ADRESSE À UN CONTRADICTEUR PUGNACE, ATHÉE
MILITANT. NON SUR LA JUSTIFICATION DE LA FOI, MAIS SUR LES CHEMINEMENTS DU CROIRE.
I - ‘’SCANDALE
DU MONDE’’ versus ‘’D.IEU AIMANT’’.
J’ai écrit le mot ‘’foi’’. J’ai été, ce faisant, insincère.
La foi n’entre pas dans mon rapport au ‘’croire’’.
N’étant ni théologien ni versé en exégèse, ce croire - appelons-le ‘’relation à D.ieu’’ -, je le questionne comme
on aborde philosophiquement l’une de ces interrogations qui pèsent leur poids
d’inconnu, d’énigmes et de mystères et qui pour notre humanité, « roulent d’âge en âge ». Une
démarche de celles dont on dit que pour l’entreprendre, il faut ‘’ne douter
décidément de rien’’ – alors qu’en l’espèce, on avancerait plutôt en doutant
de tout’.
Y compris de l’énonciation sur laquelle je me range - vous y reconnaîtrez
son auteur dont elle est devenue inséparable : « Je crois aux forces de l’esprit ».
Un parti qui n’a été pris que sur de faibles et fragiles raisons. Et le
parti inverse n’étant pas moins capable d’emporter la conviction : le
vivant peut fort bien ne procéder, dans le très long processus de l’évolution,
que de la combinaison du hasard et de la
nécessité ; et l’univers, pour ses dimensions que nous sommes parvenus
à nous rendre intelligibles ou appréhendables, n’évoquer que « le silence
éternel de ces espaces infinis » que la foi inquiète de Pascal entourait
d’effroi.
Que l’univers – les univers – soi(en)t habité(s) de silence, hors ce que
sait à présent entendre ou discerner l’astronome et dont il tire théories ou
hypothèses, m’a tout simplement semblé moins porteur de beauté que
l’imagination d’une transcendance continument présente de l’alpha à l’oméga de
chaque monde. Pareillement, que la vie sous toutes ses formes soit en
suspension sur un vide où interagissent seulement de l’accidentel et des
déterminismes, me priverait de cette part du rêve qui voit chaque type de vie
s’accorder à un projet où elle prend place.
Toutes raisons qui mettent ainsi l’espérance – l’espoir, pour faire choix d’un mot qui va aux non croyants et aux
croyants –, et non la foi, aux commandes de mon pari : celui que de
l’infiniment grand à l’infiniment petit, une cohérence englobe toutes les
mesures de la durée et tous les processus qui s’accomplissent. Sous-entendant
que ces processus et ces durées se dirigent vers une ‘’consommation des
siècles’’. Qu’on image celle-ci comme une insertion
collective et cosmique des individus au sein de la transcendance, ou comme une communion universelle[1] des créatures avec leur créateur -
‘’universelle’’ pouvant inclure le rassemblement final du minéral, de la
matière et de la terre dans le ‘’Tout’’ de la création.
Espoir et espérance qui ne dérobent pas aux démentis que dans toutes ses
étendues et depuis toutes ses profondeurs, la souffrance leur adresse, parce
qu’ils sont eux-mêmes formés d’une addition incalculable de ‘’désespoirs
surmontés’’. Et qui ne résistent à sa récusation qu’en mettant en balance la
mort, matrice de toutes les souffrances, et la figure d’une résurrection de la chair, où
s’assemblent et se combinent toutes les acceptions de la notion de salut. Une résurrection devenue
intellectuellement inconfortable – celle de l’âme ne suffirait-elle pas
grandement ? Mais qui a pour elle la relation de La rencontre au tombeau – en ce que cette mise en scène de la
victoire sur la mort est celle - s’entend la seule - où, par la citation
silencieuse de la Loi qui donne sens au « Cesse de me toucher », il
est signifié que le Ressuscité l’est bien de corps et d’esprit (et donc que ce
que Marie de Magdala a ‘’reconnu’’ était bien le corps du Rabbouni, et non une
apparition comme celles, ultérieures, d’un Christ désincarné traversant l’épaisseur des murs ou des portes).
