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mercredi 31 octobre 2018

¤ RADIOGRAPHIE D’UNE PERVERSION POLITIQUE.


« EN FRANCE, AUJOURD’HUI, ON LAISSE DES ÉLÈVES DEVANT DES PERSONNES QUI N’ONT PAS ÉTÉ FORMÉES AU MÉTIER D’ENSEIGNANT ».

(LIBÉRATION FR - Par Marie Piquemal / 29 octobre 2018)

C'est aussi une illustration du déni de l'utilité de la dépense publique - regardée comme autant d'argent détourné des jeux de ce business dont les grands "opérateurs" constituent la forme moderne de la féodalité - une féodalité qui n'est pas combattue par l'Etat comme ce fut le cas, sans relâche, pour la première du genre à partir du XIII ème siècle, mais dans laquelle les Etats s'insèrent, épousant ses intérêts de par leur conversion à la doxa ordo-libérale, au tout-marché et au culte de la concurrence.

Et c'est aussi le déni d'un constante historique qui a modelé la société française : de tous temps les serviteurs de l'Etat - participant de la légitimité que cet Etat tirait de son rôle protecteur et qui a été fondatrice de sa capacité à "faire nation" - ont eu un statut particulier. Titulaire d'offices définis par leur vénalité [1] et par leur transmission à titre patrimonial sous l'Ancien Régime, fonctionnaires après la Révolution et issus de la garantie donnée au corps social d'un égal accès aux emplois publics via les concours.

Le même effondrement de l'intelligence - celui que produit immanquablement l'occultation de l'histoire que l'ignorance inflige, ou qu'on s'autorise en se jugeant infaillible : on n'aura pas tort de penser à cet égard à notre M. Macron) - rend invisible ce qui différencie, par vocation et par essence, le service public des activités marchandes.

Tout dans cette histoire a séparé le service public et les diverses formes de négoce.  Et pourtant, combien d'entre nous n'ont pas entendu qu'"un hôpital doit être géré comme une entreprise" (avec ces variantes, non limitatives, de ce non sens inégalable appliquées à un tribunal, à une université, à une mairie - pourquoi pas, tant qu’on y est, à un régiment, à une prison ou à un cimetière ?).

De ce point de vue, multiplier les contractuels dans l'enseignement épouse la même logique que le recours massif aux CDD dans le monde de l'entreprise. De même, désigner les agents qui, dans un CHU, enregistrent les patients qui viennent se faire opérer du titre de "chargé de clientèle" est l'un des défis à la raison, pour ne pas dire l'une des obscénités communicatives de l'entendement, qu'induit la dénaturation du service public.

Une dénaturation qui va de pair avec la paupérisation de ses moyens. Avec la dévaluation et la déqualification de ses missions : qu’on interroge à cet égard les agents de l’Office national des forêts qui n’en peuvent plus d’être devenus, rentabilité oblige (rentabilité à la plus courte vue, s’entend), de simples « coupeurs de bois ».

Haro sur l'ancienneté - quid des aptitudes et des connaissances qui s'acquièrent seulement dans la durée et par l’expérience ? - au profit d'un prétendu "mérite". Qui s'interroge sur la valeur de ce mérite que la compulsion de l'évaluation entend mesurer et, au demeurant, dans une confusion basique de critères entre le privé et le public.

Et qui peut ne pas voir que le contractuel, sans droits ni protections, ne devient un modèle que parce qu'il est statutairement exclu des garanties d'emploi, et de l'accès à toutes les configurations de contre-pouvoirs, de "freins et balances", qui résistent à l'arbitraire hiérarchique ; qu'il est par avance promis à toutes les sessions de lavages de cerveaux que met inlassablement en place l'idéologie managériale, à seule fin de tout conformer et de tout convertir à la règle d'airain de la profitabilité – une idéologie dont, au fond des choses, la raison d’être est que le système qu’elle sert et qu’elle promeut ne concevra jamais sa main d'œuvre qu'en tant que variable d'ajustement.

La mesure qui est publiée de l'utilisation des contractuels dans l'E.N., évidemment rapprochée des dernières déclarations gouvernementales sur le sujet de la fonction publique, confirme que le service public devrait se faire à l’idée - qui a déjà été signifiée à son prolongement qu'était naguère le secteur public – qu’il est incompatible avec la conformation d'un modèle de société, censé être paré de toutes les vertus de la modernité, auquel celui auquel il a appartenu est voué à laisser place nette. Parce qu’en vertu de cette même modernité, il est plus que temps de rompre avec le contrat social réécrit à la Libération dans le droit fil du programme du CNR. De passer ce pacte social à la broyeuse.

Si les privatisations, l'ouverture à la concurrence et la prohibition des monopoles publics ont fait presque entièrement disparaître le secteur public et, par là, détruit les plus puissants leviers de l'intérêt général (crédit, énergie, investisseurs institutionnels …), l'absorption des services publics par les logiques de marché vise, elle, à achever d’effacer et d’éradiquer un référentiel citoyen du rôle de l’Etat qui fait partie des traits contemporains constitutifs du pacte républicain et de la conception républicaine de la nation. Or, s'agissant de celle-ci, quel pire aveuglement peut-il  exister que de plus percevoir que le service public est la principale ligne de défense contre les menaces de fracturation du corps social ?

Ce qui nous ramène à l'école, eu égard à ce que celle-ci est sans doute le premier lieu où l'avancement de la fracturation de la nation s’affiche et se constate.

A tout ceci s'ajoute un constat saisissant : les gouvernants d'aujourd'hui, formatés par l'ordo-libéralisme - hors du marché point de salut ! - ne sont même plus en capacité de concevoir que pour une partie notable des citoyens (et ceux-ci entendent-ils naturellement recevoir une juste rétribution de leur travail), le but de l'existence humaine n'est pas de "faire du fric".

Mais que ce qui donne sens à leur vie professionnelle, ce qui, pour eux, attache à celle-ci sa valeur au sein de la société, est le dévouement au bien public. Un bien public auquel ils ont fait le choix de se consacrer - à la place où, dans l'étendue des composantes de celui-ci, ils sont appelés à servir l’utilité commune et à répondre aux besoins les plus fondamentaux d'un collectif humain.

Didier LEVY
31 10 2018 



[1] La mise en vente des offices s’étant multipliée à mesure que l’Etat, confronté à une impécuniosité chronique, a trouvé là un moyen de se renflouer. Des créations d’emplois de fonctionnaires qui (au moins dans un premier temps) rapportent de l’agent aux finances publiques, voilà qui lèverait bien des préventions du côté de MM. Macron, Philippe, Le Maire et Darmanin … Et qui aurait tout pour les rendre en la matière ‘’cocaïnomanes à la dépense publique’’.


vendredi 12 octobre 2018

L’ÉGLISE ET LA RÉPUBLIQUE : SÉPARATION OU OPPOSITION ?



SUR UN TEXTE de Jean-François COLOSIMO

Jean-François Colosimo : ‘’Ayant perdu sa fonction de religion d’Etat, L’Eglise a jugé in fine, avoir acquis une liberté plus en accord avec l’Evangile. Dans les faits, elle a conservé un statut unique, en ce qu’elle est inséparable de l’Histoire nationale -et de la laïcité… Elle n’est ni une faction, ni une fraction. Elle partage avec l’Etat une sorte de responsabilité plus encore ontologique que morale à l’égard du pays, du peuple, de la res publica. Tout le temps qu’elle tiendra cette alliance non dite, elle retiendra ses fidèles de croire qu’ils sont passés de l’état de majorité silencieuse à celui de minorité militante, à l’instar des autres communautarismes, alors que si la France n’est pas catholique, elle ne se conçoit pas sans le catholicisme’’. (Aveuglements, Fév.18).

L’Eglise romaine est bien partie prenante à la res publica. Mais ce fait, historique et culturel, ne tranche pas la question de sa situation vis-à-vis de la République. Et encore moins, en sens inverse, celle de l’appréhension – faut-il préciser : dans les deux du sens du terme … ? - que la République a de la religion catholique.


La République est ouverte aux spiritualités.

En réponse, une première donnée ne devrait pas faire débat : la République est ouverte aux spiritualités, et d’abord en ce qu’elle comporte elle-même les traits d’une spiritualité. L’idéal républicain s’est conformé sur les Lumières du XVIII ème siècle et en se réclamant non des idées des Lumières mais BIEN de l’esprit des Lumières. Et ces lumena, dans leur acception française, auxquelles tous les combats républicains se référeront ensuite, n’ont intrinsèquement pas moins de halo spirituel que celles dont les cultes revendiquent la propagation.

