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dimanche 12 juillet 2020

SUPPRIMER LE PREMIER MINISTRE ? Une réponse à Jacques Julliard.

v A PROPOS DE L’EDITORIAL DE JACQUES JULLIARD  :  MARIANNE N° 1217  - DU 10 AU 16 JUILLET 2020

Le constat ne se discute pas : la France est politiquement une monarchie élective, c'est à dire plébiscitaire.

Il y a des élections - de moins en moins représentatives. 

Il y a une constitution qui, à sa conception, s'appariait à celles des monarchies constitutionnelles du XIXème siècle - elle n'a pas résisté à la logique du plébiscite qui est le legs de la pratique présidentielle de Charles de Gaulle. 

De sorte qu'entre la figure écrasante de celui-ci et la confiscation des attributions du Gouvernement et du Premier ministre par le 'Chef de l'Etat" (appellation dont on semble avoir oublié qu'elle fut sacralisée par Philippe Pétain) qui a perpétué  et aggravé la gouvernance gaullienne, cette même constitution n'a jamais été appliquée. Hors période dite fallacieusement de ''cohabitation'' - un arbitre cohabite-t-il avec l'équipe qui n'a pas l'heur de lui plaire ? -, quel Gouvernement depuis 1959 a déterminé et conduit la politique de la nation ?

On suit donc facilement Jacques Julliard pour conclure à un dysfonctionnement (le mot est très faible) de notre système institutionnel. Mais supprimer le Premier ministre entraînerait-il que la responsabilité politique du Président de la République serait accrue et, corrélativement, les pouvoirs du Parlement ? 

La réponse est si évidemment négative qu'elle invalide d'elle-même la question posée, comme il en va toujours de même avec les questions conçues sur la base d'un vue erronée et d'un raisonnement défectueux.

Notre système politique constitue surtout une anomalie.

Dans toutes les démocraties modernes, le pouvoir exécutif et son chef sont responsables devant le Parlement. La mise en jeu de cette responsabilité obéit à des règles et des procédures qui préviennent l'instabilité ministérielle - en Allemagne, une seule motion de censure, sous sa forme d'ailleurs exemplaire de censure "constructive", a été votée depuis 1949.

Partout - disons de la Finlande à la Nouvelle-Zélande -, un gouvernement est démis parce qu'il a échoué ou s'est fourvoyé, parce que le parti dont il est issu a mesuré la perte de confiance irrattrapable dont son chef était l'objet dans l'opinion, parce que la coalition qui le soutenait - en vertu du compromis politique qui est l'essence de la démocratie - a cessé de s'entendre.

A cette aune, la disparition de notre fonction primo-ministérielle, sans autre forme de procès, laisserait le président-monarque seul face à l'Assemblée nationale. Un président dont la responsabilité politique ne pourrait pas être engagée (hors la procédure exceptionnelle et très lourde de la destitution).

Avec, certes, moins de risque de blocage que dans la constitution de la Ii ème république, puisque le président de la Vème dispose du droit de dissolution : mais cette faculté non contrebalancée par celle de la censure entre les mains de l'Assemblée, créerait un déséquilibre entre exécutif et législatif qu'on peine à envisager dans un régime démocratique.

Une fois admis que la responsabilité de l'exécutif devant le Parlement et le retour devant les électeurs opéré par l'exercice de la dissolution, sont inséparables - critères et régulateurs d'institutions authentiquement démocratiques -, la bonne question est de se demander si Jacques Julliard ne se trompe pas de cible. Si la fonction à faire disparaître n'est pas celle ... de Président de la République.

Et plus précisément - et pour autant qu'on ne juge pas qu'il faut impérativement un premier magistrat à la République, en charge d'être son arbitre et son garant (et de rien d'autre !), et à ce titre appelé à œuvrer à la concorde entre les citoyens – si la proposition pertinente n’est pas de réunir les deux fonctions de Président et de Premier ministre en une seule : celle d'un président du Gouvernement, chef du pouvoir exécutif de la République - comme l'ont été successivement, entre 1945 et 1947, le général de Gaulle, Félix Gouin, Georges Bidault et Léon Blum.