C’est bien cette mise en balance que vous récusez. En dénonçant le scandale du mal qui infirme le croire dans les termes de la réfutation que vous m’avez donné
à lire :
« On
invoque le “mystère” pour en finir avec le “problème”, et pour étouffer le
scandale. (…). Craignons que [le “mystère”] serve à protéger les âmes mortes
(…). Une âme serait morte qui, ayant mesuré le scandale d’un monde où les
enfants sont torturés et brûlés, resterait après ce qu’elle était avant. Il
faudrait que soit bien profondément incrustée en elle la peur des menaçants du monde,
de la mort et de Dieu, “propriétaire de la mort !” ».
Si le mal se réclame pourtant
du mystère, ce n’est qu’à partir du
moment où le monothéisme se confronte avec lui à une question insoluble ;
qu’à partir du moment où ayant accompli sa révélation, il fait du mal non
seulement l’objet d’une contradiction insurmontable, mais le motif d’un
scandale absolu : une religion dualiste a la ressource (avait - chez les Perses
auprès desquels le monothéisme juif se configure et achève de s’inventer)
d’attribuer un dieu au ‘’bien’’ et un
autre dieu au ‘’mal’’. Le
monothéisme, lui, est immédiatement projeté sur l’énigme insoluble - insoluble
car absurde - qui est incluse dans sa proclamation d‘un D.ieu unique donateur
d’une alliance en tant que D.ieu aimant,
et pourtant créateur de la guerre comme de la paix.
Certes, celui qui croit au Ciel peut se figurer le mal comme une punition,
voire une vengeance, de l’Éternel. Insurmontable
tentation qui habite les gens du Livre, les lecteurs d’Ecritures, et qui
consiste à fabriquer un Dieu doté de caractères humains. Et jusqu’à se
représenter l’image d’un Dieu humain-sous-tous-rapports dans son courroux et
quand il châtie – i.e. à en faire une
idole copiée sur nos traits, en méconnaissant de surcroît qu’à Lui seul il
appartient de créer à son image.
Et celui qui n’y croit pas, imputer la
propagation du mal à la nature humaine, à ce que celle-ci posséderait en propre de
détestable et d’odieux, d’agressif et de cupide, d’inclination à la haine et au
crime. Mais l’étendue et la profondeur, l’une et l’autre incommensurable, du
mal qui environne notre espèce depuis ses origines, seraient-elles susceptibles
d’arrêter leur cause au jeu d’acteurs maléfiques opérant au long de générations
renouvelées ? Et l’enfer du monde, pour sa part que produit cette autre
dimension du mal dans laquelle l’humanité n’est pour rien et qu’elle est à peu
près impuissant à conjurer, n’incrimine-t-il pas l’inhospitalité de ce
monde ? Dont la terre tremble, dont les volcans se réveillent, dont les
océans ou les torrents se déchaînent, et que les épidémies et les famines
recouvrent de deuil.
Autant de représentations qui, finalement, se conjuguent dans la
puissance de l’imputation qui est faite – que vous faites - à la transcendance
d’être responsable et coupable de
notre coexistence avec le mal : « La
souffrance des enfants devrait suffire à confondre les avocats de Dieu. Or, c’est à peine s’ils en tiennent compte ». Mais pour qui fait le pari du croire, cette imputation tourne en
quelque sorte sur elle-même et sans fin : non pour acquitter la
Providence, fût-ce au bénéfice du doute, ni pour prononcer un non-lieu dans le
déni des éléments à charge que vous produisez. Le piège que vous refermez – si votre
transcendance existe, sa cruauté la rendrait monstrueusement maléfique (je le résume ainsi) -, ‘’celui qui croit au Ciel’’ en
connaît tous les ressorts, en fréquente tous les labyrinthes, parce que ces ressorts et ces labyrinthes
appartiennent à la perfection de l’inconnaissable et de l’inexplicable : la mort.
Sont contenus dans la mort dont, pour lui, le ‘’mystère du mal’’ est la réverbération.
Dans la mort qui ne lui livre rien sur
le point de savoir si elle est constitutive du mystère du mal, ou si c’est ce
dernier qui en compose les codes.
II – LES
LIVRES versus ‘’ LES VERSETS
DIFFICILES’’.
