Ou : les lectures sont-elles encore plus inépuisables
que les questions ?
Esquisse de
réponses à l’article d’Alain Barthélemy-Vigouroux « Le Messie au risque de l’idolâtrie » paru sur ‘’GARRIGUES ET SENTIERS’’.
Une interrogation sur un point
effectivement crucial : celui de
« l’aspect collectif de
la foi ».
Ce collectif qui naît quand la pluralité des convictions ne se lit plus
comme un paradoxe (et encore moins, bien sûr, comme un scandale), mais comme
procédant d’une délibération composite et approfondie. Fût-ce au départ entre
seulement deux personnes, si l’une au moins répercute l’appel à « un débat multiple ».
Sur le fond, je m’attacherai
principalement aux questions dont je comprends qu’elles restent en suspens pour
Alain Barthélemy-Vigouroux. Aidé en cela par notre rejet commun de « l’abandon à un dogme élaboré
par une cléricature ». Par notre
certitude partagée de ce que « le christianisme est une des expressions du judaïsme et que nous faisons
partie de la diaspora d’Israël ». Et par notre adhésion à une même
perception de l’idolâtrie : celle qui interroge « sur (le) rapport à la lettre des
doctrines religieuses ».
v « (Le Jésus) de la lettre du Nouveau Testament, du Fils de l’Homme
qui est aussi le Fils du Père, de la personne trinitaire du
Fils … ».
Le débat entre les deux articles repose bien sur cette ‘’personne trinitaire du Fils’’.
L’enjeu n’est certes pas dans « la projection du schéma de l’incarnation
sur notre prophète de prédilection ». La représentation symbolique et
pédagogique d’une incarnation de la transcendance, la métamorphose ‘’cosmique’’
qu’opère l’allégorie johannique à partir de la parole de Dieu, de ce Verbe
« engendré et non créé », placées
l’une comme l’autre dans le champ d’une gravitation mystique, impriment un
formidable élan spirituel à l’enseignement du Rabbi Jésus - dont il est en
toute hypothèse évident que, pour son temps, il en fut assurément un
d’exception.
Aller au-delà du symbolique et de l’allégorique pour tirer de leurs
illuminations les matériaux infrangibles et
compacts du contenu de la foi ? La barrière
qu’interpose le monothéisme tient en l’interdit de « décortiquer (…) la transcendance
elle-même ». L’invention est de libre-parcours
à qui veut, pour sa propre recherche, figurer l’Incarnation (ou l’Ascension)
par la pensée et le discours, mais forger une image fixe en représentation ou
en concept explicatif – tel est bien le grief qu’encourt le dogme trinitaire – revient à
attribuer une forme à D.ieu : soit le modus operandi de l’idolâtre. Au
demeurant, on entend bien dans le Prologue-Jean que la notion d’un Père s’entoure aussi, en fin de compte,
d’une acception comparative, se réfère aux familles humaines.
Et tient plus encore
en l’impossibilité que l’alliance hébraïque
a d’emblée posée et qui fait échec aux questions naïves du type de celles des
catéchismes : ‘’Qui est Dieu ?’’,
‘’De quoi est-il fait ?’’, ‘’Que veut-il pour nous ?’’. Comment
oublier que depuis son départ, notre Alliance possède pour seule réponse
l’indéchiffrable et sublime « Je suis qui je serai ».
Et qui vaut qu’on emprunte le commentaire qu’y a consacré une prédication
du Temple de l’Etoile, l’approchant avec l’humilité qui est le sel de
l’intelligence du croire, et dans un
recours aussi bien à l’humour qu’à la gématrie :
‘’…
trois mots en hébreu qui recèlent tout le mystère de la nature divine. Le
hasard fait d’ailleurs que la référence de ce verset dans la Bible est Exode
3,14, or « 3,14 », c’est le nombre Pi,
et comme Pi est la clé du calcul du
cercle, Exode 3,14 est la clé de toute la Bible’’.
‘’On
peut en faire plusieurs lectures (…). La première (…) est que Dieu répond à
Moïse en quelque sorte : « je suis qui je
suis... et va ta faire cuire un œuf ». Autrement dit : « Peu importe qui je
suis, cela n’a pas d’importance, moi je te demande d’aller aider le peuple à se
sortir de sa mauvaise situation, d’aller libérer tous ces gens qui
souffrent’’.
De
ces trois mots, la prédication rapporte les trois interprétations les
plus signifiantes (la deuxième étant exposée comme la plus hébraïque) – elles
sont très condensées ci-après, mais sans rien retrancher à la puissance du sens
offerte par chacune :
Ø
‘’Dieu est ainsi l’être en soi, ce qui est et ce qui
fait être chaque chose, ce qui donne l’être à tout ce qui est. Plus près de
nous, des théologiens modernes ont dit que Dieu était « la puissance d’être », ce qui pousse toute chose à être (…) ‘’ ;
Ø ‘’Dieu, c’est l’intemporel par définition, ce qui
est hors du temps, hors de tout
processus de genèse et de corruption. Et croire en Dieu, c’est s’attacher à
l’éternel, fonder sa vie sur l’intemporel, sur l’absolu et le transcendant‘’ ;
Ø
‘’Dieu est ce qui dépasse tout, il est
l’indicible, l’au delà de tout, le «tout
autre». Pour les juifs, son nom est même imprononçable et inconnaissable.
(…). C’est ce qu’on a appelé la « théologie apophatique », (…) : dire quelque
chose de Dieu, c’est forcément dire quelque chose de faux. L’important, c’est
comment l’idée que l’on en a nous fait vivre (…)’’.