Dans leur acception française ? En ce que notre républicanisme, en se plaçant - avant même d’exister - « sous les auspices de l’Etre suprême » (Déclaration des Droits de l’Assemblée constituante), s’est inscrit dans le continuum des spiritualités ; et en ce qu’érigeant la liberté de conscience et la libre communication des pensées et des opinions « même religieuses » en clé de voute de son idéologie du progrès de l’humanité, il a par avance fait place entière au spirituel – s’entend : celui dont chaque citoyen est en droit de se former l’idée et de se réclamer - dans le nouveau monde sur lequel il entendait ouvrir. A la différence de l’incorporation des Lumières par les Pères fondateurs de la démocratie américaine qui consacrent la liberté de chaque culte en lui faisant la place d’une communauté de plein exercice, il en est allé tout à l’opposé pour la religion en tant que corps sociétal et qu’institution cultuelle.

L’athéisme est absent de la première république, et il sera dénoncé et combattu par Robespierre : l’idéal républicain se veut à la fois si élevé et si universel que comme son pendant maçonnique d’alors, les auspices d’un Grand Architecte qu’il s’accorde propriu moto lui apparaissent comme le corollaire de la bienfaisance naturelle et de la modernité philanthropique de sa mission.

Et lorsque le républicanisme et ‘’l’œuvre d’irréligion’’ marcheront de pair - ainsi en 1906 avec le déclaratif « nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus » d’un Viviani -, nombre de républicains, socialistes et radicaux inclus, garderont une distance avec l’athéisme, préférant se dire, plus fidèles en cela à leurs sources, libres penseurs. Avant que plus près de nous, l’athéisme n’en vienne, certes à la marge des classifications républicaines, à être tenu pour une forme de spiritualité : le questionnement qui interroge le vide du monde, reçût-il une réponse affirmative, ne se différenciant pas, philosophiquement parlant, du questionnement qui se tourne vers une transcendance remplissant le monde. 
     
‘’L’esprit républicain’’, à l’instar de ‘’l’esprit des lois’’, relève d’une terminologie de consécration : ce qui importe cependant tient à ce que cette consécration est vécue à la fois comme raisonnée, conforme à son objet, et donc légitime, par les pratiquants de l’un et de l’autre. Pendant plus d’un siècle, les républicains de conviction se sentiront ainsi au moins autant les porteurs d’un idéal, de surcroît universel, que les instruments d’un projet politique. 

Au reste, la galerie des grands hommes de la République, de ceux qui incarnent pour leur temps l’avancement intellectuel et la vertu émancipatrice des ‘’idées de 1789’’, comprend au moins deux personnages dont la pensée politique est tissée de la plus prégnante spiritualité : Victor Hugo et Jean Jaurès, dans des champs de vision finalement peu différents, et dans un registre de valeurs communes sur l’essentiel, n’incarnent-ils, par excellence, les modèles les plus achevés de ce que la République peut se reconnaître comme sources d’inspiration ? Et de ce qu’elle est susceptible d’offrir à l’humanité, selon son dessein constitutif, comme impulsion morale pour une élévation collective ?

Prise comme telle, à la hauteur de ses idéaux, la République est ‘’spirituelle’’ au point de participer de cette ascension qui fédère, dans une vocation unanimiste, les aspirations à porter l’humanité au dessus d’elle-même : partant, elle a sa place dans le « Tout ce qui monte converge » de la vision teilhardienne, comme en même temps le consensus sur cette convergence s’insère, sans se faire particulièrement remarquer et dans une acception bien entendu laïque, dans le corpus des référents républicains.

Reste que si la République ‘’reconnaît’’ les spiritualités (le verbe étant pris dans un sens qui n’est en rien légaliste - donc tout différent de celui qui lui sert à affirmer qu’elle ne ‘’reconnait’’ aucun culte –, mais pour sa signification en terme d’estime), si elle les considère en tant que co-autrices des grandissements intellectuels et créatifs de l’esprit humain, c’est bien toujours - et pour conséquents que soient les effets progressifs, notamment éthiques, des grandissements comptés à leur actif - dans un lien étroit avec une intellection personnaliste de la liberté de conception des pensées : cette liberté qui, pour elle, valide l’authenticité et délimite le périmètre du spirituel.

De fait, il n’est pas excessif de dire que pour la République, n’est spirituel, véritablement spirituel, que ce qui s’est conçu, que ce qui se conçoit, dans l’exercice individuel et donc citoyen du libre examen.

Cette définition personnaliste de la liberté de conscience et d’adhésion à un croire, figure comme l’une des ‘’rampes de lancement’’ (à place quasi égale avec la rage d’abolir les privilèges) de la subversion qui emporte la société d’Ancien Régime et balaie tous ses cadres organiques.

Autant dire que d’emblée, la Révolution et la république qui en est issue, ne pouvaient voir dans la religion d’Etat que cet Ancien Régime leur léguait, rien d’autre que l’institution par nature la plus contraire, dans tous ses constituants doctrinaux et fonctionnels, et dans tous ses modes de pensée, aux droits nouveaux qu’elles déclaraient. La Constitution civile du clergé est moins schismatique envers Rome (si elle l’est de par sa seule conception élective, comme Rome le perçoit immédiatement) qu’avec le principe d’autorité verticale et hiérarchisée qui organise le cléricalisme romain : un modèle  intellectuel et organisationnel configuré sur l’intangibilité du dogme – et sur la légitimation absolutiste que les auteurs et les gardiens de celui-ci ont tiré de la sacralisation de cette intangibilité. Liberté de la conscience et de la démarche de pensée d’un côté, autorité et inviolabilité de la vérité établie – et de l’appareil normatif et prescriptif qui est édicté et déclaré inséparable de cette vérité dont il procède – de l’autre, le décor est posé d’un conflit de valeurs et de pouvoirs où chaque partie s’engage en pleine connaissance de cause : en sachant qu’il s’agit bien d’un choc historique, aussi violent que celui de la Réforme, entre deux idées du gouvernement de l’esprit humain - autodétermination de l’individu-pensant contre obéissance du peuple des fidèles aux docteurs de la foi. Là réside le nouveau schisme dont la radicalité s’affirme alors que la Révolution française n’a pas encore dépassé le stade de la monarchie constitutionnelle.


Une confrontation sans transaction possible.

Une confrontation qui n’offre pas de transaction possible. La pensée républicaine – appelons-là de souche - se concentre et se fixe sur un corpus raisonné de principes qui l’identifient, mais ce dernier ne fédère toutes les composantes du parti républicain, et ne fait place aux courants nouveaux, radicaux et socialistes, qui émergent et s’affirment, que sur le môle que constitue l’anticléricalisme. Parce que l’affrontement avec l’ordre de pensée romain est la ‘’mère des batailles’’, celle où si la victoire n’est pas totale et définitive, toutes les aspirations que chaque camp républicain porte en lui-même au-delà de la conquête des libertés d’opinion et d’expression, resteront de lettre morte. Tout peut séparer Clemenceau et Jaurès en matière d’organisation économique et sociale, mais la liberté de conscience, à travers l’articulation de sa garantie entre séparation de l’Eglise et de l’Etat et laïcité intraitable de la République, les range dans le même ‘’bloc’’, et si inflexiblement que les nuances entre eux de sensibilité se discernent à peine. 

La réciproque est vraie. L’Eglise romaine (et en France, refermée la brévissime parenthèse des premières semaines qui suivent la Révolution de février 1848) s’est formée en armée de soutien, quand ce n’est pas en commandement suprême, de la Sainte alliance qui coalise toutes les volontés d’effacer la Révolution française, toutes les réactions qui partiront en croisade contre les idées et les changements que celle-ci a projetés sur un monde qui aurait dû rester immuablement conformé sur le droit divin, la légitimité monarchique et la Règle catholique.