Viennent ensuite les ‘’Livres’’ dans la succession multiséculaire
desquels le monothéisme juif et, dans sa filiation à la fois intime et voilée,
le monothéisme chrétien, ont façonné, Le Saint, Le Seigneur,
L’Éternel qui donne la prospérité et qui crée
l’adversité, et qui se révèle en signifiant ‘‘Moi, je fais toutes ces choses’’. Et, pour le second, dépeint le
Verbe en suivant mot à mot, comme un chemin d’initiation, l’incantation
johannique : « le Verbe était en Dieu, et
le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu ». En inaugurant le
temps, ou la figuration, d’une Incarnation en un Messie dont le ‘’Royaume n’est
pas de ce monde’’.
Des Livres
auxquels on peut tout opposer. Et dont ceux qui veulent y contempler la ‘’Splendeur
de la Vérité’’, au lieu de les lire à la Lumière du doute, donnent toutes les
raisons de les infirmer. Faute de cette lecture, on trébuche – ou, comme vous
le faites, on nourrit un réquisitoire – sur ce qu’on appelle pudiquement des versets difficiles[2].
Contradictoires entre eux, contredisant les connaissances historiques, contextuellement
invraisemblables, et par-dessus tout violents, cruels et sanguinaires et,
partant, pétrifiants par ce qu’ils montrent de la fureur du Tout-Puissant.
La conquête
du pays de Canaan par Josué, lue comme une relation factuelle et non comme une
fiction littéraire, apparaît ainsi comme une purification ethnique à caractère
génocidaire. De l’intellection d’une fiction procède en revanche la somme des interprétations
rabbiniques et des commentaires critiques qui lui attribueront des
significations métaphoriques : combat du Bien contre le Mal, imposition
des lois nohanniques aux nations de Canaan, rétroprojection de la destruction
des royaumes en punition de leur mélange avec l’impur …. Alternative entre deux partis-pris ? Le
second a au moins pour lui d’ouvrir toute grande l’entrée dans la matière des
Ecrits - celle où la lettre, le moindre trait de lettre, le plus petit iota, ont vocation à faire repère et signalisation
– de leur temps et de leur lieu d’écriture, et bien plus encore de leur relation
textuelle avec d’autres écritures.
Inversement,
la lettre confondue avec le sens, celle qui n’est pas interrogée, qui n’est pas
indéfiniment soumise à déconstruction et à reconstruction, dans sa forme qui
feint d’être neutre et limpide, et dans l’apparence de fond qu’elle suggère, tombe
d’elle-même sous la sentence paulienne qui la condamne sans appel et à jamais :
« La lettre tue, l’esprit vivifie ».
Appelée par elle-même
à certifier d’une historicité, et se voulant seule appelée à établir celle-ci,
la lecture littéraliste fait pire que de certifier des contresens : elle est
vouée à produire interminablement du non sens parce qu’elle récuse les sens possibles au profit des contes,
des fables, des légendes ou des mythes sous lesquels, dans les séquences et les
espaces de la pensée monothéiste, ces sens ont été glissés. Invalider le
questionnement du texte ne renvoie-t-il pas à ce en quoi consiste le péché contre l’esprit [3]?
Qu’Abraham et
Moïse n’aient pas existé, que la servitude en Egypte soit historiquement plus que
très douteuse - et par conséquent les quarante ans de parcours nomadique dans
le Sinaï -, que la traversée de ce qu’on croit reconnaître comme la Mer Rouge
n’ait pas plus de réalité que le Déluge, et au bout du compte que la
Résurrection soit allégorique, autant d’infirmations (non limitatives) qui, se
verraient-elles prouvées, seraient en elles-mêmes sans grande incidence dans le
champ spirituel.
Et au regard
de ce qui compte dans la quête du sens. Dans la continuité de la révélation qui
s’est profilée pas à pas des prescriptions adamiques à la promulgation des lois noahides - première normation du juste à l’adresse des nations ; et de
l’intellection d’un ‘’D.ieu Très-Haut,
maître du ciel et de la terre’’ et dispensateur des bénédictions de
l’Alliance, à la prophétie messianique et à son accomplissement par
« Le logos (…) devenu chair [4]».
Une ‘’incarnation’’,
point d’étape et seuil de rebond, qui concentre le questionnement sur le croire chrétien. En tirant par rapport à
la ‘’résurrection’’, la ligne d’une symétrie qui dispose, pour l’une et
l’autre, une insertion réciproque dans ce croire.