Qu’on confronte au rappel de ces
interprétations, inscrites dans le monothéisme fondamental des religions du Livre, non seulement le
dogme de la Trinité en son énoncé, mais la sidérante plongée dans les ressorts
de la composition trinitaire à laquelle se sont livrés ses commentateurs et ses
analystes au fil des conciles et des siècles, poussant leurs constructions intellectuelles
jusqu’à un degré à peine croyable de raffinement et de complexité : on aura
sans doute alors le tracé le plus exact de la démarcation entre le
christianisme-partie d’Israël et son pendant, hélas encore victorieux, qui a
mis en terre ou brisé les tables spirituelles de l’Alliance pour toute la part
dont il avait reçu le legs en partage.
La foi commune n’aurait-elle, au reste, pas
gagné à ce qu’on s’en tînt au Verbe,
au Logos ? Et pour l’incarnation
du Logos, qu’on y crût ou non, à ce qu’en avait dit Athanase : « Le Verbe de Dieu
s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Au moins épargne aurait-elle été faite d’immenses
querelles, telle celle du Filioque,
qui perdure sans qu’à peu près personne ne soit plus à présent en capacité d’en
déchiffrer l’enjeu ...
v « cette
« montée vers le Père » assortie du geste-barrière demandé à
Marie-Madeleine, rattaché (…) aux prescriptions du « niddah », qui
pour les parfaits profanes comme moi se réduisent à l’impureté rituelle des
menstrues, mais qui (…) donnent l’occasion de rappeler l’intégralité de la Loi
exigée par Jésus ».
Citer ce passage du texte d’Alain Barthélemy-Vigouroux (auquel se
bornent les désaccords avec le deuxième item
de ce texte) renvoie à des positions défendues dans des articles antérieurs à ‘’Regards sur un Messie
chrétien : réévaluer la frontière judéo-chrétienne ?’’’. Et plus spécialement sur ‘’Garrigues &
Sentiers’’ pour plaider l’exclusion du champ spirituel des notions de pur
et d’impur.
Pour ce qui est, à cet égard, des ‘’prescriptions du Nidah’’, voici ce qui
était mis en avant dans l’article en cause :
‘’L’interprétation
de l’état de Nidah la plus signifiante – parce qu’elle ne renvoie en rien à une
notion physique d’impureté, de salissure ou de souillure - est issue de la
pensée hassidique. Qui lit notamment (et sur le même mode d’ailleurs que pour
le cycle du Chabbat) dans le cycle menstruel une ascension - vers le plus haut
niveau de sainteté, i.e. le processus
de création que la femme a le pouvoir de mettre en œuvre ; puis une descente,
lorsque, à son point culminant, ce potentiel de sainteté ne s’est pas
concrétisé dans son corps et que la sainteté se retire. Mais cette descente
dans le statut de Nidah a pour finalité une ascension à un degré plus élevé, à
travers le départ d’un nouveau cycle’’.
Inlassable combat, s’il en est, pour récuser
l’appropriation par la sphère du religieux de la figure pureté/impureté. Pour
soutenir que l’enracinement de ces notions – la seconde commandant la première
- appartient au cerveau archaïque de notre espèce, et sans doute d’abord sous
l’espèce du sang : le sang qui exalte et le sang qui angoisse ou révulse, le sang de l’ennemi ou de la proie qui
promettent l’un la sauvegarde et l’autre l’assouvissement, et le sang qui s’écoule de soi-même ou des
siens, qui annonce la mort ou en menace.
Une opposition binaire qui se recombine dans
l’attraction-répulsion dont se chargent respectivement le sang hyménal et le sang
menstruel.
La mise en œuvre et la sacralisation névrotique
des registres du pur et de l’impur justifient-ils qu’une injonction
si forte soit faite à toutes les cléricatures de se détacher de ce double
bornage et d’en affranchir les fidèles qui se rangent sur elles ?
Assurément, d’une part, en ce que les notions
de pureté et d’impureté, à travers toutes les acceptions que les humains leur ont
données, n’ont cessé, sur des millénaires, de commander une accumulation de
violences parmi les plus cruelles et de crimes parmi les pires. Quand elles
n’ont pas ordonné quasiment tous les génocides ou appuyé leur commission. Et
dans une terminologie proche de nous, les ‘’épurations
ethniques’’.
Et, ensuite, pour ce qui est du champ
spirituel, en raison du non-sens absolu qu’elles contiennent : D.ieu n’a
rien crée de pur, simplement parce
qu’il serait impensable qu’il eût mis de l’impur
dans sa Création. Sauf à nier le ‘’mystère du mal’’ – ce mal qui occupe toute
la place qu’on attribue à l’impureté
-, sauf à imputer au créateur la conception du mal – ce qui pourrait
représenter l’indépassable en matière de blasphème.
L’intuition et l’hypothèse, comme il a été dit
de l’invention, sont de libre parcours. A cette aune, la lecture des
prescriptions du Nidah sous le prisme de la pureté – la ‘’pureté familiale’’ –
étant envoyée au rebus, s’ouvre la voie d’une lumière aussi incertaine et
déroutante qu’elle est susceptible de paraître éblouissante : l’idée que
l’interdiction du contact des corps en regard de l’état de Nidah a été ‘’soufflée’’
au législateur hébraïque pour guider une intellection future de la victoire sur la mort.
Le « Cesse de me
toucher » (car je ne suis
pas encore monté vers le Père) en lequel consiste le rappel fait à
Marie de Magdala, n’atteste pas seulement que le vis-à-vis est un homme juif,
ni que cet homme sorti libre du tombeau est vivant en son corps – ce corps qu’il est précisément prescrit de ne pas toucher. Ce qui s’entrevoit,
ce qui peut ressortir d’essentiel dans la mention qui est faite de cette
prescription, de par la circonstance où elle survient, est que la résurrection, qu’on y croie
stricto sensu ou non, n’est à cet instant pas celle d’un
‘’pur’’ esprit, d’une âme, d’une image animée du Messie faisant retour du
‘’séjour des morts’’ ; mais qu’elle s’entend comme la réapparition à la
vie du Fils de l’homme en sa
complétude, en son intégrité humaine : à ce même instant et pour ce seul
instant, passé le temps du repos sabbatique de l’Incarnation, la chair du Messie a ressuscité.