L'une des voies les plus simples et les plus sûres pour établir chez nous un régime parlementaire digne de ce nom. Caractérisé, comme il en va dans toutes les démocraties qui nous entourent, ou qui épousent les mêmes principes (essentiellement les anciens Dominions), par l'obligation faite à l'exécutif de rendre des comptes sur son action tout au long de son mandat, et par le retour devant le corps électoral pour trancher un conflit entre cet exécutif et le Parlement.

Un régime parlementaire qui posséderait, dès le départ, tous les atouts de la stabilité et de l'efficacité, tels qu'ils ont été disposés à son bénéfice par le "parlementarisme rationalisé" qui fut l'œuvre en 1958 de Michel Debré. Tout juste suffirait-il de passer en revue les atténuations qu'il a paru nécessaire, au fil du temps, de lui apporter - i.e. de supprimer celles qui n'étaient que des contresens au regard de la logique du fonctionnement d'une démocratie (régime où l'"on gouverne tant qu'on n'a pas une majorité CONTRE soi")s'entend donc ici les limites absurdes fixées à l'utilisation du ‘’49-3’’. 

Etrange que des gens de gauche - François Hollande et Jacques Julliard en l'occurrence - puissent, à l'inverse, être aveugles à la triple tare qui affecte le régime présidentiel (en laissant ici de côté les habillages qu'il a fournis, et fournit, à des dictatures en tous genres, notamment celle d'un tyran ordinaire, ou bien partisanes, claniques ou militaires) :

Ø son archaïsme - il procède des schémas de pensée appliquées à la monarchie constitutionnelle au XVIII ème siècle ;

Ø son inclination naturelle vers le pouvoir personnel - auquel un républicain voue une exécration en principe invincible imprimée dans toutes les fibres de son être ;

Ø la malformation de sa conception à une époque où le gouvernement collégial, qui n'exclut pas son animation par un primus inter pares bien identifié, s'affirme à tous égards comme la forme d'action publique (et également, au reste, privée) la mieux à même d'embrasser des réalités et des problématiques de plus en plus complexes et de résoudre consensuellement des conflits internes.

Une fois encore, décidément, le conformisme de la pensée, l’adhésion à des solutions simplistes, et d’une façon générale l’alignement sur l’air du temps, sont les fruits sans saveur et périssables d’un manque de réflexion. D’une carence qu’on s’inflige d’abord à soi-même.

Didier Lévy – 11 juillet 2020

jeudi 9 juillet 2020

CET INCONNU, LE MESSIE

On est accoutumé, depuis deux millénaires, à entendre – avec des réponses binaires et contradictoires - la question du Messie ainsi posée : ‘’Le Messie, c’est qui ?‘’.

Ne faut-il pas plutôt, aujourd’hui, formuler la question en d’autres termes – qui, tout en fin de compte, modifient moins le sens de l’interrogation que la démarche qui mène à concevoir une réponse : ‘’Le Messie, c’est où ?‘’.

Sans qu’il soit exclu que la réponse tamisée par cette seconde formulation tienne en ceci : sur la notion d’un Messie, il ne sera pas répondu à la quémande d’entendement humain.   


 Un Messie Chrétien versus une réévaluation
de la frontière judéo-chrétienne ?

Interpellé depuis quelques mois par une réflexion qui est devenue celle d’un ami, l’auteur de cet article voudrait faire état des vues de ce complice en subversion, pour quelques unes de leurs grandes lignes, parmi les plus essentielles, pour quelques uns de leurs balisages de pensée qui lui paraissent majeurs. Des vues qu’on trouvera originales, fécondes ou irrecevables, voire choquantes. Mais qui valent assurément qu’il en soit débattu.

L’ami en question est chrétien, catholique, de souche profonde. Hébraïsant et pénétré des textes et de la pensée juive, il a parcouru tout un cheminement du christianisme au judaïsme, pour se situer dans une lecture hébraïque du premier. Pour lui[1], « Il y des Juifs et des Chrétiens de tendance romaine et des Juifs et des Chrétiens de tendance hébraïque. Autrement dit la frontière judéo-chrétienne est aujourd’hui à réévaluer ».

