L’article « L’HONNEUR DE LA REPUBLIQUE ET LE SOUPÇON QUI VISE SES SERVITEURS
» se présente dans le contexte des
accusations portées contre Damien Abad
Pour proposer un dépassement pragmatique de l'alternative
qui se pose dans chaque cas où l'honorabilité d'un personnage public est
gravement mise en cause : faire prévaloir le principe de la présomption
d'innocence, et laisser ce personnage exercer sa fonction ou tenir sa place
jusqu'à la décision définitive de la justice, ou considérer que la plausibilité
des faits imputés et leur gravité intrinsèque excluent que la personnalité
compromise demeure à son poste, ou maintienne sa candidature à un mandat
d'importance nationale.
Une alternative qui mène invariablement à une impasse, car
ses deux termes sont non négociables : un principe fondamental de l'état de
droit versus l'exigence de la probité des acteurs de la vie publique qui est
constitutive de l'honneur d'une démocratie - au point que la réquisition
qu'elle comporte ne saurait être affectée d'un doute sérieusement fondé.
L’analyse de cette impasse est menée à la lumière des
affaires Fillon de2017 puis Abad d’aujourd’hui. Et elle s'attache aux dommages
civiques et démocratiques que cause la fixation du débat sur une alternative
insoluble.
Suit la réflexion sur le dépassement de cette alternative
que peut apporter un compromis républicain : un compromis qui ouvre une
piste pour préserver l’honneur de la République
pendant le temps nécessaire à une décision
réparatrice de la justice, et pour entourer d’une vigilance raisonnée la
sauvegarde civique de cet honneur quand il est menacé face aux défaillances ou aux
confusions de la vie démocratique.
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L’HONNEUR
DE LA REPUBLIQUE
ET
LE SOUPÇON QUI VISE SES SERVITEURS.
Parmi nos
personnages de la République, quelques-uns disposent d’une réputation qu’il ne
viendrait à l’idée de personne de mettre en doute. Pour une majorité
d’entre eux, pris individuellement, les qualités essentielles ne sont
pas mises en doute : probité, désintéressement, rectitude, dévouement à
l’intérêt général ….
L’heureux
progrès de nos sociétés éclairées et démocratiques est venu depuis peu ajouter
à ces critères de respectabilité, institués depuis les plus anciennes pensées
morales, le respect témoigné aux femmes. Au nom de l’égalité des droits
qu’elles se sont fait reconnaître – pour très insuffisantes que demeurent, dans
ces mêmes sociétés et notamment dans la nôtre, la mise en œuvre et les
applications du principe de cette égalité.
Cependant,
pour la seconde fois, un changement de quinquennat est marqué par un scandale
politique qui interpelle ces critères. Après l’accusation portée en 2017 contre
François Fillon d’avoir volé la République sur une
décennie, en faisant rémunérer son épouse par l’Assemblée nationale pour un
emploi fictif d’assistante parlementaire, la formation du gouvernement qui
inaugure le second mandat présidentiel d’Emmanuel Macron voit éclater la
dénonciation d’un tout nouveau ministre comme l’auteurs de deux viols. Deux imputations
qui ont commun d’avoir été portées sur la place publique par la presse
d’investigation. Qui l’une et l’autre ne pouvaient manquer d’enfiévrer
l’opinion, tout particulièrement dans le contexte électoral où advenait la
divulgation des faits avancés.
2017 : ‘’l’affaire
Fillon’’, ou un ‘’accident de campagne’’ qui n’a pas fait avancer notre
traitement des imputations personnelles dans les scandales politiques.
Le scandale de
2017 coûta au candidat Fillon sa sélection pour le
second tour binaire de l’élection présidentielle qui consacre la filiation
plébiscitaire du système de la Vème république. Un second tour qui, face à Mme
Le Pen, lui aurait promis de l’emporter et de s’installer au palais de l’Elysée
– où il aurait, au reste, bénéficié d’un impunité judiciaire absolue pour toute
la durée de son mandat.
L’émotion qui
parcourut les rangs des électeurs ne déboucha pourtant pas sur le débat de fond
qu’appelait la mise en cause de la probité de l’ancien Premier ministre :
dénégation inentamable de l’intéressé, résolution inébranlable de ses
partisans, et premier lieu du parti clérical qui l’avait consacré comme son
champion, à tenir l’emploi fictif de Mme Fillon pour une invention activée au
service d’une machination partisane, concentration de ses adversaires en
priorité sur un programme se revendiquant de Mme Thatcher, la question que
posait le maintien de la candidature de François Fillon, au regard des normes
éthiques en vigueur dans les démocraties modernes qui nous entourent, et dans
celles qui partagent le même modèle, ne fut pas posée, en fin de compte, comme
elle aurait dû l’être : une interpellation du sens de l’honneur qui est attendu
des personnalités éminentes de notre République.