Sous l’ombre portée du Syllabus de Pie IX, et à l’exemple de l’engagement en première ligne des Assomptionnistes dans le camp antidreyfusard, le parti républicain – pris ici de Gambetta à Clemenceau et Zola et de Briand à Jaurès – affronte une droite et une extrême-droite catholiques qui servent de caution historico-confessionnelle, d’arsenal idéologique et d’armature de forces et de réseaux de soutien à la syndication de ses adversaires - royalistes, bonapartistes, nationalistes, antisémites … -, acharnés à le voir vaincu et éradiqué : là encore, tout ne se confond pas – l’Action française compte quelques athées (dont un quasi dément, à la fois homme de science et antisémite convulsif, il est vrai) et Maurras, incroyant, mêle une hostilité foncière au christianisme au recours qu’il attend de l’ordre catholique -, mais c’est bien de l’Eglise romaine que pour l’essentiel, la mouvance la plus fanatisée de la Contre-révolution attend le concours le plus nécessaire, sinon le plus décisif.

Un concours d’autant plus naturel et plus motivé que l’Action française ajoute à ses phobies un anti-protestantisme – dont ‘’les Monod’’ (L’Etat-Monod) seront une cible - presque aussi virulent que son anti-judaïsme. Juifs et protestants étant associés dans la même imputation de causer une corruption dissolvante de l’énergie nationale, de par leur non appartenance, respectivement, à l’identité cultuelle et à l’homogénéité raciale, et de par leur prédisposition ou leur vocation à contester l’autorité inerrante de la pensée instituée.   

En  symétrie de cette attente, comment l’instauration du régime de Vichy et la proclamation par son chef d’une ‘’Révolution nationale‘’ – qui n’est rien d’autre que la concrétisation du rêve poursuivi par la Contre-révolution depuis la chute de Charles X, si ce n’est depuis Bonald, n’aurait-elle pas été saluée comme « une divine surprise » ? Rien, dans ce regard rétrospectif, ne saurait occulter les lettres pastorales des évêques Saliège (« Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes… ») et Théas du mois d’août 1942, convoquant les fidèles de leurs diocèses à se joindre à leur indignation et à leur protestation devant les rafles massives des juifs persécutés : mais si ces adresses publiques, et l’organisation mise méthodiquement en place (dans le diocèse de Montauban) pour qu’elles puissent se diffuser, ont grandement contribué à ‘’sauver l’honneur’’ de l’Eglise-institution, l’épiscopat français, selon un nuancier politique subtil ou caractéristique d’enracinements personnels et de classe, a dans son intégralité pratiqué et recommandé l’obéissance à l’Etat français. Le « rendez à César … » rejoignait trop facilement, et certainement dans la majorité des cas, une sympathie spontanée envers un régime qui annonçait vouloir mettre fin à une république et à une école qui affichaient la tare commune d’être sans Dieu

La confrontation entre la République et l’Eglise romaine, entre deux acceptions de la source légitime des valeurs et des pouvoirs, connaît certes des temps d’accalmie. Celle-ci, dans toutes les situations où elle se fera jour, sera invariablement bien moins le fait des institutions en présence que des mouvements et des minorités qui tireront partie des circonstances. Si Le Ralliement recommandé par Léon XIII n’est qu’une simple ‘’paix armée’’ - le Pape n’exhortait les catholiques français qu’à renoncer à une opposition systématique à la forme républicaine du gouvernement, condition pour qu’ils puissent peser de tout leur poids dans les Chambres et y faire abroger les lois de laïcisation -, c’est une adhésion catholique aux principes démocratiques ‘’avancés’’ qui s’affirme avec Le Sillon puis avec Jeune République. D’une pacification très circonscrite, la voie s’ouvre à une insertion ‘’décomplexée’’ dans les règles républicaines du débat d’idées et, partant, du jeu politique de la démocratie : pour minoritaires qu’ils apparaissent, les courants qui vont du personnalisme chrétien, ou d’un syndicalisme catholique plus revendicatif que Rerum Novarum, à la formation des premiers partis populaires préfigurant la démocratie-chrétienne de la Libération (celle du MRP), c’est bien une famille de pensée, catholique et ne s’interdisant plus d’être ‘’compagnon(ne) de route’’ d’une gauche laïque, qui se détache des conditionnements conflictuels structurés depuis la Révolution.

Mais l’effacement de ces antagonismes ne couvrira, en fin de compte, que la seule durée de la période de la Résistance – à travers les engagements et les sacrifices qui indifférencient, dans les mouvements et les réseaux, dans la clandestinité puis dans les combats, et devant les dangers et la mort, « Celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas ». Le ‘’sillon’’ commun ne s’est tracée que dans la terre martyrisée par l’occupant nazi, et en parallèle dans celle, contigüe, dont le pétainisme prétendait qu’elle ne mentait pas.


Une brève parenthèse. Puis Vatican II change la donne.

Brève parenthèse car en France pas davantage qu’à sa tête, l’Eglise romaine de l’après Seconde guerre mondiale n’est celle des presbytères cachant parents et enfants ayant décousu leur étoile jaune, celle des curés passeurs de juifs, abritant aviateurs, parachutistes et courriers, aidant les maquis ou montant y prendre les armes. L’abbé Pierre ne siègera au reste dans les assemblées de la Libération que jusqu’en 1951 (il quitte le MRP en 1950 pour se réclamer d’un socialisme chrétien, avant de lancer en 1954 ‘’l’insurrection de la bonté’’).

Pour Rome et pour la hiérarchie, l’ennemi privilégié demeure – et redevient en dehors des sphères détentrices du pouvoir clérical où il n’avait pas cessé un instant de l’être – le communisme athée. Condamné au même titre que le socialisme et au premier chef en tant que matérialisme négateur de la religion (et encore davantage dénoncé sous les traits de la révolution bolchévique), déclaré « intrinsèquement pervers » par Divini Redemptoris dans le contexte de la guerre d’Espagne (en symétrie et en simultanéité d’anathème avec le nazisme), son éminence comme représentation moderne du diabolique tient à la figure millénaire du persécuteur qu’il a pris en son siècle.

L’Eglise ne retranche rien à sa condamnation des Lumières, des idées de la Révolution française, de la franc-maçonnerie et par-dessus-tout, d’une société qui a entendu se soustraire à son emprise et à qui, à cette fin, a inventé la laïcité et l’a mise au service d’un relativisme garant de la liberté de conscience. Mais la mobilisation de ses forces est tout entière tendue contre le communisme, au point de recourir à tout moyen et à toute alliance qui s’offre contre celui-ci –  aussi lointainement évangélique que fussent les uns et les autres. Et avec toutes les victimes collatérales qui vont en résulter par l’effet aveugle d’une défiance qui systématise le soupçon de connivence – les prêtres-ouvriers en feront partie. 

Une seconde parenthèse, d’une durée à peine plus longue que la première, va venir desserrer les liens du cléricalisme de croisade sous lesquels étouffent des forces vives qui n’en peuvent plus d’une Eglise-institution qui ne parle, n’édicte et n’agit qu’en vertu de la conservation d’un immuable et d’un intemporel dont elle serait le dépositaire. Vatican II change en quelques années la donne, aère les rituels, actualise les enseignements et révise les représentations et les terminologies : sur toutes ces têtes de chapitre, c’est tantôt le concile de Trente, tantôt Vatican I, dont les normatifs de containment – respectivement de la Réforme et du ‘’modernisme’’ - sont revus à la baisse. Et dans tous les cas, c’est un corpus autocratique qui dans ses formes et ses référentiels historiques, subit de plein fouet une perestroïka et une glasnost  dont le catholicisme romain fournit, à sa façon, le premier exemple, et plus encore le modèle inédit.

S’amorce ainsi, parallèlement à la légitimation de lectures doctrinales ‘’rajeunies’’, un processus de remise en cause de la gouvernance du culte et de ses fidèles – de ce que cette gouvernance a décalqué aux premiers siècles de l’institutionnel impérial romain.

En même temps et à l’aune d’un révisionnisme qui pour la première fois, se découvre dominateur, la relecture des Evangiles attribue au social une bonne part de ce qui appartenait à la charité, donne à la charité une traduction qui, au moins entre les lignes, n’est pas loin de concéder que la lutte des classes est l’un des arrière-plans de l’exercice de l’amour du prochain. Il faut dire que le communisme a largement cessé de faire peur, qu’hors la Pologne et quelques autres indurations spécifiques ou exotiques, il n’apparaît plus comme l’ennemi entre tous de la foi : la Russie de Brejnev, faute d’une quelconque capacité de séduction, est bien incapable de développer un prosélytisme si peu que ce soit comparable à celui qui rendait le communisme stalinien si menaçant pour tous ses adversaires.


L’histoire ne ménage que des ‘’printemps des peuples’’.

