> Un commentaire sur l’article de René Guyon « Le Nouveau Testament : pas
une mémoire mais un copié-collé ? » publié le 2 novembre 2017 par
Garrigues et Sentiers.
Fulgurante
question que soulève René Guyon !
Fulgurante,
car elle transperce un mur de certitudes comme l’éclair déchire l’obscurité jusque
là trop sereine de la nuit.
Image d’un ‘’copié-collé’’
fait de la surabondance d’exemplaires translations midrashiques * entre les deux Testaments, les
Evangiles ne dépeignent-ils qu’une « figure de papier » ? Il
faudrait alors plutôt parler, dans un retournement de la chronologie, d’une
figure de papier mâché, tant durant les
siècles écoulés depuis cette ingénierie du second
Testament, le répondant vétérotestamentaire a été malaxé, retourné en tous sens,
gouté et regouté sous la langue de ceux qui se sont consacrés à la
déconstruction et à la reconstruction du texte, des versets et des mots.
Avec à la clé,
l’interrogation de René Guyon, contractée dans cette alternative : Jésus,
‘’vrai homme en chair et en os’’ - le Jésus historique - ; ou Jésus « vue de l’esprit », inventé pour
donner une lecture nouvelle du premier
Testament et tenir dans cette lecture/réécriture le premier rôle – celui du ‘’Jésus
Christ de la Foi’’ ?
Une lecture nouvelle que l’on aborde toutefois
moins comme celle d’une construction littéraire dictée par l’intention de ‘’se
démarquer des juifs’’ que comme le projet déviationniste d’un groupuscule de
Pharisiens contestataires : pousser leur critique subversive de l’interprétation
littéraliste de la Loi jusqu’à bâtir un contre-récit, une contre-intellection
fondée sur l’interrogation perpétuelle de l’esprit du texte.
En se servant
de la lettre, non pour s’en faire l’esclave, non pour en faire une œuvre de
mort - la lettre qui tue - ;
mais pour tirer de celle-ci le matériau de ce nouveau Testament, intégralement construit, comme René Guyon nous l’a fait percevoir, sur
des réminiscences de l’ancien. Un déchiffrement de la lettre qui assignerait
aussi à ce nouveau Testament de tenir
quelque chose comme la fonction d‘un troisième Talmud ?
Derrière ce
questionnement sur le nouveau
Testament se profile l’idée que le monothéisme qui est né par le judaïsme, ce
monothéisme dont nous sommes partie prenante, n’est pas une ‘’religion du Livre’’. Mais qu’il est
tout ce qui prend vie à partir du ‘’Livre
d’une religion’’.
Un livre qui
n’a été ni écrit, ni dicté par D.ieu. Comme les Evangiles n’ont pas eu le
Messie pour auteur. L’esprit n’a au demeurant pas davantage regardé par-dessus
leur épaule ce qu’écrivaient les Septante. Œuvre humaine, œuvre de rédacteurs
(nous penserions aujourd’hui aux équipes
d’écriture – scénaristes et dialoguistes - travaillant sur la même
‘’série’’), de traducteurs et de copistes. Une œuvre qui se dérobe sous les
probables contresens de ces traducteurs, sous les plus que probables ajouts, de
bonne foi ou trop zélés, de ces copistes. Et d’abord sous l’inconnu ou l’incertain de sa
langue originale.
Mais un livre
dont on se dit, après avoir lu l’interpellation que René Guyon s’adresse
d’abord à lui-même, que sa cohérence, celle qu’il nous est intimé de
tenter de découvrir, parcelle de sens après parcelle de sens, peut bien tenir à
celle du projet subversif qui l’a portée.
Un projet qui
n’est susceptible de se laisser pénétrer qu’à partir d’un affranchissement
radical : celui qui entérine la libération de la Bible de toute espèce d’historicité.