Le sionisme (qu’il traduit par « ce qui est demandé au peuple juif dans la Torah donnée au Sinaï (:) construire une nation sur une terre promise) lui paraît servir à cet égard de curseur. Notamment dans le sens que les Chrétiens – ceux qu’ils situent dans une ‘’révolution du christianisme’’ - y prennent place comme une diaspora d’Israël’’.


La révolution sera spirituelle.

C’est sans doute sa plus récente publication qui donne l’idée précise du point d’arrivée où ce cheminement l’a présentement mené :

« … grâce à des auteurs contemporains comme Armand Abecassis et Daniel Boyarin, les frontières théologiques sont en train de bouger. Il devient envisageable pour un Chrétien d’abandonner le christianisme pour entrer dans le judaïsme sans renoncer à tout ce qui faisait son identité.

« Illustrons par quelques exemples notre propos : Jésus peut être considéré comme le Messie fils de Joseph comme l’envisageait Maïmonide ; Jésus peut être considéré comme juif à 100% comme l’écrit Abecassis ; Jésus pourrait même être considéré comme le Messie attendu comme l’explique Boyarin… Ce sont de nouveaux débats passionnants qui s’amorcent.

« Mais quelle que soit « la case » dans laquelle on fait entrer Jésus, ce qui est fondamental et décisif pour qu’il devienne compatible avec le judaïsme, c’est qu’il est indispensable d’abandonner l’idolâtrie du Messie.

« Or, le christianisme d’une manière générale et par définition est le culte du Christ. Ce culte étant idolâtre il est incompatible avec le judaïsme. Aussi le rav Kook proposait d’aider les Chrétiens à purifier leur religion. Son idée était charitable mais le résultat est qu’une fois nettoyé de ses résidus d’idolâtrie, il ne reste plus grand-chose du christianisme ... ».

Ainsi qu’on devait s’y attendre, l’assertion d'un culte idolâtre du Messie Chrétien a provoqué des réactions très critiques, où la contestation des termes employés laissait transparaître l’indignation du lecteur. A tout le moins, des interrogations en appelant à une justification du jugement exposé dans le dernier paragraphe ici cité et reçu comme une outrance, sinon comme une falsification.

Or, il est toujours bon de se confronter à ce qui apparaît de prime abord comme une provocation. Pour autant que celle-ci se veuille une violence positive mise dans l’interpellation de certitudes consacrées. Et que, comme telles, on a cessé de longue date de mettre en examen, de soumettre au doute et au questionnement.

Notre idée du Messie échapperait-elle à cette interpellation ? Que les objections viennent de la réflexion critique sur les textes, ou d’intuitions raisonnées issues d’une matrice spirituelle divergente. C’est, en l’espèce, l’argumentation ci-dessus condensée qui apporte le contradictoire, la source de discussion ou de réfutation à laquelle, pour son autre versant, cet article s’attache. 


Un culte idolâtre du Messie chrétien ?

La réponse est privée ce qui devrait tracer son chemin : le côtoiement étroit et intime avec la somme des intellections qui, dans le judaïsme, n’ont jamais cessé de se porter, en leur infinitude et leur complexité, vers les acceptions du Messie. Un côtoiement qui, pour ce qu’en a laissé subsister un égarement bimillénaire, s’est réduit à celui de deux groupes de pèlerins épris d’une même et identiquement informulable vérité qui vont, en s’ignorant, à contresens l’un de l’autre sur des voies parallèles.

Il est pourtant un point acquis : pour les croyants des deux groupes, rien n’est théologiquement plus répulsif que l'idolâtrie[2]. Ils ont tout aussi pour rejoindre les non-croyants dans l’intime conviction que dans le malheur têtu du monde, une place dominante voire décisive revient à l'idolâtrie (celle de la lettre brute, de la connaissance détachée du doute, et, plus vulgairement ou plus primitivement encore, celle du chef, de la tribu, de la race, ou de l'argent et du marché ...). Déjà en ce que sous toutes ses déclinaisons, l’idolâtrie est toujours à la racine des fanatismes et de ses contagions.  