Et n’est-ce pas de cette probation dont le
législateur hébraïque avait très lointainement posé par avance ce qui en serait
le jalon décisif à travers le « Ne me touche pas » qu’il avait édicté ?
Et bien davantage, cette injonction ne
fixait-elle pas, dès son écriture, le point d’ancrage à venir de la promesse
qui s’énonce dans la Rencontre au tombeau, dans les paroles et les lignes de
son dialogue sous leur restitution johannique : la promesse de la résurrection de
toute chair ?
Parce que, pour le seul cas du Nidah, cette
chair est exclusive de tout contact – alors que la dissociation en l’Adam de l’homme et de la femme en
lesquels celui-ci a été créé s’est vouée à la fusion amoureuse des corps -,
c’est bien la ‘’Loi’’ (passons outre à la mauvaise transposition du concept)
qui détenait la confirmation future de la résurrection du corps du Messie.
Et pour que ce Messie en soit un, il fallait
que sa résurrection justifie du même coup la foi en la victoire de tous les corps sur la mort. Et vaille
ainsi rejet d’une survie qui ne serait allouée qu’aux âmes, appelées auprès de
D.ieu, réunies autour de la transcendance ou insérées en celle-ci : pour
non représentable que ce soit, s’il y a survie une fois ce monde achevé ou dans
des mondes de créations parallèles, que le troupeau s’y resserre sur son
berger, ou que l’œuvre de création fusionne en son créateur, il nous est
suggéré qu’elle appartient à toutes les créatures en leur entier. L’entier en
lequel elles ont été façonnées.
Il y a là,
aussi, une autre façon de d’appréhender la dynamique que possède la Loi. D’envisager la dialectique qui la
parcourt entre immobilité et projection. Ce qui revient à questionner
rétroactivement sa conception créatrice en regard du dénouement masqué qu’elle
était destinée à inclure.
En faisant retour à ces deux versets des
Ecritures chrétiennes :
« Ne pensez pas que je sois
venu pour abolir la loi ou les prophètes. Je suis venu non pour abolir, mais
pour accomplir.
« En vérité je vous le dis, jusqu’à ce que le ciel et la terre
passent, pas un seul iota, pas un seul trait de lettre de la loi ne passera,
jusqu’à ce que tout soit arrivé » (Matthieu 5.17/18).
Pour autant qu’on relise cette citation jusqu’à
sa fin, ‘’abolir’’ versus ‘’accomplir’’ ne
posent pas une alternative, mais le calendrier du dépassement de leur
contradiction.
En ce que si même à l’instant le plus inédit et
le plus exceptionnel de l’aventure de la foi, le « Ne me touche pas » n’est
pas aboli, c’est que pour porter en lui-même son accomplissement immédiat,
celui en lequel tout vient
d’arriver – la
résurrection du Fils de l’homme -, il
demeure annonciation du temps où le ciel et la terre passeront ; du temps qu’ouvre la victoire messianique sur
la tombeau et qui promet de mener à la seule abolition qu’on devine contenue
dans l’Alliance : l’abolition du mal et de la mort.
Nous avons, après tout, la liberté de croire
que cette abolition n’a attendu que la fraction d’instant où se clôt l’échange
entre le Ressuscité et Marie de Magdala – presque aussi bref qu’est absolue
l’intégration qui s’y opère de tout ce qui a émané jusque là et jusqu’à nous de
la transcendance :
« … car je ne suis pas encore monté vers mon
Père. Mais va trouver mes frères, et
dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ».
Puisque, aussi bien, l’Eternel n’a rien à faire
de nos chronologies ni à voir avec elles, la consommation des siècles peut
avoir survenu dès la remontée vers le
Père, après cette fraction d’instant et dans un ‘’univers parallèle’’ de la
Création. Là où le ciel et la
terre ont fini de passer, où l’Alliance est déjà accomplie.
Et si l’on se replace dans notre mesure du
temps, quant à savoir plus exactement ce qui sera ‘’aboli’’ et ce qui
sera ‘’accompli’’, c’est bien
‘’à nous de faire’’. Le rabbi Jésus a tôt fait silence, et l’on sait que,
répétitivement, en guise de lumière additionnelle dispensée, devant le « que dis-tu ?» des uns,
et devant la femme « qui était là au
milieu »
(Jean 8,1-11),
« (Il) se baissa et se mit à écrire avec le
doigt sur le sol », (…)
« Puis il se baissa de nouveau et se remit à
écrire sur le sol».
La péricope (dont l’attribution est
multiplement référencée) ne dit rien de plus - ce qui laisse entendre que cette
double inclination vers le sol signifie encore davantage que le récit
circonstancié qui l’entoure, que la seule débâcle exégétique des Pharisiens qui
s’y expose.
Et que, là encore, le sens est libre :
quel signe, quelle ponctuation, quelle voyelle ont-elles été tracées du doigt à
même la terre, et sur quel mot, sur quelle lettre, sur quel ‘’ trait de lettre
de la loi’’ ?
