Une réflexion sur le Bien Commun en lieu et place d’une contribution au Grand Débat national.
Qu’il
soit pertinent ou non de regarder comme une Grande
Jacquerie, ou de faire appel à une autre référence historique, le
soulèvement de colère qu’expriment depuis quatre mois les catégories
socio-professionnelles sans doute les plus récemment déclassées, a au moins une
cible qui ne devrait pas faire question : le système politique qui
gouverne l’Etat. Ce qui ne pose pas seulement le diagnostic d’une crise de
régime si l’on convient que les caractères hors du commun que ce soulèvement
comporte, expose aussi une crise de l’Etat.
… la nation s’est constituée autour de l’Etat.
Face à
laquelle on se limitera, ici, à proposer une réflexion. Incitant le progressisme à ne pas s’arrêter aux
solutions qui lui sont naturelles sans s’être assuré ne pas pêcher par amnésie.
Autrement dit, sans prendre en compte cette spécificité française – authentique
celle-là – qui tient à ce que la nation, en France, s’est constituée autour de
l’Etat.
Parce
que le pouvoir royal capétien est apparu à ses peuples, sur les siècles de la
formation continue du royaume – dans son étendue géographique comme dans sa
configuration des pouvoirs, de leur organisation et de leur administration -,
comme la seule puissance efficacement protectrice. Protectrice non seulement
des frontières et des personnes et des biens, mais tout autant du réseau
extraordinairement riche et complexe des droits particuliers, des franchises,
des coutumes. C’est de sa capacité à protéger ses sujets que la monarchie
capétienne a tiré sa légitimité temporelle. L’Etat républicain a pris la suite
sur la même base de légitimité. Le contre-exemple étant fourni par le constat
de ce que tout régime convaincu d’avoir failli dans cette fonction de
protection a été balayé : c’est de l’imputation faite à Louis XVI d’avoir
voulu rejoindre les armées coalisées contre la nation, que la monarchie est
tombée un an après la Fuite à Varennes.
C’est le désastre de Sedan qui provoque 3 jours plus tard la chute du Second
Empire. C’est de l’effondrement de mai-juin 1940 devant l’offensive allemande
qu’au début du mois de juillet suivant meurt la III ème république.
… le renoncement de l’Etat républicain.
Difficile
de ne pas voir que la crise dite des ‘’Gilets Jaunes’’ découle du renoncement
de l’Etat, tel qu’il se donne à mesurer ou tel qu’il est perçu, à remplir plus
longtemps sa mission de protection.
Tous
les griefs, toutes les diatribes qui sont venus étayer les discours
protestataires - que soient dénoncés, de la part de l’Etat, un délaissement des
préoccupations d’équité et de sécurisation qui lui incombent, un parti-pris en
faveur d’une prétention de modernité dont le premier effet visible paraît
d’être d’enrichir démesurément les uns et de miner le pouvoir d’achat et les
conditions de vie des autres, ou la rétraction de sa présence dans les
territoires qualifiés de ‘’périphériques’’ -, s’accordent sur un chef
d’accusation qui contient toutes les composantes d’une invalidation
systémique : l’Etat républicain a délibéré de se conformer au rôle qui lui
est assigné dans une société désormais configurée par la primauté du marché, et
la suspicion faite a priori à la dépense publique d’être un gaspillage, et le
plus pernicieux parmi ceux-ci, quand sa défense n’est pas assimilée à une
addiction, n’est rien d’autre que la
réécriture de sa vocation : la protection du corps social cède la priorité
au souci à peu de chose près exclusif des ‘’premiers de cordée’’.
Le
paradoxe entre l’existence d’un système de protection sociale présenté comme le
plus avancé au monde, et l’imputation faite à l’Etat de ne plus protéger, n’est
qu’apparent. Plus encore que les actes, le discours public s’aligne sur une
pensée unique qui assimile les droits sociaux - où l’imagerie libérale détecte le cancer de l’assistanat - à des primes données à l’oisiveté ; et le droit
du travail à une entrave
insupportable pour les entreprises et les entrepreneurs. Le droit au travail ayant, lui, de longtemps été
aboli, et la main d’œuvre étant revenue à la place de variable d’ajustement que le calcul de la rentabilité lui assigne,
ce discours, étayé par des lois successivement réductrices de droits acquis, a
été à lui seul dévastateur de la confiance populaire.