Une libération
qui fait d’Ur une origine plus que douteuse pour le peuple de l’élection, qui
rend très improbable l’exil et la captivité en Egypte - et par conséquent tout
autant improbable les séquences qui s’enchaînent sur cette captivité : la
libération arrachée à Pharaon, les décennies de pérégrinations dans le désert
du Sinaï, la conquête du pays Canaan par Josué et (gaudeamus …) les exterminations dont celle-ci est censée avoir été
accompagnée ... pour ne rien dire de la traversée de la mer Rouge dont la mise
en doute ne saurait factuellement peiner que les scénaristes et les producteurs
d’Hollywood …
Qu’importe
pareillement qu’Abraham et Moïse puissent être des personnages mythiques, que
la Jérusalem du temps de Salomon n’eût été qu’une très modeste bourgade, que le
monothéisme fût né du contact des élites juives demeurées à Babylone avec la
religion dualiste des Perses … Oui, qu’importe en regard de la formidable
invention d’un D.ieu qui est Un, de l’incomparable perception d’une
transcendance qui ne donne à connaître d’elle que le « Je suis celui qui suis (qui je serai) », et de l’intellection de ce
qui fait l’essence et le mystère insondable du monothéisme : « Je forme la lumière, et je crée les
ténèbres, Je donne la prospérité, et je crée l'adversité; Moi, l'Eternel, je
fais toutes ces choses ».
Ce ‘’Livre
d’une religion’’ accompagne ainsi le cheminement d’une aventure spirituelle où la
proclamation johannique – « le Verbe
était en Dieu », « Et le
Verbe s’est fait chair » - n’a pas marqué une déchirure ou une
rupture, mais a lancé un pont entre les deux rives d’un même fleuve : des
rives qui n’ont pas le même éclairement, la même exposition, mais qui reçoivent la
même lumière. Et dont les contours brillent d’un égal éclat, telles les faces
d’un diamant placées en même temps sous la lumière.
Une aventure
spirituelle si inouïe, d’une étendue et d’une profondeur si inépuisables (au
point d’embarquer avec elle, comme autant de compagnons de route, les
questionnement philosophiques des non croyants), que plus encore peut-être que
la Loi dont il est l’écrin, le Livre a tout pour nous apparaître comme le
garant de l’Alliance, de sa pérennité et de la promesse qui la sous-tend.
Ainsi pourrait-on
lire le « …tant que le ciel et la
terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un
seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit arrivé » comme valant
tout autant pour ce Livre. Si, en lui aussi, pas ‘’un seul iota ou un seul
trait de lettre’’ ne peuvent cesser d’être irremplaçable d’ici au terme où les
temps seront accomplis, n’est-ce pas, précisément, pour que ce iota, ou ce trait, soit interrogé, scruté, sondé à l’instar de tous les autres
qui enferment des significations du projet de la création, ou des allusions
élémentaires au dessein du créateur des mondes ?
Autant
d’interrogations du sens, du non révélé et du contradictoire, dont nous savons
depuis le départ qu’il n’est pas à notre mesure de les épuiser. Dont nous
savons qu’elles nous découvriront tout au plus des bribes de sens, mais dont
nous tirons de notre partage du judaïsme la certitude que chacune, toute vaine
ou bornée qu’elle soit, constitue pour toutes les générations l’acte de prière
le plus essentiel.
Est-il à cet
égard action de grâces plus impérative que celle qu’il est juste d’adresser en
retour du don que l’Etre nous a fait, en lien avec l’inconnaissable où il se
tient : celui de cette liberté qui nous enseigne qu’il y a toujours sept lectures pour chaque verset du Livre ?
Et est-il, hors
celle qui réside en cette liberté, d’autre réponse à la question de René Guyon ?
A la question qu’il nous fait partager, et qui n’est après tout rien
moins qu’une invitation à l’exercice de cette liberté.
Didier LEVY – 8 novembre 2017
* à qui veut, au-delà des citations rapportées par René
Guyon, découvrir l’exercice du Midrash
dans ce qu’il a de plus fascinant, on ne saurait trop vivement recommander la
lecture de « Portrait d’Israël en jeune fille - Genèse de Marie » de Sandrick Le Maguer (Gallimard 2008,
collection L’Infini). Un
brillantissime essai qui en appelle à toutes les ressources de l’herméneutique
juive et qui, au travers d’une rétroversion midrashique mettant notamment en œuvre
la gématrie, réapproprie le personnage de Marie à la Bible hébraïque. Lui
conférant ainsi, hors de tout historicisme, une signification et une vocation d’une
incomparable portée.