Pour apporter, ainsi tracées, un
"couronnement" à ce qui avait été notifié devant Moïse sur le mont
Sinaï, par le don fait à celui-ci des deux tables de pierre du Témoignage
« écrites par le
doigt de Dieu ». Qu’aucune lettre ne saurait être omise de ce que ce doigt a gravé
dans la pierre, et a dû graver par deux fois, se présume facilement : ce
qu’écrit – ou, aussi rarement, fait écrire - l’Eternel ne contient-il pas ‘’le Monde entier" ? Et parce
qu’il n’est rien dit de ce que le doigt du Messie dessine sur le sol, sur le
sable ou la poussière, que puisse est-ce d’autre que les signes de l’esprit
venant, une fois encore, et peut-être décisive, se poser sur la lettre ?
v « Mais quel est le statut de cette pensée et de cette controverse, si
le mystère messianique (et pourquoi pas tous les mystères du donné biblique […] ?) est borné par cet interdit qui l’exclut de notre entendement ? Quel
est le statut de l’incarnation de la transcendance (…) si de toute façon on ne peut rien dire de la transcendance ? Une
entité dont on ne peut rien dire a-t-elle un sens pour nous ou même simplement
une existence ?
« Les grands schémas du judéo-christianisme ne sont-ils alors que des
mines à hypothèses, à débats, à symboles ou à rêveries au sens de Bachelard,
destinés à se fracasser tôt ou tard sur le mur de l’inconnaissable ?
« Et enfin, quel est le statut d’une foi qui flotte éternellement sans
jamais s’arrimer à une conviction, si limitée qu’elle soit ?».
Ici, la citation se fait plus longue parce
qu’elle englobe tous les angles de vue à partir desquels se forme l’objection
du second article à l’endroit du premier.
Ce qu’Alain Barthélemy-Vigouroux interroge ne se résume-t-il pas dans
l’interpellation qu’il adresse à ce ‘’mur de l’inconnaissable’’ dont il observe
que l’acceptation de son tracé exclurait la transcendance, et a fortiori son
incarnation, du champ de notre entendement.
Un ‘’mur’’ ou un barrage face auquel la foi ne
cesserait de dériver, au risque de s’y fracasser, faute de pouvoir trouver le
passage du sens. Et un ancrage un tant soit peu ménagé aux convictions qui en
font l’assise, à des convictions possiblement contraintes d’être indécises à
leur marge, mais qui lui apportent l’aplomb minimal.
Inversement, la réponse aurait pu se
refermer sur la caution qui s’invite en préalable à la discussion de cette
interpellation : le point de savoir si « Une entité dont
on ne peut rien dire a (…) un sens pour nous ou même simplement une existence », appartient précisément à ce qui est voué à
l’indéterminable, à l’obscur et au non lisible, qui y est assigné par le paradoxe hébraïque, ou ce qu’on se
hasardera à désigner comme tel.
Qui est d’abord
le piège que le monothéisme se tend à lui-même.
D’un côté,
l’unicité du divin, l’interdiction de toute représentation de D.ieu et la
destruction des idoles.
De l’autre, le
mal fixé à jamais en question insoluble (le dualisme, lui, offre
schématiquement la cohérence d’une confrontation du dieu opérateur du Bien et
du dieu agent directeur du Mal), la chute dans l’idolâtrie de
quiconque se risque à définir l’Etre de Dieu et, a fortiori, à lui prêter une
figuration, l’interdit en résultant de nommer D.ieu en dehors d’abstractions
(l’Eternel) ou d’attributs que la foi confère à son dessein (l’Amour en tant
que ressort de sa Création et que finalité de son projet). Encore faut-il que
l’abstrait, le non-explicitable du nom prêté à D.ieu, le terme emprunté aux
mots humains pour comparer les caractères divins à nos réalités sensibles, ne
glissent pas, dans leur intellection et leur usage, jusqu’à pouvoir induire la
tentation de confondre l’espace infini du divin et le monde clos du créé.
Un exercice
impraticable à en juger par les récits et les écrits qui forment la somme de
notre rapport à l’idée de D.ieu, qui à eux tous consignent l’histoire de
cette idée : chaque fois qu’il est question de la colère de D.ieu, du châtiment
qu’il prononce, et même de la pitié qu’il ressent ou du pardon qu’il accorde,
l’aventure ou la pensée qui sont mises en scène sont toujours interprétées par
une figure humanisée, par un acteur costumé comme nous le sommes. Pensant et
parlant comme nous le faisons.
Et un exercice
si impraticable qu’on ne peut tenir qu’une faute, qu’un péché, puisse s’y attacher. L’Adam n’a pas reçu, à sa création, la
capacité de penser-Dieu. Autrement que sous ses propres traits, et au mieux
en ayant conscience de ne pouvoir parler de D.ieu, et de ce que celui-ci lui a
dit de Lui-même, que dans une multiplication de métaphores. Dont le nombre
excède toujours de beaucoup la limite qu’on lui avait prêtée. Des métaphores
qui n’épuisent rien de ce qu’elles auraient à rendre, ou qui s’avèrent comme de
juste impuissantes à restituer une parcelle de l’intraduisible pour lequel on
les convoque. Quand elles ne s’avèrent pas mal construites, c’est à dire
réglées sur de fausses symétries.
L’indicible et l’impénétrable vont en l’espèce de pair.
Mais n’est-ce pas un bonheur, c'est-à-dire une grâce ? Et, qui sait,
la première et la plus inouïe de toutes. Fût-elle, comme toute grâce,
arbitrairement accordée – la justice, dans cette distribution, est dans
l’abondance de ce qui est distribué et non en ce qui en revient en particulier
à l’un(e) ou à l’autre.
La grâce du
choix entre le dogme et son contraire.
Qu’on dénomme ce
contraire ‘’libre examen’’, ou encore libre investigation dans les signifiés
possibles et pensables, ce choix est aussi bien offert au croyant qu’au
non-croyant. Et pourquoi pas à celui-ci au premier chef, pour qu’il ne se prive
pas de scruter ce croire dont on ne
lui a souvent rapporté que des contes de fée, des prohibitions indéchiffrables
et des sentences implacables ou féroces.