Même lorsque
survint la mise en examen du candidat Fillon – mise
en examen dont celui-ci avait par avance déclaré qu’il la considérerait comme une
atteinte à son honneur et qu’elle le conduirait à se retirer de la campagne
présidentielle – les positionnement polémiques, respectivement de ses soutiens
et de ses adversaires, ne se modifièrent pratiquement pas. Et plus encore, aucune ‘’vague de fond’’ ne se forma dans l’opinion pour exiger que M
Fillon renonce à sa candidature, en tenant ainsi sa récente promesse de s’y
résoudre si la marche de la Justice à son endroit franchissait ce pas
supplémentaire.
On opposera à cet égard deux conceptions de la morale civique par
rapport auxquelles la République française s’est positionnée comme une société
politique dont les référents, les codes et les conduites appartiennent à un
état quasiment archaïque de la gouvernance d’une démocratie ; et où les ‘’sensibilités’’ citoyennes, nonobstant
les éruptions de colère et d’indignation que suscite tel manquement allégué à
l’encontre d’un représentant de la nation ou d’un détenteur d’une fonction
publique, se rangent à l’idée que, s’agissant des
responsables politiques, les atteintes à la probité relèvent d’un fait acquis - et se résignent ainsi
à leur persistance, sinon à l’impunité dont elles peuvent encore jouir - après
en avoir si abondamment et si longtemps bénéficié de façon systémique.
Avec, en face,
ces mêmes démocraties modernes de l’Europe
occidentale – au premier chef les pays scandinaves, les Pays-Bas, l’Allemagne
fédérale et le Royaume-Uni, et plus récemment sans doute les états de la
péninsule ibérique -, ainsi que celles du Canada, de l’Australie et de la
Nouvelle-Zélande, pour ne rien dire de l’intransigeance en la matière de la
presse et de l’opinion aux Etats-Unis, où une rencontre avec l’accident de campagne du premier tour
de l’élection présidentielle française de 2017 est tout bonnement impensable. Autant de démocraties où un dirigeant ou un
postulant à une fonction d’importance se retire, et généralement tout au plus
dans les 48 h, s’il est l’objet d’une accusation qui lui impute une violation
de la loi ou de l’éthique et dont tout donne à penser qu’elle est fondée - et
spécialement si, de par la nature des faits en cause, l’effet de cette
imputation est dévastateur pour sa réputation, s’il discrédite son honnêteté et
entache son honneur.
Pour l’observateur, ce retrait conclut un processus de disqualification qui enchaîne deux consensus : l’un pour accréditer l’imputation
qui vise la personnalité compromise, une accréditation
qui se décide sur la base d’une validation suffisamment large par l’opinion des
charges que les médias ont publiées à l’encontre de cette personnalité ; l’autre
pour assoir l’intimation qui va émaner
du peuple et qui exigera la démission, ou l’abandon, de l’intéressé - une intimation qui ressort du même
niveau d’adhésion populaire que celui dont a procédé la ratification par les
citoyens de la pertinence des charges
portées à leur connaissance, ou leur reconnaissance d’une probabilité très suffisante de la commission des fautes
dénoncées pour emporter leur intime conviction. Des consensus quasiment
simultanés et du même niveau de formation, parce que les deux conventions citoyennes
qui s’y distinguent non seulement se forment dans un lien direct de cause à
effet, mais s’inscrivent indissociablement dans le même corpus civique, élabore, convenu et déployé pour régir un
fonctionnement démocratique.
N’est-ce pas précisément dans la confrontation avec ce double
questionnement – l’accusation est-elle suffisamment étayée pour que
l’honorabilité prêtée au personnage qui en fait l’objet se trouve brutalement
exposée à une dévaluation et, dans l’affirmative, la gravité que comportent
tant l’accusation que la dévaluation oblige-t-elle ce personnage à s’effacer –
qu’aurait dû être appréciée en 2017 l’obstination de François Fillon à
maintenir sa candidature ? Et ce, au
plus tard quand est intervenue sa mise en examen, qui signifiait que la
dénonciation dont il était ciblé par un média d’investigation,
et qui lui imputait un délit assorti d’une indignité particulière car commis dans
le cadre même de ses fonctions et mandats publics, était considéré par les
magistrats comme appuyée par des éléments matériels qui, évalués dans l’enquête
préliminaire, justifiaient que la justice poursuive et approfondisse ses
investigations centrées sur sa personne.