Là encore donc, l’histoire des idées ne ménage, s’agissant de l’Eglise romaine, que ce qui se désigne après coup comme un printemps. Les institutions déstabilisées ne tardent jamais à ‘’reprendre du poil de la bête’’, et la contre-révolution, plus ou moins rapide, est le deuxième acte, généralement couronné de succès, d’une poussée révolutionnaire. L’actualisation opérée par Vatican II quant aux façons d’enseigner, aux représentations offertes aux fidèles, à la liturgie, au vocabulaire cultuel, et au registre vestimentaire, ne sera pas trop radicalement attaquée, et les reculs ou les retours en arrière ne toucheront globalement que des marges (ce qui ne signifie pas que les uns et les autres n’auront rien de signifiant). Mais sur à peu près tout ce qui compte, la normalisation sera rapide, déterminée et continue, et elle se montrera au total irrésistible. Positionnée en tête de liste des faits marquants de cette normalisation, Humanæ vitæ  marque spectaculairement l’entrée dans le temps de la reprise en mains, i.e. de la restauration de la puissance sans partage du cléricalisme. Au regard de la suite, il n’est, au demeurant, pas indifférent que l’élément décisif de son inspiration ait eu pour source le clergé polonais et son plus éminent représentant d’alors (ou qu’on l’ait attribué, fût-ce à tort ou avec exagération, à celui-ci).

La conséquence en sera un « schisme froid » - pour se fixer sur l’image qu’on a donné d’une guerre « froide ». Un schisme qui se produit en France, comme à peu de choses près dans toute l’Europe occidentale, dans un catholicisme qui découvre, dans les mêmes années, qu’il est devenu minoritaire – et encore plus minoritaire pour sa pratique.

Pour une part d’entre eux, les catholiques vont laisser l’Institution romaine vivre sa vie. Non pas sourds, mais simplement indifférents à un discours normatif hors du temps. Et symétriquement, ou corrélativement, pas moins insoucieux d’une théologie que sa glaciation dogmatique renvoie à des années-lumière des nouvelles intelligences exégétiques et des questionnements qui y prennent leur source. L’enseignement venu de Rome, relayé par un épiscopat dont les figures contestataires ont laissé l’une après l’autre – effet d’une relève générationnelle ou biais d’une nomination in partibus - la place à d’irréprochables préfets de la foi, leur fait venir de jadis l’image-repoussoir de la ligne officielle du parti ou le formatage d’un Petit Livre Rouge. Catholiques, ils le restent – sauf à préférer se désigner comme ‘’chrétiens’’ – mais résolument rangés sur le côté par rapport à l’Eglise, et assez éloignés d’elle dans cette séparation pour que le bruit de fond qui émane de sa cléricature, ne dérange pas leur libre marche dans l’exploration spirituelle et la responsabilité morale personnelle qu’ils entendent assumer.

Pour une autre part, et sans doute nettement plus nombreuse, des catholiques souvent constitués en réseaux informels, vont persévérer envers et contre tout dans la voie tracée par Vatican II. Inlassablement, ils se réclameront de l’esprit du Concile et engageront Eglise et fidèles à avancer dans les chemins ouverts par celui-ci. Intellections de la foi, positionnements sociétaux et engagements sociaux, sur tous les sujets où le catholicisme est partie prenante, ils s’affirment en tant que militance du progressisme, de l’ouverture à des lectures et à des interprétations ou représentations nouvelles. Et comme les artisans de la continuation sans pause ni restriction de l’aggiornamento voulu et initié par Jean XXIII. Un engagement dont la résolution grandira à mesure que l’épiscopat français s’alignera plus manifestement sur la réaction conservatrice que Rome met en œuvre, tous terrains confondus, sur deux pontificats successifs.

En dépit de leur différence de nature, ces deux dissidences se retrouvent dès les années 1970 pour constituer les gros bataillons du courant ‘’chrétiens de gauche’’ – un courant dont la guerre d’Algérie, et plus particulièrement la dénonciation de la torture qui y était pratiquée de façon systématique, avait vu la préfiguration autour de ‘’Témoignage Chrétien’’. Par rapport aux traits historiques des partis socialistes qui l’ont précédé (PSU excepté), et de la gauche républicaine de souche, l’insertion pleine et entière de ce courant en son sein fera la marque originale du PS issu du congrès d’Epinay. Une insertion qui attestera au fil des années que les questions de société – IVG, PACS, légalisation du mariage entre personnes du même sexe … -, sur lesquelles le PS passe quasi unanimement outre aux états d’âme, sont devenues un marqueur de tout premier plan de la disjonction entre ces chrétiens de gauche et le Magistère romain. 


L’esprit de mai 68.

Tout à l’opposé, l’aile traditionaliste du catholicisme français se range derrière la normalisation cléricale qui entend circonscrire au moins signifiant le legs de Vatican II. Une normalisation qui identifie dès Humanæ vitæ  ce contre quoi elle doit se battre : cet ‘’air du temps’’ qu’on peut ramener à l’esprit de mai 68 et aux ondes de choc libertaires qui le prolongent jusqu’à aujourd’hui. Chaque revendication sociétale qui se fera jour de la part de l’individualisme éthique, et chaque évolution des normes législatives qui validera les avancée que celui-ci aura fait aboutir, trouveront l’Institution romaine comme leur opposant le plus déterminé et le plus irréductible.

Une Institution qui après bien d’autres, découvre en face d’elle une génération consciente de sa force – celle de son nombre, celle de sa capacité à être prescriptrice d’idées (comme elle a été auparavant, en son temps de teenager, prescriptrice de consommations – musique, radios, magazines … - en vertu du bénéfice pécuniaire qu’elle tire de la croissance des Trente glorieuses), et celle de sa certitude d’incarner une modernité irrésistible. Une modernité qui mêle et confond  les enseignements et les positions de l’Eglise catholique et les albums de convenances, de rituels et de modes de vie transmis par les familles, ou les maîtres d’école, dans le même assortiment de vestiges d’un autre âge. Le catéchisme romain et le corpus familial ne retiennent même pas l’attendrissement des souvenirs d’enfance, car le monde de cette enfance a disparu dans l’éloignement du temps. Et dans l’effacement de consécrations et de codes qui s’étaient crus immuables et dont l’éclat résiduel est à peu de choses près celui d’un astre mort.

Certes l’Eglise catholique est loin de représenter le seul môle de résistance. Le conservatisme et la bien pensance des générations précédentes ont leur premier refuge dans les diverses familles de la droite - qui ne se départiront jamais, envers des ‘’événements’’ qui ont tant apeuré ceux qui ont de quoi, de la rancune la plus indurée et la mieux à même d’entretenir l’exécration. Et certes encore, la question de la foi est absente des explosions idéologiques de mai 68, ou elle est à tout le moins des plus subsidiaires dans les colloques et les harangues du moment. Une indifférence qui fait qu’on se soucie peu que Maurice Clavel donne une lecture spirituelle, sinon mystique, du grand soulèvement contestataire qui l’a soulevé d’espérance.

Mais pour les droites, ‘’l’esprit de mai 68’’ ne remplit guère plus que la fonction d’un épouvantail - qu’on agite périodiquement pour rappeler qu’on est le parti de l’ordre et des valeurs traditionnelles, et, partant, qu’on défend la famille (‘’chrétienne’’ étant simplement sous entendu).

En revanche, pour l’Eglise romaine, et quoique ce fût sans le citer ni l’interpeller directement, cet ‘’esprit de mai’’ et tous ses rebondissements ultérieurs dirigés contre les noyaux les plus durs de son corpus défensif, vont se positionner comme les assiégeants de la fortification sous l’architecture de laquelle elle se représente à elle-même. Une place forte d’où chacun de ces rebondissements sera regardé comme un encerclement plus lourd de menaces, plus résolu à se montrer offensif, plus animé d’une volonté de destruction, que ceux qu’il aura fallu combattre auparavant. Ou plus malignement, plus insidieusement, décidé à s’en prendre aux fondations et aux piliers de la forteresse … A cette aune, les deux points forts du dispositif romain dont la défense ne cessera pas d’être privilégiée sur le dernier demi-siècle, ne surprendront pas : strictement ajustés sur les priorités que l’Institution a toujours tenues au long des siècles pour assoir son emprise, ils se fixeront sur la famille – sur l’ensemble du champ disciplinaire qui s’y rapporte, couple évidemment inclus, et - dans le prolongement logique de la vocation éducatrice qui est impartie à celle-ci - sur l’école. 