Le dogme ne
vient pas seul. Il participe toujours d’un littéralisme, qu’il en découle au
départ, ou s’en décale. Or, en caricaturant un peu (ou à peine) le terme de
l’alternative où le littéralisme se place, il importerait peu qu’on crût que ‘’Dieu créa le monde en six jours’’ (« Car en six jours l’Eternel a fait les cieux, la terre
et la mer, et tout ce qui y est contenu »), qu’on se fixât sur le décompte six fois répété
« Il y eut un soir et il y eut un matin », si cette foi là ne se jugeait pas également à ses œuvres.
Trop derrière nous, trop autour de nous, témoignent de ce que la
production d’un dogme, et plus infailliblement encore, toutes confessions confondues,
la réduction du ‘’penser-religieux’’ au récit scriptural, engendrent de
violence. Pour les premiers, proclamés respectivement trois et quatre siècles
plus tôt, de quelles guerres de religions, de quelles persécutions, de quels
fanatismes, les dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption
auraient-ils pu fournir le sujet ?
Et pour la lecture littéraliste, par la confusion dont elle se nourrit
entre le mythe narratif et les déductions rudimentaires et instinctives qu’elle
y trouve à foison, elle porte plus que tout la représentation d’un Dieu vengeur
qui interdit, qui condamne et qui châtie ; et inséparablement l’imagerie
du courroux qu’Il dirige sur les pécheurs
et les impurs – un courroux qui
appelle, au besoin, les vrais fidèles à seconder de leurs mains l’épée et le
feu de la punition divine.
Pour laisser là l’inépuisable violence qui,
en forme de malédiction multi séculaire, ceinture le champ humain du vécu
religieux, pour en revenir au dogme et à
sa nature, comment ne pas s’étonner de ce qu’on s’arrête si peu sur ce que
celle-ci a d’intrinsèquement réducteur ?
Outre la somme incalculable d’interrogations dont il verrouille les
registres, sur quels tarissements de sources et de ressources, et sur quelles
déperditions de sens, le dogme opère-t-il sa construction ?
La première de ces déperditions affecte la base même de l’intelligence
qui est convoquée pour aborder le croire :
l’acceptation de la pluralité des interprétations, comprise comme le pivot du
travail de cette intelligence.
Une pluralité validée – tant dans les courants juifs que chrétiens du
libre questionnement - en ce qu’elle s’accorde à l’éminence inatteignable de
l’Ecrit, celui qui est entr’ouvert au seul déchiffrement.
Un déchiffrement dont la spiritualité issue du judaïsme a fait plus
qu’une condition de son accès : un tremplin pour l’excitation intellectuelle de
la recherche sur les textes : « Pour chaque verset il est sept lectures ». Le Talmud, modèle interprétatif
entre tous, en est la longue projection par ses multiples filières de ‘’raisonneurs’’ et de méthodologies
venant chacune offrir leur « piment », et à travers une histoire éditoriale d’une
étendue sidérante, et aussi composite que complexe.
Le tarissement des sources, surexposé dans la conception chrétienne du
dogme, n’interroge pas moins. Comment ne pas se représenter la quantité et la
diversité des écrits dont le contournement a fait place nette à la proclamation
dogmatique, à l’énoncé d’un article de foi investi de la puissance de la
vérité ? Et détenteur exclusif des termes hors lesquels cette vérité ne
saurait être transcrite sans perdre sa qualité de vérité, parce qu’ils
contiennent la sommation parfaite de la totalité de ce que la vérité possède
d’irréfragable pour les siècles des siècles.
Le dogme en appelle certes aux quatre Evangiles. Mais n’y a-t-il pas
lieu de replacer les rédactions évangéliques dans les conditions que la
vraisemblance factuelle leur restitue sous l’aperçu qui semble le plus
probant ? Non seulement pour substituer à la paternité mythique d’un
témoignage direct le lent travail d’’’ateliers
d’écriture’’ œuvrant pour la plupart plus ou moins en parallèle – et chacun
s’attribuant, en guise de raison sociale, un patronage apostolique (ce qui, bien entendu, n‘exclut pas que ce
dernier se justifie en tant que source première d’inspiration d’une communauté
scripturaire).
Mais, également, pour redonner place à l’image, au sein de ces
différents ateliers d’écriture, d’une possible ‘’division du travail’’,
thématique et/ou géographique, entre équipes associées, et suggérer
corrélativement une production de versions
originales morcelées desquelles ressortira - et se négociera ? -
l’édition intégrale.
Et, bien plus peut-être, pour ouvrir à la représentation de la
multiplicité matérielle qu’ont dû connaitre, tout au long des décennies des
premiers siècles, les copies puis les traductions effectuées sur les textes ou
sur des extraits de ceux-ci. Une multiplicité dont on devine qu’elle pèse de
façon majeure sur les questionnements ici soulevés en regard des intellections
du croire.
Connait-on en effet des copistes qui, pour bien faire (ou faire prévaloir leur idée d’un texte), et juste pour ce qu’il faut à cet égard,
n’aient pas eu l’envie, plus ou moins consciente, de retrancher d’une œuvre
passant entre leurs mains – ou d’y ajouter ?
Et beaucoup de traducteurs qui, dans la même intention et par des
détours équivalents, n’aient pas orienté leur travail, n’y aient pas imprimé
leur interprétation – et en l’espèce leur conviction -, n’aient pas donné un
‘’coup de pouce’’ à une traduction au détriment, ou dans l’omission ou
l’inadvertance, d’une autre possible ? Sans préjudice des hautes barrières
qui se dressent toujours devant quiconque entreprend le déplacement d’un écrit
et la transposition de ses sens, de son verbe, de ses résonances et de sa
musicalité d’une langue à une autre. Et, de ce point de vue, pour qui tient que
les (des) évangiles ont d’abord été écrits en hébreu, en des mots dont
l’in-traductibilité participe de la sacralité qu’ils incorporent, la
‘’manigance’’ éventuelle du traducteur passe finalement au second plan derrière
la résistance propre à l’original …
La problématique du choix des versions, des copies et des traductions,
et celle des validations ayant fait respectivement le départage final, n’est au
fond qu’une entrée dans une histoire de
l’effacement des sources.