Parce qu’aucune de ces assertions d’un non-vraisemblable
ne va sans l’autre, parce que chacune se réfléchit dans l’autre et se valide de
la seule allégation de l’autre.
Et une
incarnation qui fractionne aussi ce questionnement sous la percussion ides échos
de son bref parcours. Autant de rebondissements du récitatif des ‘’témoins’’, mais
où le récit, pris en lui-même, compterait pour rien et la composition pour tout.
Une composition qui superpose les signifiants, les démultiplie en autant de
correspondances agencées avec la Parole antérieurement délivrée. Avec ses transcriptions
dans la très longue durée de l’économie symbolique qui configure la chronique hébraïque
de l’Election.
Des
signifiants qui certes livrent peu, mais en ce ‘’peu’’ réside le vrai génie du christianisme, pour autant que
la balance avec le texte hébreu ne cesse pas de chercher ses ajustages[5].
Une inépuisable recherche : parce que même quand Il lui est prêté de
l’avoir fait, D.ieu n’a rien dicté de la Bible – ce qui serait la condition
pour qu’on puisse ’’lire dans sa pensée’’ à
livre ouvert. Mais laissé les Ecrits suivre, comme le font les idées, leur
libre parcours. Et ainsi des Evangiles qui prennent forme comme des textes ouvragés
- travaillés et élaborés comme sont construits nos modernes ‘’séries’’, ou nos
‘’docu-fictions’’, par des équipes d’écriture associant documentalistes,
scénaristes et dialoguistes, et œuvrant à des productions cadencées ou
concurrentes. L’analogie avec les premières valant pour les synoptiques à partir de leur ‘’version
originale’’, tandis que le Quatrième Évangile ne cèle rien d’une intention de
concurrence.
Et ces
productions évangéliques une fois écrites ne se fixent pas sur un ‘’bon à tirer’’,
mais cheminent fort longtemps de traducteurs en copistes. Aux partis pris,
forcément réducteurs, sur lesquels les premiers étaient obligés de se ranger,
les seconds n’ont pas pu manquer d’adjoindre de leurs mains les déformations auxquelles
leur zèle les poussait : en ajoutant ici, en retranchant là, dans la bonne
conscience de servir l’écrit qu’ils avaient en charge de reproduire – quitte à
le tirer du côté de leur jugée.
Des
productions qui, de surcroît, vont passer en bout de course au filtre de choix
éditoriaux qui avaliseront ou non leur publication comme canonique – leur plus grand nombre étaient rangé au rayon des apocryphes (restera à leurs ‘’directeurs
de collection’’ de faire valoir les multiples acceptions différentes du terme …).
Ni la
confusion ni les interrogations conséquentes auxquelles fait face l’archéologie
des sources textuelles, ne sont cependant ce qui entrave le plus radicalement
la ‘’mise en balance’’ des entendements du croire
chrétien avec les gisements inépuisables
de sens des Ecrits hébraïques.
Toutes les
épiphanies de significations nouvelles ont d’abord contre elles que l’hébreu
n’est pas fait pour être traduit -
alors qu’au moins la vraisemblance veut que les Evangiles aient d’abord été
écrit dans la langue des lettrés juifs. Et disposerait-on de ces textes
originaux, l’hébreu viendrait encore à nous piéger en nous avertissant de ce qui
vaut pour tous les Livres ‘’saints’’, et qui a été invariablement méconnu au
sein de toutes les spiritualités : à savoir que « pour chaque verset, il est sept lectures ». Un avertissement
dont le rabbin Josy Eisenberg avait on ne peut plus explicitement fourni la clé : ‘’Du
seul premier mot de la Bible, Berechit
- Au commencement -, il existe
environ sept cents interprétations. Et il
n’est point de verset de la Torah - la Loi - qui n’en compte plusieurs
centaines’’[6].
Mais le sens
ne se dérobe pas seulement au tâtonnement des interprétations ; il se
ferme aussi sur des énoncés enclos sur eux-mêmes et inentamables. Ainsi du
« Ceci est mon corps … ceci est mon
sang » qui ne ‘’dit’’ rien par lui-même - tout juste peut-on y
chercher la symbolique d’un double retournement sémantique du rituel du repas
de la Pâque juive. Un retournement suggérant que la geste messianique est un accomplissement
du Judaïsme[7].