S'agissant ensuite de la figuration chrétienne du Messie, une première difficulté - incertitude ou indétermination - se fait jour avec la dénomination qui peut convenir au Jésus "chrétien" lorsqu’il est décrit en son temps d'enseignement : pour la perception qui a dû être celle des foules d’auditeurs de cet enseignement, l’homme – notre Fils de l'homme - qu’ils écoutent saurait-il se désigner autrement que comme un Jésus prophète, ou autrement que sous son de "titre" de Rabbi ? Ce titre qui se projette dans le diminutif submergé d’affection qui vient à la bouche de Marie de Magdala, devant le tombeau vide, à l'instant décisif du retournement et de la reconnaissance : "Rabbouni".

L’essentiel réside bien entendu dans tout le reste – plus qu’immense - de ce qui compose cette figuration.


Dans ce qui inscrit le Messie chrétien dans une incarnation : or, de ce concept prodigieux et de sa flamboyance intellectuelle, est-il rien d'autre qui puisse être énoncé que le déroulé resplendissant du prologue johannique ? Et plus directement, à travers ces citations qu’on peine à isoler au sein de cette allégorie sublime qui ''dépeint'' - récit symbolique et méditation spirituelle - ce qui est rendu si pauvrement par notre définition renvoyant à un Fils de D.ieu fait homme :

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.
Il était au commencement en Dieu.
Tout par lui a été fait, et sans lui n'a été fait rien de ce qui existe.
En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes,
La lumière, la vraie, celle qui éclaire tout homme, venait dans le monde.
(le Verbe) était dans le monde,
 (…)
Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous, (et nous avons vu sa gloire, gloire comme celle qu'un fils unique[3] tient de son Père) tout plein de grâce et de vérité.


" Et le Verbe s'est fait chair "

Sur cette incarnation, tout dessein de préciser les traits inventés pour les besoins et les buts du Prologue, en prêtant au Logos ceux qui appartiennent à l'entendement humain, aux notions et aux mots mêmes que cet entendement peut fabriquer, n’est-il pas incriminable de marquer le début d’une idolâtrie ? 

Point n'est besoin de croire que le Messie, dans la fonction ainsi "attribuée" ou "reconnue" à ce Jésus chrétien, est bien "le Verbe (qui dès le commencement) était auprès de Dieuet (qui, ce) Verbe était Dieu", pour se dire qu'en seul état d'hypothèse, l'essence divine de ce Messie exclut tout ajout explicatif en appelant à une notion de l'intellect humain. Ajout qui serait porté par cet égarement - tellement ancré - qui pousse inlassablement à contredire ou à nier l'impénétrabilité de la transcendance. Ou la transcendance est intrinsèquement inconnaissable, ou il n'est pas de transcendance hors les constructions inventives de l'espèce humaine.

Oui, point besoin de croire à l'incarnation de ce Verbe pour se représenter que transcrire dans le réel humain, que traduire dans le factuel propre au concret où se meut la condition humaine, ce qui relèverait d'une essence divine dans "la vie de Jésus"- comme on le fait de la part humaine du Messie - est constitutif de l'artisanat d'une statuaire du divin.

Par là, et si exception peut être faite de l'imagerie de la nativité dans une étable qui renvoie d'abord à l'humanité scénographique d'une naissance, toutes les figurations historicisantes des événements messianiques qui prétendent à une matérialité identique à celle des mots de nos dictionnaires ne confectionnent rien d'autre que des idoles : non avec du bois, du bronze ou de l'or, mais avec ces mots qui sont aussi étrangers aux dimensions de la transcendance qu'ils sont inertes dans ces mêmes dictionnaires et que les lettres qui les composent ou les images qui les illustrent y restent respectivement muette et privées de vie. 

C'est, bien entendu, s'exposer à beaucoup choquer que de ranger précisément dans ces événements messianiques dont des figurations et des descriptions méconnaissent qu'ils sont voués, sauf façonnage d'idoles et de contes, à demeurer non figuratifs et intraduisibles, toute la liste des "hauts faits" entendus au pied de la lettre et devenus en l'état des articles de foi : de la fuite en Egypte aux tentations du désert, du lavement des pieds à la rupture du pain à la Cène, et pour finir de la résurrection à l'ascension. 

