux siècles (encore que la prééminence de l’autorité royale devra attendre le XVIIème siècle et l’avènement de la monarchie administrative louis-quatorzienne pour être pleinement établie et indiscutée).
[5] Impératif assigné au capitalisme français, il y déjà de l’ordre d’une dizaine d’années, par la ‘’tête pensante’’ d’alors du patronat. Un impératif qui est assez régulièrement rappelé par les éditorialistes ou chroniqueurs les plus foncièrement réactionnaires.
[6] Ne sauraient, après tout, prétendre sans conteste à la qualification de ’’Français de souche’’ que nos seuls compatriotes qui se trouveraient détenteurs de quelque gène néanderthalien, par un très lointain et très résiduel héritage des unions qui semblent bien avoir eu lieu entre la population humaine de souche en Europe et les Sapiens venus ensuite se substituer à celle-ci.