Une seconde croisade contre le modernisme.

De sorte qu’à compter de la décennie des années soixante, la page du Concile à peine tournée, l’Eglise catholique entre dans une seconde croisade contre le modernisme. Non plus un modernisme philosophique et politique tel celui que la Révolution française avait activé contre elle, mais un modernisme sociétal dont elle redoute que vis-à-vis des ‘’valeurs familiales’’, il ronge la charpente qu’elle a dressée et renforcée de siècle en siècle au dessus de l’enclos de ces ouailles. Et qui fragilise cette charpente d’autant plus sournoisement qu’il agit dans le plus intime des individus et des couples, là où les clercs n’ont jamais pénétré qu’à la mesure de ce qui leur en était dit en confession (l’exemple le plus significatif étant à cet égard la ‘’découverte’’ par les curés de campagne, au XVIII ème siècle, de la pratique du ‘’coïtus interruptus’’ et de son extension).

Tour à tour, et pour chaque séquence de la vie politique française, la hiérarchie catholique verra ainsi surgir : l’introduction, d’abord semi-clandestine, des contraceptifs oraux qui va aboutir - de longue lutte - à l’autorisation de l’information anticonceptionnelle (second mandat du général de Gaulle), la légalisation de l’IVG - encore bien plus passionnément combattue - couplée aux deux démantèlements de la famille ‘’classique’’ qu’annoncent le divorce par consentement mutuel et l’abaissement de la majorité légale à 18 ans (septennat de Valéry Giscard d’Estaing), le remboursement de l’IVG par l’assurance maladie et la dépénalisation de l’homosexualité (premier septennat de François Mitterrand - où l’abolition de la peine de mort surexpose parallèlement le changement d’époque où la société française est entrée depuis dix ans), l’allongement de la période ouverte à l’IVG puis l’instauration du PACS et la légitimation subséquente du couple homosexuel (gouvernement de ‘’cohabitation’’ de Lionel Jospin), la reconnaissance du droit au mariage civil pour les couples de même sexe et les ouvertures du droit de l’adoption en résultant (quinquennat de François Hollande). Et à partir de 1994, le faisceau des lois de bioéthique, ouvrant chacune des brèches plus ou moins béantes dans des remparts d’interdits dont les gardiens subissent les vagues d’assaut successives qui ont pour nom : l’encadrement légal de l’assistance médicale à la procréation et du diagnostic prénatal, les recherches dérogatoires sur l'embryon et les cellules embryonnaires, la condamnation de l’acharnement thérapeutique en vertu des droits du patient en fin de vie et sur la base de la primauté du soulagement de la souffrance sur la durée de vie - via une sédation profonde et continue jusqu’au décès …

Au milieu de ce long processus de mutations, l’épiscopat français doit encore faire face, en 1984, au projet du gouvernement de l’union de la gauche d’insérer l’enseignement catholique sous contrat dans un ‘’grand service public de l’éducation’’. Au radicalisme du groupe parlementaire socialiste à l’Assemblée nationale (qui n’est aucunement l’inspiration du ministre de l’éducation nationale de l’époque - les discussions ont été, à ce niveau, de bonne intelligence entre les négociateurs pour chaque bord), il répond par une mobilisation historique des partisans de ’’l’école libre’’. Rejoints, il est vrai , par des marcheurs avant l’heure qui se jettent d’abord sur une occasion de contester dans la rue, et spectaculairement, un pouvoir socialiste tenu en tant que tel pour illégitime et détesté depuis son premier jour.

Les péripéties, et le succès de cette riposte où la hiérarchie catholique s’arcboute sur le dernier bastion véritable qu’elle a gardé après la loi de Séparation - cette espèce d’enclave scolaire que le catholicisme institutionnel tient pour la condition vitale de la pérennité de son influence, ou d’une persistance substantielle de celle-ci, et, partant, pour son ultime ‘’place de sûreté’’ (ainsi désignée ici pour suggérer un parallèle ironique avec celles accordées à la RPR par les édits de pacification), compte moins en définitive que le précédent qui s’y établit.

Pour les alignements de la loi républicaine sur les avancées médicales ou sur l’évolution des mentalités dans le corps social, l’Institution, dans ses oppositions ou ses opiniâtres réserves, est invariablement suivie et soutenue par les catholiques de tendance traditionnaliste (et a fortiori par ceux qui se rangent depuis Vatican II dans les mouvances ‘’intégristes’’ - encore que leur argumentation, et les modes de son exposition, se distinguent naturellement par l’ultracisme qui est leur marque de fabrique).

Cependant, jusqu’à la loi créant le PACS, l’épiscopat, et les fidèles qui s’alignent sur ses positions, demeurent très généralement en deçà de ce qui donnerait une expression politique aux condamnations de principe qu’ils destinent à un révisionnisme législatif passant outre à leur éthique. En même temps, sur la longue période qu’on a prise en compte, ce catholicisme, et plus nettement encore sa frange demeurée pratiquante régulière, prend progressivement conscience d’être devenus minoritaires. Et cette minorité s’installe pour des années, dans le rôle de minorité ‘’silencieuse’’ : non par résignation mais parce qu’endosser ce rôle, c’est aussi se protéger, ou se décontaminer, dans un repli sur soi-même, vis-à-vis d’une société largement agnostique, et vis-à-vis d’autres minorités catholiques qui campent dans une dissidence, ou une insubordination, qui vaut protestation  contre le retour à un type de gouvernance et à un mode d’édiction reniés - plus qu’entre les lignes – autour du dernier Concile.


La réactivation d’une réaction confessionnaliste.

Tout change avec ‘’le’’ PACS, où la tonitruante indignation de Mme Boutin, professée à l’Assemblée nationale et sur tous les vecteurs possibles, éveille ou réveille l’idée que la place de minorité ‘’militante’’ est à prendre.

Bien que l’opposition au PACS soit principalement portée par les partis de droite et par leurs groupes parlementaires, une fraction de l’opinion, et en premier lieu parmi les adhérents et les sympathisants de ces partis, découvre que la réactivation d’une réaction confessionnaliste est à portée de mains : sur le même schéma qui avait servi aux partisans de l’Ordre moral dans leur tentative de faire barrage à une Troisième république naissante dont tout annonçait qu’elle serait impie, puis aux députés catholiques pour combattre chacune des lois qui viendraient accomplir le projet républicain – des lois scolaires de Jules Ferry à la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 -, les ‘’cathos-tradis’’, la hiérarchie catholique et les cathos intégristes retrouvent l’espoir de parvenir à aligner, pour tout ce qu’on désigne comme les questions de société, la législation de la République sur les normes romaines par essence intangibles, et sur l’enseignement d’une cléricature ayant recouvré un droit de veto opposable au législateur, à la prétention du peuple à être souverain, et la définition de la loi en tant qu’expression de la volonté générale ou majoritaire. 

Une minorité militante qui s’instruit de l’exemple de la guerre scolaire rallumée en 1984 et qui échafaude ses plans de mobilisation et d’action, de plus en plus décidée à ne plus rien laisser passer au camp laïque. Un volontarisme qui se diffuse et se structure sur une dizaine d’années, sans vraiment laisser percevoir, à son alentour, le niveau auquel il rehausse la combativité du catholicisme conservateur - une combativité dont on découvrira que l’esprit de revanche et l’autolégitimation d’une volonté d’obstruction et de restauration l’a portée assez près de son repère historique le plus élevé. De sorte que la hiérarchie catholique n’aura pas même une bénédiction - trop ostensible - à tracer sur les pancartes qui diabolisent le ‘’mariage homosexuel’’, pour que les bataillons de Marcheurs pour tous entament leur long cycle de randonnées urbaines. A la différence de l’empoignade sur le PACS, les groupes parlementaires de droite, s’ils font monter au créneau leurs orateurs les plus réactionnaires sur les problématiques de conscience et les plus représentatifs des référentiels confessionnalistes, ne seront somme toute que des porte-parole. Tantôt de ces marcheurs acheminés de la France profonde jusqu’aux périmètres où les médias pourront les dénombrer, tantôt – et de plus en plus significativement à mesure que l’échéance présidentielle se rapprochera – de la très discrète syndicature du mouvement dont le nom, « Sens Commun », ne se fera vraiment connaître que lors du choix et pour le soutien du candidat offrant le gage le plus certain à la défense de la famille chrétienne et des valeurs traditionnelles.  