Que certains - la présentation au Temple - aient un support narratif dont l'historicité réaliste est incontestable -, que d'autres n'en aient aucun - la transfiguration ou le retour à la vie de Lazare -, ne change rien à l'affaire : en l'espèce, et infiniment plus qu'en toute autre, la lettre tue et l'esprit vivifie. Car la lettre ne prend vie - ce qui n'arrivera jamais à une idole modelée pour qu'en elle-même rien n'y change - que si son sens, la somme inépuisable de ses sens, est perpétuellement interrogée, que si chaque sens qui s'y fait jour entre dans son cheminement, de déconstructions en reconstructions.  

Ainsi l'Ascension, en ce qu'elle matérialiserait l'élévation d'un corps et, partant, en ce qu’elle renverrait à l'impossibilité physique de ce phénomène dans les catégories des connaissances humaines, ne mettrait en scène qu’un pouvoir extraordinaire, tel celui d'un dieu païen figuré par la mobilité magique de son idole. Autant dire qu'on resterait sur sa faim pour autant qu'on y chercherait une signification à la hauteur de la spiritualité dont l'Alliance est tissée. Certes, cette ascension, ainsi imagée et représentée, resterait celle du départ d'un Messie, son temps achevé : mais réduite à la fresque féerique de ce départ qu'apporterait-elle à l'intelligence du croire ? Si peu - surtout si on la confronte à l'ultime dialogue du ressuscité et de Marie de Magdala :   

" Jésus lui dit alors : « Marie ! » S’étant retournée, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! » (...). 
Jésus reprend : « Cesse de me touchercar je ne suis pas encore monté vers le Père ". 

Une confrontation qui suggère une diversité d'ascensions. Et schématiquement :

d'un côté, l'ascension prise dans son allégorie et qui donne lieu à célébration en son jeudi du même nom. La date-symbole de la fin terrestre de la mission de Jésus/du Messie. Un événement théâtral dont le sens est quelque peu encombré par ce qui, dans le récit, est destiné à frapper les imaginations, pour le présent et pour des siècles. Un dessein impressionniste partagé avec tous les cultes idolâtres et qui, de ce fait, est une incitation à emprunter plus largement encore à ceux-ci ; 

d'un autre, la "montée vers le Père"  au sens de l'évangile-Jean. Difficile de ne pas rattacher le "Cesse de me toucheraux lois qui régissent l'état de Nidah ? Des "lois" qui, dans l'instant où Marie en vient à reconnaître Jésus, attestent que celle-ci a devant elle le ressuscité, le ressuscité en son intégrité, c'est à dire portant en lui la preuve de la résurrection de son corps - ce corps d'homme que précisément les règles de Nidah font interdiction à la femme Marie de toucher.   

Aucune autre preuve de cette résurrection du corps, de cette résurrection pleine et entière, ne sera ensuite apportée. Les plus construites des ''apparitions'' suivantes – parmi, certes, « beaucoup d’autres signes que Jésus a faits en présence des disciples » - sont celles d'un Jésus incorporel, comme immatériel, qui n'est pas reconnaissable et ne se fait pas reconnaître (Emmaüs) ; qui survient inopinément aux rives du lac où les disciples ont repris le cours normal de leurs existences et qui, de prime abord, est là encore non identifiable[4] ; et qui, certes, fait "toucher" ses plaies à Thomas (à ce que l’on comprend, en l'état où ces plaies devaient se trouver au dé-clouage de la croix), mais qui n'opère cette espèce de tour réussi de magicien qu'après avoir joué les passe-murailles pour pénétrer une pièce très prudemment verrouillée et donc hermétiquement close ... Exploit d’ailleurs par deux fois répété.