Plus
marquant encore, c’est à la marge de la protection sociale, ou ayant épuisé ses
ressources, que chômeurs, précaires, pauvres et exclus en tous genres, paysans
spoliés grossissant les statistiques du suicide, et populations ghettoïsées des
‘’territoires perdus’’ reléguées dans une ‘’économie noire’’ et abandonnées au
confessionnalisme communautaire, sont devenus des victimes silencieuses – hors
émeutes soudaines dans les cités. La résignation à la vie ‘’à côté’’ de la
citoyenneté a été leur assignation au fil des abandons qu’ils ont subi ou
ressenti de la part de la puissance publique.
Venant
après toutes les fracturations sociétales qui, depuis que le premier
signalement d’une fracture sociale en
1995, ont fait de la nation un corps polytraumatisé, la prise de conscience de
leur déclassement qui a saisi les moins nantis au sein et à la frange
inférieure des classes moyennes, et la mobilisation des colères qui en a
résulté, revêtent dans ce tableau une gravité singulière. Avec les premiers
rassemblements des ‘’Gilets Jaunes sur leurs ronds-points, ce n’est pas
uniquement la rupture des digues du ‘’trop, c’est trop’’ qui s’est identifiée,
mais la récusation par une section de la nation, se prononçant pour elle-même
et en se substituant aux catégories dépossédées de la faculté de s’indigner,
d’un Etat ayant failli à sa mission de sauvegarde. Et qui par ce manquement à
sa raison d’être vis-à-vis de la nation, s’est lui-même frappé de
délégitimation.
… une délégitimation peut-elle être exempte de violences ?
Une
récusation que l’opinion a entendue. Parce que l’addition des démantèlements
supplémentaires promis au pacte social et des déclassements ou des baisses
catégorielles de pouvoir d’achat déjà intervenus, soulignait par trop le niveau
d’inégalité et d’injustice auquel on devait arriver.
La
sur-taxation des carburants et l’amputation de l’imposition sur la fortune
n’étaient respectivement pas qu’une méconnaissance de la ‘’vraie vie’’ et
qu’une provocation dirigée contre l’équité fiscale : derrière elles, c’est
l’ordo libéralisme qui marchait au pas, résolu à enchaîner la diminution des
allocations chômage et la révision des systèmes de retraite – également jugées
trop coûteux -, à parachever le processus de paupérisation et d’effacement des
services publics - pour ceux qui n’ont pas déjà été dénaturés en entreprises
marchandes -, et à tout cadenasser devant l’aspiration à une réduction des
inégalités, l’IRPP (pour son poids relatif) étant voué à rester le seul impôt
progressif – en attendant qu’une tax flat,
providence des plus riches, ne vienne s’y substituer.
Aucune
délégitimation de cette sorte n’est évidemment exempte de violences - et en
l’espèce, celles-ci ont accompagné la dégradation du mouvement et sa subversion
par les extrémismes les plus nauséeux et les pulsions les plus infectes. Pour
nombreux, concordants et cruels que soient dans l’histoire, les exemples de
violences propres aux crises qui se rattachent à cette source (pour la France, les années qui vont de la
prise de la Bastille à l’instauration du Consulat n’en sont pas la seule
illustration – que l’on songe à aux délégitimations religieuses successives
d’Henri III et d’Henri IV et à leurs conséquences meurtrières), la question
essentielle est bien celle du rétablissement de la légitimité politique. A cet
égard, rien présentement n’offre une perspective réelle de sortie de crise.
… trop d’obstacles à une restauration de l’Etat protecteur ?