Une bataille perdue, mais qui laisse derrière elle un parti de la réaction catholique reconstitué et cimenté par la jubilation qu’il a éprouvé, dans les « Manifs pour tous », à se découvrir comme une force politique qui, de nouveau, comptait. Impatient de nouveaux combats à venir et certain que ceux-ci ne vont pas tarder. L’épiscopat enregistrant pour sa part, qu’il a à sa disposition une phalange alignée sur ses vues, et de surcroît prête à appuyer en son sein la tendance la plus activiste dans le corps à corps avec le progressisme sociétal. Une phalange qui, comme lui et à ses côtés, renoue avec une expression décomplexée de l’opposition doctrinale qui a toujours récusé la prétention de la République à ériger une législation laïque et à renvoyer les considérants du normatif confessionnel, et l’observance de celui-ci, à la sphère strictement privée.

Là où jusqu’alors la cléricature catholique combinait condamnation publique et interventionnisme relativement discret auprès des autorités civiles (IVG, PACS, premières lois de bioéthique), la reformation d’un parti catholique ultramontain a pour effet que ‘’le combat chang(e) d’âme’’ et de forme : c’est la laïcité constitutive de la République, sa neutralité vis-à-vis des cultes – dont elle a déclaré ne reconnaître aucun -, et l’égale capacité des options philosophiques à se faire entendre dans le débat législatif et à influer sur son issue, qui sont dorénavant ouvertement remises en question, voire l’objet d’un révisionnisme avoué, de la part d’une réaction catholique retrempée dans la certitude d’être seule légitime à revendiquer la détention de la vérité et le discernement du bien, et aussi fière que convaincue de sa capacité à redevenir dominatrice.

L’approche de la révision programmée des lois de bioéthique, avec le sujet de la PMA en tête d’affiche, met en évidence l’esprit de mobilisation, sinon de croisade, qui fortifie l’épiscopat et l’armée de militants que celui-ci, pour la première fois sans doute depuis les luttes scolaires de la III ème république, et plus spécialement depuis l’époque des ministères Waldeck-Rousseau et Combes de la première moitié de la décennie 1900, peut faire manœuvrer et engager pratiquement à sa guise. Des militants qui au demeurant ont déjà tenu à montrer qu’ils étaient en ordre de marche et, organisationnellement et intellectuellement, tout disposés à se mettre en mouvement de leur propre initiative. Et qu’était imprimée en eux une volonté d’en découdre pour la bonne cause qui renvoie aux affrontements de la ‘’Querelle des Inventaires’’. Avec cette différence que sur des sujets comme ceux qui relèvent du domaine de la bioéthique, sujets qui interpellent la liberté de conscience dans toute son étendue – cette liberté que la République laïque, remodelée par la Séparation des Eglises et de l’Etat, entoure de la garantie de la paix civile –, on n’imagine pas que le législateur de 2018 puisse, sans se déjuger lourdement devant l’opinion, reprendre à son compte l’apaisement joué par Georges Clemenceau en 1905 et tiré par celui-ci de la raison « … que la question de savoir si l'on comptera ou ne comptera pas des chandeliers dans une église ne vaut pas une vie humaine ». 


Une caste sacerdotale qui ne concédera rien au relativisme.

Sans doute, de ce point de vue, la charge potentielle de violence physique est-elle a priori incomparablement plus faible présentement qu’au temps des ‘’Inventaires’’. Et l’enjeu n’est pas le sacré des édifices religieux et de leur contenant cultuel. Mais la virulence polémique de la confrontation qu’annonce la révision des lois bioéthiques, a tout pour atteindre aux catégorisations les plus conflictuelles de notre histoire moderne des déchirements confessionnels. C'est-à-dire à l’intensité de ceux où la suprématie de l’Eglise catholique en tant qu’Institution édictrice de règles, d’interdits et d’injonctions temporelles, est défendue par le parti des clercs comme ancrée dans une légitimité supérieure à celle de la loi civile. Une contre-légitimité objectée à toute autorité qui se risque à contredire l’Institution dans les normes que celle-ci prescrit, et à lui dénier toute autorité autre que consentie par qui entend s’y soumettre.

Ainsi pour la conférence des évêques, pour la ‘’Manif’ pour tous’', pour son Politburo du ‘’Sens Commun’’, et pour les groupes ou groupuscules voisins, et à des nuances près entre l’épiscopat et ses troupes militantes, le droit et la manière de concevoir, ou le droit de s’en abstenir (entre autres alternatives où le choix est moralement non objectivable), n’entrent-t-ils pas dans le champ du libre arbitre du législateur laïc. Sur tous les préconçus de l’Eglise romaine ayant trait, d’une façon ou d’une autre, à l’essence et à la nature de la vie humaine, se fait jour le contradictoire qui oppose une caste sacerdotale dont la raison d’être est de ne jamais rien concéder au relativisme et au pluralisme, et pas davantage sur les conduites individuelles que sur le dogme, et l’Etat républicain qui n’a pas d’obligation plus impérative que d’ajuster le droit sur la primauté de la liberté d’opinion.

Depuis le PACS, s’est ainsi formée, sous l’égide de la hiérarchie catholique, une milice de conviction entièrement dévouée au service de l’ordre intangible qu’édicte une éthique univoque et auquel la société civile ne saurait déroger. Un ordre et un système de pensée éthique qui excluent toute idée de partage d’une vérité débattue et nuancée, et en vertu desquels le prescriptif romain concentre dans ses plis cette minorité agissante, de plus en plus portée à l’ultracisme - et de plus en plus jubilatoire de ses progrès comme force de pression et d’intimidation. Laquelle minorité a fini par constituer, non pas l’aile avancée d’un parti de l’autorité et de la discipline, mais ce parti lui-même. Une ‘’Ligue’’ aussi intraitable que la première du nom, aussi fermée à l’intellection de la tolérance et du compromis, qui se pose comme le pôle sociétal de la discipline, celle-là même à laquelle l’Action française réduisait naguère le catholicisme pour l’enrôler, et à ce seul titre, dans son entreprise de régénération et de restauration …

Parce qu’ainsi figurée dans les traits sous lesquels cette minorité la fige - entendant qu’elle soit tenue pour son domaine réservé et que son incarnation lui appartienne en propre -, la discipline répond aux fins auxquelles elle est destinée : se voir et se vouloir le rempart et le refuge face à tout ce qui est étranger à l’identitaire mental dont elle garantit l’intégrité et dont elle vise à suractiver les défenses immunitaires - et en tout premier lieu face à tout ce qu’un intégrisme peut ranger au nombre des outrages dirigés contre ce qu’il a délimité, au sein du temporel, comme étant la part inaccessible à la liberté, i.e. aux libertés au sens de la Déclaration des droits de 1789, et qui pour lui mérite seule de contenir des ‘’valeurs  d’humanité’’.

C’est bien un front du refus - encore qu’il soit plutôt enjoint à ce front de se montrer monolithique que fédérateur – dressé contre ces outrages dont la liberté est le spectre, qui résulte de cette exhortation disciplinaire : ce même parti de la discipline et de l’autorité qui se revendique, et qui prospère, contre ‘’l’esprit de mai 1968’’. Et plus directement contre ce qui pour la France réunie place de la Concorde au soir de l’élection de Nicolas Sarkozy, et pour son fer de lance confessionnaliste, en est l’expression la plus répulsive : la proclamation du « Il est interdit d’interdire », entendue à contre-sens comme celle d’une folle permissivité vouée à détruire de toutes les digues sociétales. 

Ce contre quoi se dresse en réalité, en avant des diverses composantes du parti de l’ordre, la phalange cléricale qui grossit ses rangs et structure davantage sa mobilisation à chaque assaut qu’elle lance sur les ‘’questions de société’’, s’identifie on ne peut plus distinctement : la conception d’un droit conformé sur l’idée que la loi peut et doit régir, dans la jouissance des libertés, tout ce qui est susceptible de porter atteinte à la liberté et à la sûreté d’autrui, mais qu’en revanche, il lui faut rester absolument muette sur les matières où le juste et le bien ne dépendent que d’une appréciation entièrement subjective. Sous la réserve du moins que cette appréciation individuelle reste dépourvue d’incidence sur les droits également partagés entre concitoyens, et sur la plénitude de l’usage que font de leur propre appréciation subjective les autres attributaires de la liberté de conscience.