Ces anecdotes sont bien rapportées, mais ont-elles un crédit de "réalité", ou servent-elles d'allégories porteuses d'un enseignement épuré et obscur qu’elles sont commises à rendre peu à peu pénétrable et très lointainement accessible ? Et en cela bien plus éclairantes qu'une banale probation, à coup de preuves ou d'indices convergents, du retour du Messie d'un quelconque "séjour des morts" ? A les relire, le factuel proposé s’y lit au demeurant comme secondaire, comme subordonné au symbolique omniprésent – entre autres, dans l’entremise des anges, dans le report au signifiant du chiffre et du nombre, dans la convocation en Galilée, indicateur suggéré d’une transmigration du réel au spirituel.

Sous l’esprit de cette relecture, c'est à l’admonestation du ressuscité à la Magdaléenne qu’il faut revenir. Car le retour sur cette parole qui se réfère à la Loi, une Parole entendue et lue avec la perception de l'amour et de la tendresse qui l'enveloppent dans la bouche et la voix de celui qui la prononce (et donc en la perception sous-jacente de ce par quoi la Loi, jusqu’à son dernier iota, s’accomplira), met la bonne lumière sur la rencontre au tombeau.


« Cesse de me toucher
car je ne suis pas encore monté vers le Père ".

Une lumière qui érige cette rencontre comme la consécration ultime conjointement de la Résurrection – et de la promesse d'une résurrection universelle des corps, mystique en sa projection et non-représentable en sa concrétude - et de l'Ascension.

Une "Ascension"- montée vers le Père - dont il nous est dit qu'elle s’est réalisée quand Marie revient vers les disciples, puisque c'est cette montée que Marie a reçu pour mission d'annoncer aux frères-disciples de Jésus.

Et une Ascension qui – comme bien sûr toutes les autres figures diverses d’ascensions - laisse entier un questionnement qui rebondit sur l'interpellation d'un culte idolâtre du Messie Chrétien. Entier, non que l'interrogation laisse l'Esprit muet, mais parce que l'intelligence du croire y plaide pour des interprétations si contradictoires que seule l'hésitation ne s'y discute pas : dans l'adhésion à la vision d'un "Verbe (qui) s'est fait chair " est-il un sens à prier le Messie-Jésus, alors que dès l'instant de la (re)montée vers le Père, l'incarnation a pris fin et le Verbe a repris le seul contours que lui dessine le Prologue, celui du "commencement" ?

Celui, mystique, du Verbe qui (est) auprès de Dieu, du Verbe qui (est) Dieu, du Verbe qui (est) au commencement en Dieu.

S’il est un sens à le faire, c’est dans la conscience que le temps, la durée, la chronologie sont nuls et non avenus en la transcendance. Et que dès lors, la prière s’ouvre la voie de sa convenance et de sa sensibilité dans cette triple négation et dans cette triple inexistence. En écrivant au passage les métaphores qui lui sont nécessaires, et d’aussi admirables que « Nous sommes le Corps du Christ ».

Et s'il n'est pas de sens à le faire - ce qui n’ôterait rien à la célébration de l'incarnation et de la fraternité avec le prophète Jésus -, le culte d'un Verbe qui s'était incarné puis qui a cessé de s'incarner, ne se réduit-il pas à l'adoration d'un Messie qui fut "chair de D.ieu" et qui n'est plus qu'une "image de ce D.ieu" ? Image qui a sa place dans un chapitre exceptionnel et inouï de l'histoire de la foi, mais non plus sur les autels de cette foi ?

Sauf à s'y élever, par le jeu et au bénéfice d’un corps disparu mais sacralisé comme celui de D.ieu, dans l’acception d'une idole - à l'instar de toutes les images de Dieu, de toutes les figurations humaines d'un dieu. 

Avancer ce questionnement n’est-ce pas emboiter le pas à l’interpellation dont toute la réflexion qui précède est partie, prendre au mot la proposition selon laquelle les frontières théologiques sont en train de bouger’’ ? Et qu’il s’agit bien d’une révolution spirituelle.

Le premier degré  de cette révolution ne se parcourt-il pas en remontant le tracé de ces frontières théologiques ? Pour constater qu’à l’identique de toutes les autres, ces frontières-ci sont très peu ‘’naturelles’’. Au point que leur vocation parait résider dans la traversée si commode qu’elles ménagent aux contresens. Le signe s’en trouve dans une erreur (au moins) que commet cet article, et si manifeste qu’elle ne peut-être qu’absolue : celle qui a consisté à nommer un Messie Chrétien.