C'est-à-dire de la sélection opérée aux premiers siècles dont
l’aboutissement a fixé le monde chrétien devant quatre Evangiles canoniques (et autres écrits investis de
la même qualification selon les confessions chrétiennes). Hors le cercle étroit
des spécialistes détenteurs d’une appréhension critique du corpus en son entier – de ses contenus et de leur élaboration -, qui pourrait ne pas vouloir ‘’demander des
comptes’’ - des lumières ou des aperçus suffisants - sur le processus, les
raisons et les critères qui ont présidé aux déclassements dont les évangiles
‘’apocryphes’’ (et parmi eux les évangiles gnostiques) sont les vestiges ? Des déclassements - quels que soient les a priori d’adhésion que
le profane par obéissance est prêt à leur accorder - qui, vus sous une approche
plus perplexe ou hésitante, font venir comme une ressemblance un peu narquoise avec
les photographies soviétiques dont les retouches successives effaçaient les uns
après les autres les ex-dirigeants éliminés.
Une autre façon, plus radicale, d’interroger ces déclassements
consiste à se demander ce qu’on aurait perdu en passant à côté (et qui
peut dire si les exemples qu’on isole ici sont vraiment mineurs ?)
d’un Jésus non pas déféré devant l’autorité romaine, mais seulement convoqué
par celle-ci, d’un Jésus marié à Marie-Madeleine, ou encore d’un Jésus végétarien. Et à tenter d’entrevoir, au
milieu de tous les effacements, ce qui se serait trouvé occulté ou aurait été
obscurci dans l’enseignement du Messie, ce qui aurait amputé d’une ou de
plusieurs dimensions la symbolique messianique en tant que portique de « la connaissance messianique (7) ».
Toutes questions qui avec celles qui les ont précédées, engagent (ou
exhortent) à penser que le doute ne s’oppose pas comme on l’entend à la foi.
Que non seulement il participe du croire,
mais plus finement de ce croire dont
de petites voix nous suggèrent que la Transcendance n’a jamais voulu qu’il fût
pétrifié. Ces petites
voix qui tentent de se rendre audibles au profond de nous par-dessus le mur
de nos certitudes souvent dérisoires, ou qui se sont déposées entre les lignes
des Ecrits sur des mots banals ou usés, tronqués ou grillagés, pour nous redire que rien, pas même la mort,
n’est figé en la Création si celle-ci est bien un ‘’projet’’ (ce qui serait une transcription, et pas
plus sommaire que beaucoup d’autres, de la symbolique messianique à laquelle on
vient de se référer).
Est-ce là en appeler à des ‘’témoins venus de nulle
part’’ ? Ou à des figures (comme
on parle de figures de rhétorique) qui viennent soutenir une plaidoirie en
défense d’une autre acception du croire.
Un croire en mouvement, en
projection, qui ne se distingue pas essentiellement du non-croire : les questionnements, d’abord, n’y sont-ils
pas foncièrement identiques dans leur
cible ?
Indice ou
présomption plus substantielle : en ces questionnements - et pour autant
qu’ils sont issus d’une perplexité attentive, celle qui nait de l’intelligence
du doute -, c’est l’idée d’une réponse qui se dessine pour le croyant et le non-croyant.
Que la perception de cette idée soit non pas commune mais seulement
voisine, que la réponse ainsi pressentie ou à peine entrevue soit confusément
espérée ou non attendue.
Pour l’un et
pour l’autre, dans le croire et le non-croire, rien en cette idée ne prend
la forme d’une promesse mais tout conjecture un accident possible dans l’intime
de leur vie et de leur pensée : l’implosion de la lueur qui survient d’une
intuition minuscule ou du choc soudain d’un mot. Et qui ouvre, à la fin de sa
trajectoire, une brèche, ou une fêlure,
dans ce dont il nous a été signifié que pas un trait, tracé ou inaccompli, ne
sera révélé « jusqu’à ce que
tout soit arrivé ».
Qu’importe que
cette intuition ou ce heurt avec le mot soient, d’aventure, respectivement
vécue dans le vague ou à peine ressenti, que cette brèche ou cette fêlure soient infimes, dès lors que le croire
adjuge le tout à l’Esprit, et que le non-croire
y trouve de quoi grandir en esprit. Tous deux
demeureraient-ils, pour le reste, inchangés.
Sous cet angle, la grâce n’est pas dans la foi
donnée ou à venir, mais dans la disponibilité à l’Esprit ; et en retour
dans l’élan qui permet à la prière du croire et au mutisme du non-croire, de se déployer « vers tout sens (dont) la
Création, la Révélation et la Rédemption (sont) l’horizon originel bis».
Vers tout sens
susceptible de leur être ouverts suivant la vocation que cette même grâce, en
sa réverbération, leur aura fixée. A travers des cheminements qui parcourent –
qui sait ? - l’inconnaissable.
Didier Lévy – 20
08 2020
____________________________
[1]
Le Messie au risque de l’idolâtrie – Essai d’appropriation
de l'article de Didier Lévy
L’article
de Didier Lévy Regards sur un Messie chrétien :
réévaluer la frontière judéo-chrétienne ? nous
donne l’occasion de réagir à un texte hardi et singulier, pour nous interroger
chacun sur l’état de nos convictions à propos du socle fondateur de notre
adhésion à la foi chrétienne. Les présentes lignes expriment cet exercice.