Qu’en regard de l’obligation de faire coexister, dans leur mise en œuvre et dans leur pratique, les droits impartis à chacun, il puisse être quelquefois difficile de positionner le curseur entre le pôle de la loi et celui de la conscience, n’emporte aucune contradiction entre cette acception du droit légitimatrice de la subjectivité des choix et l’exercice de l’intime liberté qu’elle consacre. En revanche, cette intime liberté est bien ce dont l’Eglise romaine n’est jamais parvenue, et ne parvient pas, à envisager de s’accommoder. Bien avant que s’impose une séparation entre l’Eglise et l’Etat, une démarcation infranchissable était tracée : d’un côté, les aspirations à la reconnaissance d’une liberté de la pensée et de l’autre, le principe irréfragable d’autorité, premier pilier constitutif de l’architecture du référentiel romain et de la gouvernance qui en découle, en vertu duquel ces aspirations devaient être immédiatement étouffées.

Inaccessible à la discussion du dogme et, plus largement, d’aucune bribe de son enseignement, l’Eglise romaine ne pouvait pas davantage concevoir une liberté de la conscience dans les sociétés séculières placées sous sa coupe, qu’elle ne laissait - hors quelques marges des plus étroites - une place en son sein à la liberté de l’esprit. La communion que l’Institution en tant que telle instaure a toujours été celle de l’obéissance, même quand celle-ci perdait de sa capacité à trancher de tout. Par contrecoup, l’adhésion du collectif et de l’individuel ont fait défaut à l’Eglise dès lors qu’une contestation suffisante ébréchait ou, plus étendue, invalidait l’argument d’autorité où se tenait son ultima ratio.


Le choc des revendications de liberté et du principe de discipline.

Par là, les heurts sociétaux et politiques, actuels et originels, entre la République et l’Eglise catholique – reflets immanquables d’une inconciliabilité foncière entre Rome et les idées des Lumières –  répètent, par-dessus ce qui est propre à chacun, tous les chocs antérieurs des revendications de liberté et du principe de discipline. Et, exemplairement, le plus frontal d’entre eux qui, venant après les poussées hérétiques du Moyen-Age et leur impitoyable répression, a inauguré avec la Réforme le temps d’un conflit civilisationel entre deux positionnements de la pensée européenne : le libre-examen des propositions et la stricte observance de l’acquis. Un conflit dont le dénouement se conjecture en l’effacement progressif de l’un ou de l’autre de ces points d’attache de l’intelligence des idées et du monde.

Cependant, nonobstant la force militante, résolue jusqu’à atteindre au seuil du fanatisme, que la hiérarchie catholique réunit autour d’elle dans sa réfutation des limites que la neutralité cultuelle de l’Etat républicain lui impose – et qui, en clair, vaut réfutation du caractère laïque de la République -, l’Institution romaine affiche une fragilité qui est subséquente à son inaptitude à se mouvoir dans le champ de la liberté (et donc paradoxale pour qui tient que l’autorité sans partage soutient les puissances et les trônes). Subséquente à l’invalidité qui la prive du recours de chercher - de commencer à chercher – des cheminements dans les espaces de la liberté. Et d’y solliciter des éclairements neufs et des aperçus nouveaux

Et présentement, semble-t-il, plus encore qu’une fragilité : très amplifiée, en immédiat arrière-plan, par les révélations continues des scandales de pédophilie, par la considération de l’étendue et de la durée sur lesquelles ceux-ci se sont déployés, et par la conviction de l’inertie, sinon de l’indulgence, des épiscopats mis en cause pour avoir eu en charge les auteurs des faits, l’esquisse de l’esquisse d’une insurrection – résumons là en une insurrection du ras-le-bol pour ne pas trop solliciter la présence de l’esprit, quoique ce dernier soit évidemment à l’œuvre en l’espèce – se perçoit depuis ces derniers mois, en particulier sur les réseaux sociaux. Que le pape appelle à renoncer au cléricalisme – cité à comparaître dans l’acception d’un ‘’entre-soi’’ des clercs - est entendu pour ce qu’on voudrait que cette sommation signifie et pour ce qu’elle laisserait enfin espérer : une mise à égalité des laïcs et des clercs. Celle qui ferait entendre la parole et l’entendement du peuple dans une réappropriation par les fidèles du « sens de la foi » - c’est à dire sans que le Magistère borne l’intuition et l’intellection spirituelle du peuple des baptisés en les conditionnant au critère d’un discernement qui n’appartiendrait canoniquement qu’à lui.

Autant dire qu’on parle là d’une révolution. Et sans doute de la plus improbable qui soit (la part étant faite à ce que les révolutions qui surviennent ‘’pour de bon’’ sont, elles aussi, a priori des plus improbables). Elever les laïcs jusqu’au droit de penser par eux-mêmes, et à l’égalité d’expression avec les clercs, serait l’équivalent de ce qu’a été la suppression des ordres pour notre monarchie d’Ancien régime : l’effondrement, accéléré sous le coup de réactions en chaîne, du soubassement du système. A partir duquel tout se libère, et en premier lieu contre le système.

Reculer sur le terrain où se sont ancrés les piliers de son autorité, entraînerait l’Eglise romaine, de concession en concession à l’esprit de liberté, jusqu’au terme du processus qui sanctionnerait sans retour la renonciation au cléricalisme : l’abolition d’une caste sacerdotale, investie de pouvoirs magiques qui lui réservent l’exercice, les paroles et les gestes du culte, et de surcroît enfermée dans une masculinité et un célibat qui en ont fait irréversiblement une ‘’espèce à part’’, et se voulant telle, au milieu de l’humaine condition. Et tellement à l’écart de cette commune condition que des clercs se forme l’image d’une Eglise qui n’aime pas plus le monde que la chair.

Institution romaine et caste sacerdotale sont les deux faces d’une même pièce. Face aux revendications associées de la liberté du jugement personnel en matière de religion - et en toutes matières connexes - et du droit de la conscience à nier, à contester et à s’abstenir, l’Institution ne cèdera rien - ou reprendrait sans tarder ce qu’elle aurait dû céder sur les marges -, car toute concession de sa part déstabiliserait la caste sacerdotale au point d’en mettre en péril l’existence : or, la première n’existe qu’autant que la seconde, modelée telle qu’elle l’a été pour lui servir d’armure et de bouclier, demeure inébranlable sur ses assises et inaltérable quant aux matériaux idéologiques et conceptuels dont elle a été composée. Aucune greffe du libre examen sur l’Eglise catholique - s’agirait-il d’un infime lambeau – ne saurait s’imaginer autrement que sous la certitude d’une incompatibilité historique et d’un rejet de l’apport étranger. Et cette greffe prendrait-elle envers et contre tout, c’est l’organisme greffé qui en viendrait à se décomposer, comme rongé de l’intérieur par l’esprit de libre examen contre lequel son système immunitaire est sur-armé depuis des siècles.


Une opposition de système de valeurs.

Rome ne fera ainsi aucune ouverture sur ces ‘’questions de société’’ qui sont le lieu déclaré de son divorce d’avec les sensibilités majoritaires en Europe occidentale. Et vis-à-vis, en France, d’une république dont les lois s’accordent, décennie après décennie, avec cette ‘’sensibilité’’, la hiérarchie catholique se repositionne dans une opposition de système de valeurs. Une opposition qui, de sa part, est aussi convaincue de la sacralité de ses réfutations que pouvait s’affirmer celle des prêtres réfractaires au temps lointain de la promulgation de la constitution civile du clergé, aussi absolument certaine d’incarner un combat contre le mal qu’avait pu l’être celle de l’Eglise durant sa longue lutte contre l’instauration d’une république laïque se réclamant des idées de 1789 et établissant, au fil de ses lois, les institutions ‘’sans Dieu’’ d’un régime exécrable. Une confrontation de système de valeurs qui renoue avec un antagonisme, enseignements de l’Eglise versus idées républicaines, mis pour une grande part sous le boisseau - hors la conflictualité propre à la question de l’école -  depuis la fin de l’Etat vichyssiste : ce qui balayait celui-ci sous un poids incommensurable de hontes valait aussi preuve que, décidément, il ‘’faudrait faire’’ avec la République et sa laïcité. 