La
fonction de protection qui revient à l’Etat et dont, en France, la validation
de la réalité par le peuple conditionne la légitimité de celui-ci, est-elle en
effet susceptible d’être restaurée ? La France n’est pas une île, et cette
restauration saurait-elle être entrevue face aux pressions combinées de la
concurrence dérégulée et mondialisée et du capitalisme financiarisé dont les
acteurs sont devenus plus puissants que la plupart des Etats – il suffit de
citer nos créanciers qui, en quelques clics,
sont en mesure de faire flamber les taux d’intérêt des dettes publiques, pour
ne rien dire des fonds de pension qui ont la main sur les entreprises les plus
profitables. Ou esquissée en espérant passer outre au carcan des traités
européens à peu près certainement impossibles à renégocier, et à
l’ordo-libéralisme qui est promu et imposé par les pouvoirs et autorités en
place dans l’UE comme les dogmes de la Vraie Foi l’étaient jadis par le
Saint-Office - question qui revient à se demander de quelle marge disposent les
peuples pour donner un autre visage à l’Europe ?
Une
restauration qui s’entrevoit d’autant moins, pour le court et moyen terme, et
malgré l’évidence de la délégitimation de l’Etat qui se mesure tant au nombre
des voix obtenues par les partis se disant ‘’hors système’’ que par celui des
abstentionnistes, qu’aucune idée politique, et a fortiori aucun projet de
société, n’est venue se construire, ni même n’a connu le début d’une réflexion
à la mesure des enjeux, pour apporter un démenti crédible (et par conséquent
radical) au « no alternative »
qui exerce son empire sur les esprits et sur les décideurs depuis le temps de
Margaret Thatcher.
En
France (et il en va de la même veine dans le reste de l’Union), les formations
qui n’ont pas érigé en postulat que «le
capitalisme a gagné», ou qui ne se sont pas entièrement alignées sur les
diktats d’un ultra libéralisme prescripteur d’un totalitarisme du marché, ont
déserté le champ des idées politiques. Encore capables d’écrire un programme,
et surtout des programmes concurrents, mais ayant perdu la capacité de donner
corps et substance à une idée de l’avenir collectif.
Pour
deux au moins, la dénomination qu’elles ont choisie n’évoque plus rien de la
référence à une philosophie politique – l’une donne à penser à une trouvaille de communicant, une autre se
limite à renvoyer à son contraire – la soumission. La troisième témoigne de sa
fidélité à son histoire, mais sur quel aggiornamento
de sa pensée fondatrice est-elle en militance face aux questionnements qu’entre
autres, dirigent sur lui les trois décennies écoulées depuis la chute du
Mur ?
Pour
ces trois formations, rien ne découvre un travail de la pensée et de
l’imagination à la mesure de l’hégémonie reconquise par le capitalisme sur fond
d’interaction planétaire entre finance dévoyée, spéculation spoliatrice et
évasion fiscal ; et pour deux d’entre elles, le tracé de
l’électro-encéphalogramme est à peu près plat face, en premier lieu, aux
reconfigurations sans bornes, économiques et sociétales, induites par le
numérique.
Et pour
faire un cas à part du parti qui se réclame de la social-démocratie d’avant
Blair, Schroeder, Hollande et Renzi, espérant revenir sur l’effondrement quasi
général que ces quatre gouvernances alignées sur la primauté de la concurrence,
et sourde à toute autre priorité que la compétitivité, ont entraîné pour cette
famille politique, c’est au fond une question du même ordre qui lui est
posée : de quoi la social-démocratie est-elle aujourd’hui le nom ?
… une ambition du ‘’Bien Commun’’ pour réparer la légitimité de l’Etat
républicain ?
Rétablir
l’Etat républicain dans sa légitimité, faire que les citoyens lui portent de
nouveau confiance et estime, est-ce une ambition démocratique atteignable si on
ne l’assoit pas sur la référence à une vision et à une conception du Bien Commun, dont se déclinent, fût-ce
implicitement, les missions protectrices incombant à cet Etat et les
obligations de gouvernance qui en découlent ?