Puisque toute modestie exige de limiter sa propre parole à soi-même, il me
semble approprié de signaler ce à quoi j’adhère comme à des évidences dans le
texte de Didier Lévy, puis d’exposer comment j’ai tenté d’interpréter ses
formulations jugées à mes yeux fondamentales telles que je crois les avoir
comprises, et enfin de faire connaître les interrogations qu’elles suscitent en
moi pour les faire partager à ceux qui auront la patience de me lire et que je
remercie d’avance. C’est ainsi qu’à mon sens se réalise l’aspect collectif de la
foi, dans la communication des convictions, et non dans l’abandon à un dogme
élaboré par une cléricature.
J’adhère
bien sûr à l’affirmation que Jésus est incontestablement juif, et que les
origines de la foi chrétienne sont pleinement juives, si ce n’est que ces
origines plongent dans le devenir historique d’un peuple qui a maintenu une
singularité tout en la nourrissant constamment d’apports conceptuels qui
étaient ceux des civilisations de l’Orient ancien et de l’époque hellénistique,
ce mouvement continuant d’ailleurs à se perpétuer. J’adhère à l’idée que le
christianisme est une des expressions du judaïsme et que nous faisons partie de
la diaspora d’Israël, au risque de faire enrager les juifs sourcilleux sur leur
pureté identitaire. En parlant d’enfants d’Abraham, d’ailleurs, le texte ne dit
pas un mot de ceux d’Ismaël : a priori ils ne devraient pas être exclus au
moins à terme de cette réorganisation du paysage théologique, mais il est vrai
qu’au moins dans leur doctrine traditionnelle ils récusent explicitement les
textes bibliques comme falsifiés, alors que les chrétiens les ont constamment
admis comme leur référence.
J’adhère
à cette définition de l’idolâtrie qui est un des piliers du texte et qui la
dépoussière de ses facilités : ne plus la réduire à enfoncer des portes
ouvertes en ironisant sur l’obsolescence vermoulue des idoles statufiées, mais
en la définissant très efficacement comme les a priori et les tentations qui
éloignent du message évangélique : celle de la lettre brute,
de la connaissance détachée du doute, et, plus vulgairement ou plus
primitivement encore, celle du chef, de la tribu, de la race, ou de l'argent et
du marché... racine du fanatisme et de ses contagions.
J’adhère
à cette affirmation qui coalise tous ceux qui rejettent l’idolâtrie ainsi
définie, et qui doit les amener à s’interroger sur leur rapport à la lettre des
doctrines religieuses, à leurs formulations imagées voire mythologiques, à leur
recours au merveilleux et au surnaturel qui les grève du soupçon de charlatanisme,
à leurs interminables et acrobatiques broderies théologiques pour expliciter et
argumenter des architectures gratuites qui ne touchent en soi-même aucune
fibre.
Jésus-Christ
objet d’un culte idolâtre ?
Et c’est
là que le texte interroge le rapport à l’espérance messianique, et au nœud qui
s’enchevêtre autour du Messie davidique attendu par la foi juive, du Jésus de
l’histoire, de celui de la lettre du Nouveau Testament, du Fils de l’Homme qui
est aussi le Fils du Père, de la personne trinitaire du Fils, de l’être
cosmique dénommé Jésus-Christ ou, pleinement allégé de son contrepoids
artisanal nazarétien, du Christ tout court, voire de Christ comme s’il
s’agissait de son nouvel état-civil après métamorphose.
Le texte
de Didier Lévy s’initie par un renvoi à un autre texte primitif qui lui sert de
point d’appui et qui est donné comme l’expression d’un ami de l’auteur. C’est
sous sa plume qu’est formulée à l’égard des chrétiens l’accusation d’idolâtrie
dans le culte rendu à celui que j’appellerai ici par commodité
Jésus-Christ.
Or ses
auditoires ne l’ont pas autrement perçu et désigné que comme prophète ou
docteur de la loi, Rabbi selon l’appellation hébraïque. D’où provient donc le
processus idolâtre ? Si je l’entends bien, sa source serait dans la
projection du schéma de l’incarnation sur notre prophète de prédilection. À
proprement parler, si là encore j’interprète correctement le texte, ce n’est
pas cette hypothèse ou croyance d’une incarnation de la transcendance qui est
pointée du doigt, mais le fait que, pour faire coïncider l’événement
Jésus-Christ avec elle, on s’expose à deux conséquences : d’une part on
fait éclater le concept messianique en deux types de Messies contradictoires,
le Messie chrétien et le Messie de l’espérance juive, et alors c’est
l’idée même de Messie qu’un non-sens aussi outré dénature, dégrade jusqu’à la
récusation ; d’autre part, on risque d’être amené à expliciter le
processus de l’incarnation, fût-ce à travers le coruscant prestige du prologue
johannique, et donc à décortiquer, à travers cette démarche analytique, la
transcendance elle-même, ce que rejette sans appel Didier Lévy : Ou
la transcendance est intrinsèquement inconnaissable, ou il n'est pas de
transcendance hors les constructions inventives de l'espèce humaine. Chercher
à trier ce qui relèverait d'une essence divine dans " la vie de
Jésus" – comme on le fait de la part humaine du
Messie – est constitutif de l'artisanat d'une statuaire du divin, donc
de l’idolâtrie.
Débusquer
la mythologie
Sur de
tels présupposés, on comprend sans peine que l’ensemble des récits
évangéliques, surtout dans ce qu’ils présentent de merveilleux souvent monté en
épingle à titre de preuve de l’incarnation du Verbe, sont autant de leurres qui
égarent la foi dans l’idolâtrie : toutes les figurations
historicisantes des évènements messianiques qui prétendent à une matérialité
identique à celle des mots de nos dictionnaires ne confectionnent rien
d'autre que des idoles.