L’institution romaine, après cette date, a certes formulé des condamnations de plusieurs ordres, ou, plus prudemment parfois, des réserves. Excepté lors du vote de la loi Veil (encore que la fulmination des anathèmes fût surtout confiée aux politiques de droite, et déléguée parmi eux aux voix les plus réactionnaires), les unes et les autres s’adressaient essentiellement aux fidèles, et s’agissant du législateur, le ton et la forme restaient dans la retenue. Mais pour la période, sur laquelle on s’est arrêté, de rigidification, sinon de radicalisation, progressive des positionnements cléricaux, et d’enrôlement à l’appui de ceux-ci de la milice confessionnaliste qui offrait son zèle et ses services, la critique de bon aloi a laissé la place à une fermeture pleinement assumée. Fermeture doctrinale sur les mœurs, fermeture en bioéthique sur des concepts insusceptibles d’examen ni de recours, fermeture du discours sociétal sur les énoncés les plus rigides – voire les plus agressivement méprisants (on pensera, pour ce qu’elles ont d’illustratif à cet égard, aux déclarations du cardinal Barbarin en réfutation du droit au mariage pour les homosexuels, mis sur le même plan qu’une légalisation de l’inceste …).

Rome et l’appareil de sa cléricature se sont de nouveau enfermés dans une citadelle d’où ils regardent le modernisme, quelle qu’en soit la manifestation parmi ses attentes et ses revendications d’aujourd’hui, comme un assiégeant à repousser. Aussi longtemps que cet assiégeant viendra poser des questions irrecevables : accès des femmes aux ministères ordonnés, révision du jugement sur les divorcés-remariés, moindre mal accordé au préservatif face au Sida …, le plus frappant n’est-il pas que l’Institution se cuirasse, n’ayant ni oreille pour entendre ni vision portant plus loin que ses emprises et ses clôtures, sur des sujets qui avant même d’appeler un chrétien, ou quelque autre type d’homme de bonne volonté, à la bienveillance et à la charité, pour ne rien dire de la mise en mouvement de l’intelligence, sont d’abord pour les croyants, parfaitement subalternes (ou secondaires) sous le regard de la Foi  et du Message? 


Schisme contre schisme ?

Pour le présent immédiat, nous avons le paradoxe d’un pape – souvent aperçu comme familier des ruptures voire des incartades - qui a paru quelque temps avoir l’intention de secouer les vielles poussières des parures romaines, mais qui démontre toujours davantage qu’il se range sur l’immobilisme pour les sujets où une progression du discours romain serait précisément la plus favorablement et la plus significativement perçue par des sociétés où ce discours est devenu majoritairement irrecevable. Et plus encore, qui donne à l’expression de cet immobilisme une forme et un ton de plus en plus rigides - pour ne pas dire outrés et provocateurs, comme cela est le cas avec ses plus récentes condamnations de l’IVG. Un immobilisme qui englobe, de fait, tout ce que l’édifice institutionnel de l’Eglise et lui-même ne sauraient voir bouger. Et qui, il est vrai, ne bougerait pas sans que s’en suive probablement un schisme de la part de la catholicité la plus conservatrice.

Un autre paradoxe étant que la peur de ce schisme arme un néo-ultramontanisme – ‘’néo’’ si tant est que l’esprit ultramontain ait jamais, et si peut que ce soit, quitté les commandes de l’Institution et la maîtrise de la doxa. Et que la Curie et les épiscopats – dont l’épiscopat français – qui sont rompus au maniement de l’arsenal coercitif de l’ultramontanisme et qui comptent en tirer des ressources décisives contre les contestations internes et les dévoiements sociétaux, s’aveuglent de concert en ignorant l’impatience du ‘’parti du mouvement’’ au sein du catholicisme. C’est dès lors un autre schisme, à front renversé, qui menace : déjà, pour la France, ce parti de la ‘’modernité’’ paraît proche d’épouser un gallicanisme d’inspiration autogestionnaire qui donnerait naissance à une sorte de tribunat pour le ‘’peuple des baptisés’’ – un peuple qui veut, pour de bon, « inverser la pyramide ».

Déjà ce peuple appelle à la convocation d’un « Concile du peuple de Dieu ». En invoquant la « primauté du sacerdoce commun des fidèles ». Qu’est-il de plus potentiellement schismatique, en perspective, que cette représentation esquissée d’un sacerdoce commun des croyants, qui se donne à entendre comme la prémonition, inconsciente ou inavouée, d’une Eglise sans sacerdoce, sans corps sacerdotal ? ‘’Protestansiée’’, nolens volens, en fin de compte.

Une perspective impensable, et contre laquelle son parcours historique, dans sa continuité vide de toute alternative mettant en question le schéma d’une cléricature, suffirait à cuirasser l’Eglise romaine. Et contre laquelle celle-ci se légitime d’autant mieux, à ses propres yeux, qu’elle pour elle l’incommensurable trésor spirituel que sur deux millénaires, la très longue cohorte de ses théologiens a édifié et lui a confié. Un trésor qui la situe à des altitudes de la pensée dont – pour prendre l’exemple le plus évidemment contraire - une secte évangéliste, confinée dans le type de littéralisme le plus primaire ou le plus naïf, ou le plus dangereusement fondamentaliste, ne saurait pas même entrevoir les tout premiers degrés d’élévation. Compte autant, dans le siècle, la puissance qu’en tant qu’Institution de l’orthodoxie, et sur la même durée, elle a enraciné comme fondation de son autorité normative. Une puissance mise quelquefois pour un temps en échec par un pouvoir temporel, mais qui l’a toujours emporté, ou qui aura pu dire in fine qu’elle était restée telle qu’en elle-même, et dans son autorité, son passé la solidifiait et la consolidait. La cimentait à jamais.


Le libre examen, une ligne distinctive
entre deux intellections de la vérité et de l’éthique.

Sans conclure que le parti du mouvement a par avance perdu dans sa confrontation avec l’Institution, comment ne pas penser qu’il faudrait qu’un souffle formidable de l’Esprit joue en sa faveur pour que l’Institution ne se conforte pas, une fois encore, dans cette devise qu’elle peut usurper à bon titre : « Je maintiens » ?

Entre ce parti d’attirance ou d’attraction protestaniste et Rome, et entre la République et l’Eglise catholique, ce qui constitue, dans le premier cas, la projection de l’avenir la mieux assurée, et dans l’autre cas, la configuration immuable de la confrontation de deux philosophies politiques, tient en ceci - ou, pour être moins catégorique, en faisant la part nécessaire à ce doute qui est ici le centre du débat, peut être résumé en cette proposition : le libre examen demeurera ce qu’il a toujours été, la ligne distinctive entre deux intellections de la vérité et, corrélativement, entre deux acceptions de l’éthique, et la ligne de frontière mouvante entre belligérants respectivement du camp de la liberté de conscience et de l’autonomie du jugement et du camp de l’autorité et de la discipline due à celle-ci. 

Cette fatalité conflictuelle aurait-elle pu être surmontée ? Oui, mais pour autant que la réponse affirmative laisse entendre que l’Histoire aurait été susceptible de garder ouvertes d’autres voies que celles dans lesquelles ces belligérants ont été dirigés. Le philosophe Paul Ricœur a décrit un tracé de ce qui aurait pu alors s’offrir à eux : «Une pratique du dissensus mis en œuvre par une éthique de la discussion». En ajoutant (qu’) «il y a un noyau du poétique qui est le sacré, le religieux, la parole originaire. Ça, c’est le problème des convictions. Et le problème de la communauté politique est de pouvoir partager cette conviction en la retraduisant dans le langage de chacun, dans sa philosophie, dans sa liberté laïque».

L’article de l’excellent site ‘’Garrigues et Sentiers’’ qui produit cette citation[1], conclut, dans la même inspiration, que c’est ‘’dans un espace démocratique, et non dans le refuge dans des cléricalismes religieux nationaux ou institutionnels, que peuvent se déployer les itinéraires personnels vers ce que chacun juge comme essentiel’’.

Mais les cohabitations, dans un espace démocratique commun, de raisons et de modes de pensée contradictoires et concurrents n’ont-ils pas pour condition préalable que cet espace soit bien reconnu comme un lieu réellement, et durablement, partageable par tous les acteurs qui y sont convoqués pour convenir de ce en quoi consiste cet ‘’essentiel’’ qui en appelle à la liberté ?


Didier LEVY  -  11 octobre 2018





[1] « La démocratie et les cabales des dévots » par Bernard Ginisty - publié le 4 octobre 2018 par GARRIGUES ET SENTIERS.