On peut se disputer sans fin sur l’authentification accordée ou non à celui en qui on voit un Messie. Disserter jusqu’à la consommation des siècles sur l’essence énigmatique du Messie. Mais inventer un ‘’Messie Chrétien’’ en face d’un ‘’Messie Juif’’ ne se qualifie ni dans la catégorie de l’hérésie ni dans celle du blasphème : c’est l’idée même de Messie qu’un non-sens aussi outré dénature, dégrade jusqu’à la récusation. Mettre en concurrence des acceptions rivales du Messie, c’est entrer dans un processus de narration humaine voisin de celui qui a façonné les héros et les demi-dieux grecs. Un processus au moins comparable sinon identique.

Le concept messianique ne saurait être qu’unitaire, comme celui d’espérance auquel, spirituellement, il renvoie, s’il ne se confond avec lui. Inaccessible à une définition humaine, hors son identification à une attente inégalable, le Messie ouvre un champ infini d’abstractions qu’il nous est probablement commandé de fouiller jusqu'au temps de son retour. Un retour dont la forme, par essence imprévisible, laisse tout juste entendre qu’elle sera du même ordre mystique que celle du Verbe johannique.

Plus directement, en fin de compte, que d’une réconciliation, ou que d’une compatibilité, entre christianisme et judaïsme, l’enjeu de la ‘’question du Messie’’ est celui de l’humilité de la foi - une humilité qui, au demeurant, ouvre parallèlement cette même foi à l’attention et à la réflexion du non-croyant. A l’endroit de qui elle ne fige rien et sait faire silence.

Et pour tous les enfants d’Abraham, pour tous ceux de la filiation adoptive, cette humilité consacre le mystère messianique dans son exclusion de leur entendement. Et dans l’exhortation muette et contradictoire qui leur est adressée de pousser leurs délibérations sur l’idée d’un Messie, de les conjoindre, sans limite temporelle, sans borne à la pensée ni à la controverse.

Paradoxe de cette exhortation, ou grâce singulière secrètement investie dans cette interpellation de l’idée de Messie ? Sans doute la réponse appartient-elle à un murmure de l’Esprit. De ceux qui glissent moins d’un traité de théologie que de la main du poète inspiré. Et, ici, au risque supplémentaire d’une inversion de la perspective sur les trois états messianiques – l’incarnation, la résurrection et l’ascension – quand ce poète nous dévoile que « Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs ».

Didier LEVY – 9 juillet 2020 


[1] Qui reprend ici une idée du rabbin, philosophe et kabbaliste du siècle dernier, Léon Ashkenazi.
[2] Pour le judaïsme, le point le plus expressif  de cette répulsion peut se lire dans la sentence du  Talmud Méguila : « Tout homme qui rejette l’idolâtrie est Juif ».
[3] L'italique appuie sur le "comme" qui se lit comme une insistance à faire entendre que les références à un fils et à son Père viennent ici comme des comparaisons. Et comme rien d'autre à prendre "au pied de la lettre".
[4] Marie de Magdala, elle non plus, ne "reconnaît" pas d'emblée le Ressuscité. Mais, dans son cas (où le texte dit plus exactement qu'"elle ne savait pas que c'était Jésus"), tout donne à penser que le scénario de l'identification veut mettre le récit évangélique dans les pas de la Bible hébraïque au rythme des deux retournements opérés successivement par Marie (qui impliquent au demeurant qu'un troisième, en sens contraire, a eu lieu ...) - le second actant la reconnaissance de son Rabbouni vivant [idée déjà avancé dans une article pour "Garrigues & Sentiers" : LE MINISTÈRE DE LA RÉSURRECTION ET DE LA PRÉSENCE : LA TENDRESSE DES FEMMES ET LE SÉMINAIRE  ¤ Chapitre 3 :  À la femme est revenu le sacrement dont procèdent tous les autres].