L’affirmation
me semble pouvoir faire écho à la perplexité que peut susciter l’acte
d’autorité par lequel Jésus s’interpose entre tout humain et celui qu’il
appelle son (ou notre) Père, plus couramment dénommé Seigneur ou simplement
Dieu dans l’Evangile, et fait de lui-même la voie d’accès absolument exclusive
vers lui.
Didier
Lévy va alors s’attacher à débrouiller ce qui tue et ce qui vivifie dans deux
instances fondamentales du récit évangélique, l’Ascension et la Résurrection,
liées dans la déclaration de Jésus à Marie-Madeleine : cesse de me
toucher car je ne suis pas encore remonté vers le Père. Il va le faire en
prenant cet avertissement comme condition à sa lecture du texte : la lettre ne
prend vie… que si son sens, la somme inépuisable de ses sens, est
perpétuellement interrogée, que si chaque sens qui s'y fait jour entre dans son
cheminement, de déconstructions en reconstructions.
Le
déroulement mythologique de l’Ascension, tout comme les manifestations
thaumaturgiques du ressuscité, sont prestement évacués pour se concentrer sur
cette « montée vers le Père » assortie du geste-barrière demandé à
Marie-Madeleine, rattaché par Didier Lévy aux prescriptions du
« niddah », qui pour les parfaits profanes comme moi se réduisent à
l’impureté rituelle des menstrues, mais qui lui donnent l’occasion de rappeler
l’intégralité de la Loi exigée par Jésus. La remontée du Verbe vers le Père
boucle la boucle, l'incarnation a pris fin et le Verbe a repris le seul
contour que lui dessine le Prologue [de saint Jean], celui du
« commencement », et d’ailleurs le temps, la durée, la
chronologie sont nuls et non avenus en la transcendance. Prier Jésus-Christ
est-il donc absurde ? Non, mais c’est un choix lucide qui répond à une
spécificité personnelle : la prière s’ouvre la voie de sa
convenance et de sa sensibilité dans cette triple négation et dans cette triple
inexistence.
Un
seul Messie pour tous
C’est là
que je suis le moins sûr de percevoir valablement l’intention de l’auteur.
Voici les fragments que je crois pouvoir en reconstituer. L’idée de Messie doit
être préservée comme un concept unitaire, ce qui exclut d’échafauder des
schémas contradictoires pour l’exploiter. Ce qui doit nous garantir contre
cette tentation, c’est d’accepter l’humilité de la foi – une
humilité qui, au demeurant, ouvre parallèlement cette même foi à l’attention et
à la réflexion du non-croyant. À l’endroit de qui elle ne fige rien et sait
faire silence. Et pour tous les enfants d’Abraham, pour tous ceux
de la filiation adoptive, cette humilité consacre le mystère messianique dans
son exclusion de leur entendement. Et dans l’exhortation muette et
contradictoire qui leur est adressée, de pousser leurs délibérations sur l’idée
d’un Messie, de les conjoindre, sans limite temporelle, sans borne à la pensée
ni à la controverse.
Voilà au
moins une certitude, qui ne se fonde pas sur une prétention à connaître la
transcendance, mais qui tout de même en affirme quelque chose : d’abord
qu’elle a une existence, ensuite qu’elle transcende quelque chose, nous les
humains par exemple, qu’elle échappe à la temporalité, qu’elle ne communique
pas avec nous – ou pas efficacement – pour nous orienter vers la
vérité, et que son expédition vers notre monde, si elle a une réalité
historique, ne l’a pas incitée à renouveler l’expérience ; mais que
subsiste (sans relation avec la période de l’incarnation terrestre) une
espérance qui n’est pas définie par son objet, mais seulement par son caractère
d’espérance.
Le
concept messianique ne saurait être qu’unitaire, comme celui d’espérance
auquel, spirituellement, il renvoie, s’il ne se confond avec lui. Inaccessible
à une définition humaine, hors son identification à une attente inégalable, le
Messie ouvre un champ infini d’abstractions qu’il nous est probablement
commandé de fouiller jusqu'au temps de son retour. Un retour dont la forme, par
essence imprévisible, laisse tout juste entendre qu’elle sera du même ordre
mystique que celle du Verbe johannique.
Mais
quel est le statut de cette pensée et de cette controverse, si le mystère
messianique (et pourquoi pas tous les mystères du donné biblique – ou
autre ?) est borné par cet interdit qui l’exclut de notre
entendement ? Quel est le statut de l’incarnation de la transcendance
si c’est un serpent qui se mord la queue et si de toute façon on ne peut rien
dire de la transcendance ? Une entité dont on ne peut rien dire a-t-elle un
sens pour nous ou même simplement une existence ? Les grands schémas du
judéo-christianisme ne sont-ils alors que des mines à hypothèses, à débats, à
symboles ou à rêveries au sens de Bachelard, destinés à se fracasser tôt ou
tard sur le mur de l’inconnaissable ? Et enfin, quel est le statut d’une
foi qui flotte éternellement sans jamais s’arrimer à une conviction, si limitée
qu’elle soit ?
Je ne
pose pas ces questions pour induire per absurdum une réponse
négative : elles me semblent mériter qu’on se les pose sans a priori et
qu’on en tire les conséquences. Dans le texte de Didier Lévy, on croit
entrevoir que, une fois l’espace de la foi nettoyé de toute mythologie, le
fidèle (comment l’appeler autrement puisqu’il s’agit de foi ?) se trouve
face à une transcendance radicalement impénétrable à la ratiocination
philosophico-théologique. Seuls des modes de connaissance holistiques comme
l’art et la poésie peuvent donner une image de l’approche requise, et Didier
Lévy conclut en citant le vers fameux de la Tristesse d’Olympio : Tout
commence en ce monde et tout finit ailleurs. Un propos aussi original sur
un point aussi crucial de la foi chrétienne me semble appeler un débat multiple
et approfondi.
Alain Barthélemy-Vigouroux