2022 : une accusation
qui met en cause un ministre nouvellement nommé et qui, de façon exemplaire, intime
d’inventer une réponse d’éthique civique aux
dénonciations de personnages publics.
Le bis repetita de 2022 possède des
caractères qui le classent comme un ‘’cas d’école’’ tout désigné pour être
soumis aux dispositifs en vigueur dans les démocraties modernes. Deux
spécificités propres à nos mœurs politiques ont pourtant de quoi le destiner à
un tout autre traitement. D’autant que nos larges emprunts à des régimes du
passé ont déjà fait décider qu’à leur échéance, les élections législatives et le remaniement gouvernemental qui les suivra auront réservé
aux électeurs de la 5ème circonscription de l’Ain, puis au président de la
République, le pouvoir de sanctionner l’état de la crédibilisation des
accusations de viol portées contre Damien Abad :
un bilan et une sanction qui échapperont ainsi à une concertation civique spécifiquement
conçue pour délibérer d’une mesure conservatoire engageant la nation.
La première de
ces spécificités s’est manifestée dès que les dénonciations visant le ministre
ont été rendues publiques. D’emblée, leur
parution a partagé deux camps qui ont creusé leurs tranchées respectives dans
l’opposition frontale de leurs arguments, au demeurant identiquement non contestables
ni même discutables et, partant, appelés à se réduire à la figure de
slogans : d’un côté, l’invocation
de la présomption d’innocence, de l’autre celle du respect dû à la parole des
femmes. Soit un principe intangible
et constitutif de notre état de droit, et une revendication aussi
exemplairement légitime que sa prise en considération est essentielle à la
protection des femmes contre des violences depuis toujours dirigées contre
elles, et dont le nombre actuel commence tout juste à être positionné à son
effrayant niveau.
Autant dire
que vouloir fortifier l’un et répondre à l’autre dans un face à face de deux
camps retranchés, comme il en a été depuis le premier jour de la mise en cause
de Damien Abad, est voué, en premier lieu, à n’avoir aucun effet au regard de
l’enjeu principal : doter la Justice de notre République des voies et
moyens qui conditionnent l’instauration d’une sanction effective et dissuasive
des atteintes
à leurs droits, à leur sûreté et à leur intégrité que subissent les femmes,
impératif inséparable de celui de restaurer et de rénover le fonctionnement
ordinaire de cette Justice, notamment en termes de délais de décision – ce qui
bien sûr s’entend sans affaiblir l’énoncé de l’article 9 de la Déclaration des
droits de 1789 :
‘’Tout homme étant
présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé
indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour
s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ’’.
La seconde
partie de l’article qui réprime l’excès de rigueur vis-à-vis des suspects,
pouvant s’entendre, au-delà des conditions d’arrestation de ceux-ci, comme
applicable aux mesures conservatoires prises à leur endroit - ce qui nous
ramène à notre sujet des imputations personnelles dans les scandales
politiques. Des mesures conservatoires
qui résument bien toute la question en cause dans la séquence qui précède le traitement
et la conclusion judiciaires de ces scandales. Car ce parcours judiciaire se
verrait-il enfin consacrer tout l’appareil de ces voies et moyens lui permettant
d’être mené à bien, le temps d’une
justice qui se refuse à devenir sommaire demeurerait tout autre que celui du
verdict du corps social sur l’honorabilité compromise d’un acteur de la vie publique : verdict qui doit ‘’tomber’’ à l’échéance des
quelques jours ou, tout au plus, des deux ou trois semaines qui suivent la
dénonciation des fautes attribuées à l’intéressé.
En cela, la sentence
de l’opinion, si elle se borne à statuer sur la suspension ou la non suspension
politique du mis en cause au regard de l’indignité qui lui est attribuée et du
crédit que mérite cette attribution, relève un défi civique d’un autre ordre
d’incertitude que le défi judiciaire, et que résume le risque d’erreur qui lui
est propre. Risque qui a pour
contrepartie la protection de l’intégrité de la vie publique et, plus immédiatement,
la démonstration de l’attachement de la nation à cette intégrité. Deux réquisitions
impératives qui rendent intenable l’intransigeance réciproque entre un parti
négationniste et un parti épurateur faisant obstacle à la recherche d’une solution
politique dépassant ce clivage.
Toutes
ces considérations étant posées, les éléments contradictoires qu’elles
contiennent amènent-ils à conclure qu’il est vain de compter sur un progrès sociétal
qui nous ferait entrer dans le groupe des Etats démocratiques où s’est formé,
en amont des décisions de justice devenues définitives, un sentiment public à
même de se prononcer, quand une urgence politique le requiert, sur une disqualification
conservatoire des responsables publics et des candidats aux fonctions électives
auxquels sont imputées des violations de la loi entachant leur réputation et
leur honneur ?