Les doctrines
déployées sur la thématique de la Cène - de la présence réelle à l’interprétation
symbolique, de la transsubstantiation à l’action de grâce - n’en sont pas
moins des merveilles d’intelligence spéculative : toutes désaccordées qu’elles
soient, ‘’conversion substantielle’’, ‘’mémorialisme’’, ‘’consubstantiation’’
ou ‘’présence spirituelle’’, nous ont légué des monuments de la pensée théologique. A l’égal
des entreprises - aussi considérablement surabondantes que capables d’atteindre
à des niveaux extrêmes de complexification - qui ont risqué une traduction conceptuelle
ou métaphorique de la donne concrète que comporterait le dogme trinitaire.
Que
l’élucidation nous apparaisse cependant hors de propos en ces sujets ne
tient-il pas à ce que la nature de D.ieu
n’est justement pas un sujet ? Et à ce que précisément cette pensée
théologique nous semble ‘’hors sujet’’, en ce que nous avons été instruits de
l’inconnaissable de la transcendance par la tautologie en laquelle D.ieu pose
qu’Il est l’indicible : « Je
suis celui qui était, qui est, et qui sera » ? A ce qu’en se nommant
« l’Eternel », il rend de
surcroît son nom même imprononçable ? Point donc de sens à chercher là où
celui-ci n’a pas reçu de place pour se faire jour, sauf à recourir au
truchement d’imageries humaines pour combler le vide de la révélation – ce qui
ne se différencie pas de la fabrication des idoles, nos images et nos concepts
se substituant au bois, au bronze ou à l’or dans cette fabrication.
Que le sens
se dérobe - Torah, pour remonter au point de départ, est-il traduisible ?
-, ou qu’il se tienne dans l’inaccessible jusqu’à la consommation des siècles,
et notre méditation sur le croire
(qui compte peut-être comme la forme la plus élevée de la prière ?) est
d’autant mieux appelée à se concentrer sur les ’’mises en balance’’, sur les
correspondances un tant soit peu décelables et sur les symétries qui les
repèrent, entre les écritures restitutives du temps messianique et le
texte hébreu qui annonce celui-ci. Sur les déchiffrements croisés et
interagissants qui jalonnent les itinéraires de l’Ecrit et qui font notre
raison de l’emprunter.
Encore faut-il
que les questionnements qui s’y découvrent soient tous tenus pour ce qu’ils
sont : essentiels. A cette aune, il est tout sauf vain de se demander
pourquoi, dans la péricope de la Femme
adultère, il est par deux fois spécifié que Jésus, baissé, écrit sur le sol[8].
Les traits
ainsi tracés sur la terre ne renverraient-ils pas – en se déplaçant à travers
les évangiles – à ces traits de lettre
les plus infimes qui ne s’effaceront pas de la Loi avant que les temps ne
soient accomplis ? Que le texte de la
Femme adultère soit tardif, et par là tenu pour ‘’non-authentique’’, ou
qu’il ait appartenu à l’évangile-Luc avant d’être placé dans l’évangile-Jean, ne
pèseraient pour rien au regard de ce que ce rapprochement de traits à traits suppose de signifiant : le débat entre le rabbi
Yeshoua et les pharisiens[9] ne peut mettre en scène ce signifiant
que parce que le premier a affirmé que de
la loi, pas un seul trait de lettre ne passera « que toutes choses ne
soient faites ». Dès lors ce débat introduit et porte tout le sens la
contribution messianique à l’appréhension de la loi.
Une
contribution qui avant de se présenter comme une transfiguration – soyons schématiques :
l’insertion de l’amour dans la loi –, s’exprime dans une controverse
jurisprudentielle ouverte au sein du courant de pensée que forme la casuistique
pharisienne, entre une ligne ‘’officielle’’ et une lecture ‘’déviationniste’’
du rabbi Yeshoua. La casuistique pharisienne pense avoir formulé toutes les
conditions de droit qui bornent l’exercice d’une justice humaine, tenue en une irrévocable
défiance, sinon regardée comme invalide par nature : et pourtant, confronté
au cas d’une femme surprise en flagrance d’adultère – i.e. suivant le critère
de preuve exigé par la jurisprudence des pharisiens -, le rabbi anticipe sur
l’exercice talmudique pour surajouter à ce critère la condition inaccessible de
la perfection morale du juge - qui confond par avance celui-ci.