Et
lorsqu’il s’agit d’une conception à interroger et à ré écrire dans sa totalité,
en incluant toutes les thématiques présentement dominantes – dont le défi
écologique qu’affrontent l’humanité et le vivant, et la place et les droits à
inventer pour celles et ceux que robotisation et intelligence artificielle
(notamment) laisseront demain en dehors de l’emploi dit productif - qui peut douter que
l’exercice de la pensée et de l’imagination est
entièrement du domaine de la philosophie politique ?
Il
existe bien un peuple du Bien Commun :
en son sein - et la liste n’est naturellement aucunement limitative – se
retrouvent laïques et croyants agissant contre la misère et l’exclusion,
associatifs œuvrant pour toutes les causes de justice et de solidarité,
citoyens que leur métier, de par leur choix, mobilise en faveur de l’intérêt
général – du monde scolaire à l’hôpital, de l’OPJ ou de l’adjudant de
gendarmerie à la juge des mineurs, ou du seul fait de leur engagement dans le
service du public ou de leur implication dans l’économie solidaire et sociale.
Une société qui a mis sa foi dans la main
invisible du marché, où seul l’argent consacre le mérite et l’excellence, où son accumulation est le
seul but offert à une vie, et qui, partant, a la compulsion de l’évaluation et de la performance – en ayant
perdu l’entendement qui distingue toujours en cette dernière l’œuvre d’un
collectif - ne sera jamais la leur.
Mais
pour nombreuses et ardentes que soient les bonnes volontés, un peuple du Bien Commun ne fait
valoir, en démocratie, sa conception de l’éthique sociale et le dessin du futur
qui s’accorde à cette éthique, que si le politique, i.e. un parti ou une fédération de partis, assume d’organiser la
médiation des réflexions et des idées, et les mobilisations qui portent
celles-ci devant la nation. Exactement
ce qui fait défaut à notre vie politique. Le paysage qu’elle donne à considérer
est vide d’une philosophie (on aurait naguère usé du terme, dévalué par ses
mauvais usages, d’idéologie) du Bien Commun et d’un pôle politique qui
se propose de l’incarner. Vide d’une architecture des idées qui dessine à la
nation, en guise de ligne de forces, un référent plus incitatif à ce fameux vivre-ensemble que celui du ‘’pro
business’’. Refonde-t-on une nation, pense-t-on qu’on lui procurera l’envie de
se reconstruire, en l’invitant à communier dans un unanimiste « I love
businesses » ?
… une philosophie politique du ‘’Bien Commun’’ comme assise de la
réécriture du contrat social.
Qu’on
s’entende bien toutefois. La réflexion qu’on suggère n’est pas de celles qui
concourent à l’établissement d’une ‘’plateforme’’ de parti, ou multi partisane,
en escomptant que celle-ci l’emportera dans les urnes et fera de ceux qui la
défendent la majorité que le suffrage universel désigne pour gouverner un
temps.
Le défi
à relever est d’un tout autre ordre : inventer une philosophie politique
du Bien Commun, c’est renouveler –
pour se renvoyer en la matière au précédent historique le plus exemplaire –, et
en se saisissant de toutes ses dimensions, l’œuvre de reconstruction d’un pays
brisé qui s’est accomplie à la Libération, à partir du Programme du CNR. Rien
moins, en définitive, que la réécriture du contrat social en son entier,
augmentée de la rédaction du pacte républicain gageant que ce nouveau contrat
social sera opérant et durable.
Un
contrat social en lequel la nation « dans ses profondeurs » convienne
de se reconnaître et d’identifier son avenir. En le ratifiant autour des
familles de pensée qui en auront ajusté la trame et le modèle. Là encore, la
période qui va de l’unification en 1943 de la Résistance intérieure à l’œuvre
de refondation menée à partir de l’été 1944, propose son exemple : celui d’une conjonction dans le tripartisme d’alors – conjonction temporaire mais
décisive - des espoirs et des exigences de générosité et de justice. Sur
lesquels l’Etat républicain, appelé en tant que garant et disposant des leviers
nécessaires pour incarner et faire prévaloir l’intérêt général, a recouvré sa
légitimité.
Didier
LEVY – 26 février 2019