La voie d’un compromis
est-elle impraticable pour sortir de l’impasse où nous sommes face aux
dénonciations de personnages publics ?
On répondra,
prudemment par la négative. Dans la mesure où l’on rencontre ici la seconde
spécificité française tout juste évoquée ci-avant : l’incapacité au compromis. A ce
compromis qui est indétachable de l’instauration et du fonctionnement d’une
démocratie, et qui rend possible sa pérennité. Parce que la démocratie ne se
conçoit pas sans la pluralité des opinions, et parce qu’elle a inventé l’idée
d’une opposition investie des mêmes droits et protections que la majorité qui
gouverne – hors précisément la légitimité à gouverner.
L’architecture
des coexistences qui en découlent repose sur l’arbitrage qui ressort des
suffrages des citoyens. Mais la pacification au quotidien des expressions du
pluralisme – divergences, désaccords, réfutations, objections, contradictions et
contestations … – s’organise et se règle sur la pratique constante du compromis
et des procédures qui s’y attachent. Faute de l’institutionnalisation de cette
pratique, dans la gouvernance, dans le débat partisan et
dans l’esprit public, la conflictualité naturelle des collectivités humaines
tend vers une expression violente, jusqu’à avoir la guerre civile et la
dislocation de la nation en perspective, et se traduit d’abord par une
impraticabilité de la concertation politique au sein de la chose publique.
Or, est-il d’autre voie de passage que cette concertation – parallèlement partisane et civique - pour parvenir à dégager des solutions pragmatiques et durables à la
contradiction politique qui, une nouvelle fois, se joue devant nous, en épousant la configuration
des deux monologues récités depuis la nomination de Damien Abad ? Une contradiction
qui fait de ce dernier le sujet d’un dilemme des priorités entre la
sauvegarde de la présomption d’innocence
(que le contexte justifie d’invoquer en amont de la séquence judicaire qui
lui est impartie) et le respect dû à
la parole libérée des femmes. Et qui
place le corps social devant un problème fatalement insoluble tel qu’il est énoncé
et dont ne peut sortir qu’une insoutenable indécision de
la République.
Demeure cependant une ouverture : en l’espèce, les priorités qui s’excluent réciproquement ne tirent
leur capacité d’obstruction que de l’alternative où on les positionne et qui s’apparente
à ces questions mal posées qui sont vouées à rester invariablement sans
réponse. Le conflit des priorités autour duquel se construit la polémique
depuis la nomination des ministres du gouvernement d’Élisabeth Borne n’a ainsi rien d’indépassable.
Et au profit d’une contribution à ce qui serait le dessin d’un
compromis, on avancera que peut lui être substitué un autre abord des
dénonciations dirigées contre des acteurs de la vie publique et des suites
immédiates à apporter aux fautes dont ceux-ci sont accusés.
La suggestion
d’un dispositif assez simple et mesuré pour que son appréhension et son examen aient
une chance de s’épargner des mois, ou des années, de controverses débouchant
sur un statu quo – un schéma récurrent dans nos débats nationaux : celui
d’un « Jury d’honneur »
composé de 100 citoyen(ne)s tiré(e)s au sort et se prononçant à la majorité
simple pour la disqualification ou pour la non disqualification du
personnage visé, après avoir débattu publiquement des différentes pièces et
éléments mis en discussion depuis la publication de la dénonciation.
Pour étoffer
cette suggestion, on ajoutera trois modalités d’organisation et de
fonctionnement
du dispositif, principalement dédiées à sa sécurisation juridique. Telles qu’une convocation du jury à
l’initiative de l’instance nationale en charge du débat public, celle-ci ayant
pour mission de fournir aux membres du jury les éléments d’appréciation les
moins sujets à caution, en l’état du dossier et des investigations judiciaires
ou des médias, et de veiller, d’une façon générale, à la régularité des
opérations tout au long de ce processus citoyen. Ou encore, une participation à la délibération du Jury
d’honneur de trois magistrats désignés par la Cour de cassation, gardiens
des principes fondamentaux du droit et du respect du contradictoire. Enfin, une décision qui, après sa publication par
le jury, sera susceptible d’un recours devant le Conseil constitutionnel
statuant en urgence.
Ce « Jury d’honneur », une piste pour préserver l’honneur de la
République dans les défaillances ou les confusions de la vie démocratique, et pendant le temps nécessaire à une décision réparatrice de la
justice ? Pour l’entourer d’une vigilance raisonnée quand il est menacé de la
survenue d’un manquement à l’obligation de rectitude que
commande le service de la nation.
Didier Levy
3 juin 2022