Par là, la
péricope de la Femme adultère met
exemplairement en situation de puissance l’énonciation de ce qui constitue
peut-être ‘’le saint des saints’’ de la parole christique : le « Tu
ne jugeras pas ». Une énonciation qui tombe en conclusion de la
péricope : « Moi non plus je ne
te juge pas ». Avec une vertigineuse incertitude sur le point de savoir
si elle tient uniquement à ce que D.ieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour qu'il juge le
monde, ou si l’abstention de jugement obéit
également, chez le Fils de l’homme, à la raison qui déjoue l’application de la
loi mosaïque à la femme infidèle.
Nous devinons
que dans les itinéraires de l’Ecrit, les ‘’déchiffrements croisés’’ méritent
eux-aussi d’être comptés comme plus
nombreux que les étoiles dans le ciel. Pour ne s’arrêter qu’à une seconde intuition
de correspondance, comment ne pas voir (fût-ce en restant confondus devant ses déploiements
sans fin) cette autre ’’mise en balance’’ qui ajuste deux constructions de
récit à l’interdiction de Regarder la Face.
D’un côté, dans la relation allégorique de la rencontre au Mont Sinaï avec
l’Eternel, cette négociation où le personnage de Moïse n’obtient pas découvrir ‘’la
gloire du Seigneur’’ : une gloire qui passera cependant devant lui sous la
condition que Celui-ci l’abritera de Sa main le temps de ce passage, et avec la
promesse que ce temps terminé, D.ieu retira cette main de sorte que Moïse
pourra Le voir de derrière. De
l’autre, la même figuration d’une
apparition de dos, s’agissant cette fois de la rencontre au tombeau avec le
Ressuscité dont il s’agit de signifier qu’Il est le Verbe de D.ieu :
‘’’Marie se tenait près du tombeau, au-dehors, tout
en pleurs. Or, tout en pleurant, elle se pencha vers l'intérieur du tombeau -
et elle voit deux anges, (…) ; elle
se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas
que c'était Jésus. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui
cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : « Seigneur, si
c'est toi qui l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis, et je L'enlèverai » - Jésus
lui dit : « Marie ! » Se retournant,
elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! » »’’.
Une correspondance - un rebondissement - qui dans les
deux temps scripturaires de l’Alliance,
nous prévient de l’invisible qui participe de l’essence même du monothéisme et
qui touche à l’absolu de la transcendance : c’est de Sa main que l’Eternel, en même temps qu’il annonce
qu’il est ton D.ieu, nous couvre Sa
vérité dont nous ne distinguerons que des reflets entamant ou parcourant l’ombre
qui Le suit. Ainsi les indices des sens multiples du Livre ne sont-ils pas écrits
sur cette page en recto que nous
lisons, mais au verso de celle-ci - ce
verso fût-il imprimé d’une encre invisible,
ou encore vierge de toute impression.
Rien là, pourtant,
qui nous désespère de déchiffrer les ‘’versets difficiles’’ – ils le sont tous. L’apparition de dos n’empêche pas Marie
de Magdala de savoir qu’elle a affaire au Fils de l’homme. Qu’elle doive s’y
prendre par deux fois, que ce soit au prix de l’effort de se retourner pour voir puis pour pouvoir se dire qu’elle a
entendu, que ce qu’elle a compris,
elle ne puisse l’exprimer qu’en hébreu … autant de signes pour qui interroge le
croire. De réquisitions adressées à
l’intelligence des Ecrits et à sa mise en travail, et à toutes les ressources
de notre raison que cette intelligence convoque.
Mais à mon
contradicteur, auquel ce texte est d’abord destiné, et qui souligne sans
relâche les incohérences de ces mêmes Ecrits, tout en dénonçant - avec souvent
quelques bons motifs – les propositions insoutenables que nous en tirons, je
concéderai volontiers que le travail de notre raison ne relève au mieux que de
la condition posée comme nécessaire. Comment cependant rendre compte de ce qui,
en l’espèce, décide de tout : cette intuition théologique qui se
représente comme une lueur dispensée par l’Esprit, qui nous paraît sourcée dans
l’ordre de la grâce et qui inscrit peu ou prou notre pensée dans le champ de la
mystique.
Une intuition
qui procède par éblouissements. Et pour diverses que soient les formes que
prennent ces derniers, ils n’ont probablement pas de meilleure ressemblance qu’avec
les épiphanies de la beauté qui surgissent de la création poétique : de la durée
et de l’exténuation d’une concentration intellectuelle intense jaillissent d'un
coup, absolument inattendus et inexplicables, le mot, l'hémistiche, l'image, la
métaphore et la musicalité qui composent la beauté d’un vers, celle qui
emportera la strophe et le poème. L’épiphanie d’un signifié théologique ayant
en propre que les lumières qui s’y diffusent ne brillent pas au-delà du fugitif,
et qu’elles n’éclairent, en notre monde, que des détails infimes du tableau à
découvrir.
On se
risquera à soutenir que l’intuition qui découvre du (des) sens en théologie
joue aussi bien, comme aventure intellectuelle, au bénéfice du questionnement
du ‘’croyant’’ que de celui du ‘’non croyant’’. A l’un et à l’autre, il est
intimé de ne pas commettre le péché
contre l’esprit – le ‘’crime’’
contre l’esprit pour les seconds – qui a valu au Moïse hébraïque de
mourir sans avoir pu entrer en Terre
promise : n’avait-il pas «frappé» le rocher pour en faire
sortir l’eau qui y était enfermée et qui faisait défaut au peuple – frappé comme le font du Livre tous les
fondamentalismes et autres littéralismes en imaginant en faire jaillir, de vive
force, toutes les vérités intangibles et l’intégralité des certitudes qui y
seraient consignées depuis le premier jour (tous les ‘’Dieu nous dit que …’’ , tous les ‘’Dieu veut que ...’’, tous les ‘’Dieu
interdit de …’’, sans préjudice bien sûr des ‘’Dieu est fait de ceci et de rien d’autre’’).
Alors que le Seigneur
lui avait enjoint de «parler» au rocher, afin que de celui-ci
s’écoule l’eau qui apaiserait la soif des Hébreux. L’eau vivifiante, déjà suffisamment
tamisée et décantée - sinon limpide -, dont le rocher, questionné dans cette
palabre voulue par l’Eternel, aurait gratifié les errants du désert.
Est-il pour la
liberté de l’esprit – et pour notre vocation à en user - une illustration ou une
parabole plus parlante ? Et une exhortation
plus pressante à mettre en jeu l’une et l’autre et à les rendre agissantes jusqu’au
téméraire ?
Didier LEVY – 17 août 2018
[1]
Cf. l’article « Christ cosmique »,
publié le 1 mai 2015 par Garrigues et
Sentiers.
[2] Cf. l’article « Que faire des versets difficiles, inquiétants
ou violents dans les textes sacrés? », publié le 11 mai 2018 par Réflexions protestantes libérales.
[3] Que la lettre
tue, les écrits qui se rapportent à la conquête du pays de Canaan par Josué
en fournissent un exemple pour notre temps. Une lecture littérale y trouve en
effet la promesse faite aux Hébreux de la terre comprise entre le fleuve
d’Egypte et l’Euphrate …
[4] Extrait de la traduction d’André Chouraqui.
[5] Une référence exemplaire de cet exercice de ‘’mise en
balance’’ a été magnifiquement fournie,
il y a de cela quelques années, par la série documentaire télévisée
« Corpus Christi » que chacun a en mémoire.
[7] Cf. « Dans
la Sainte Cène, que signifie ‘’Ceci est mon corps...ceci est mon sang’’ » par Alain
Houziaux - site de l’Eglise protestante unie de l’Etoile.
[8] Cf. « TRACER DES TRAITS SUR LE SOL », publié
le 17 juillet 2015 sur le blogue ‘’penserlasubversion’’.
[9] Les scribes n’y sont vraisemblablement mentionnés que
pour la commodité de l’amalgame qui simplifie la propagande du prosélytisme
chrétien dirigée contre le prosélytisme juif dont il s’agit de subvertir et de conquérir
les positions acquises au pourtour de la Méditerranée, et de Rome à l’Asie
Mineure.