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mercredi 5 août 2015

‘’LE FUMIER DU DIABLE, L’AMBITION SANS RETENUE DE L’ARGENT QUI COMMANDE’’.

Une lecture du discours du pape François à la 2e rencontre mondiale des Mouvements populaires 
à Santa Cruz de la Sierra (Bolivie) - 9 juillet 2015.
  
Jamais un pape n’avait parlé de la sorte et affirmé un pareil engagement à la fois dans l’affirmation des idées et par le choix des mots ! Pour qu’il en eût été autrement, sans doute aurait-il fallu que les hiérarques romains d’alors allassent chercher le saint d’Assise pour l’installer (de force !) sur le siège de l’apôtre.

A nous toutes et tous qui vivons sous le règne de la communication et de ses maîtres d’œuvre, quel étonnement au fond que le choix nominal inédit de ‘’François’’ par ce pape-ci ait été porteur d’une si totale vérité, qu’il se projette mois après mois et jusqu’à cette prise de parole au cœur de la Bolivie comme la démonstration éclatante d’une adhésion intime et résolue à la spiritualité et à l’engagement évangélique de François d’Assise.

Y compris, bien sûr, dans la citation qui en est faite, et qui parle tant à notre monde d’aujourd’hui qu’il s’en dégage une dimension prophétique, de « la petite sœur Mère terre ».


Le fil invisible qui unit chacune des exclusions

Ce discours balaye l’image des prudences séculaires (et des compromissions) de l’Eglise-institution dans la puissance, le courage et la lucidité du diagnostic posé - « les choses ne vont bien quand éclatent tant de guerres absurdes et que la violence fratricide s’empare même de nos quartiers(…) quand le sol, l’eau, l’air et tous les êtres de la création sont sous une permanente menace. » -, et tout particulièrement dans l’affirmation de ce « fil invisible qui unit chacune de ces exclusions ».

Quelle voix ‘’autorisée’’ s’est jamais élevée dans nos temps modernes parmi les institutions des églises chrétiennes, les clercs de tous grades, la cohorte des laïcs investis du privilège de porter la parole ou l’écrit, pour énoncer simplement ceci : « un système qui est devenu global. (…) a imposé la logique du gain à n’importe quel prix sans penser à l’exclusion sociale ou à la destruction de la nature ». Et encore moins pour en tirer la conséquence « S’il en est ainsi, disons-le sans peur, nous voulons un changement, un changement réel, un changement de structures ».

Admirable retournement, ou déploiement, d’un célèbre ‘’N’ayez pas peur !’’, qui salue « une attente, une intense recherche, un ardent désir de changement » présents parmi les peuples du monde.


Le droit aux ‘’trois T, terre, toit et travail’’.

L’habitude est commodément établie de penser tiers-monde quand la misère, le dénuement et la faim sont en cause. Ce discours remet en ordre la juste perspective : l’exigence que contient la réaffirmation du droit aux ‘’trois T, terre, toit et travail’’ cogne bel et bien à nos portes, s’expose dans nos rues, dans les couloirs de nos métros et dans tous les lieux familiers et connus où nous nous ne la percevons pas ou plus à force d’être confrontés au chômage, à la précarité et à l’exclusion.

Pas un mot, pas une image, pas une déclinaison de l’amour et de l’espérance - « la globalisation de l’espérance » - ne fait défaut à ce discours, que ce soit dans ce qui est exprimé ou dans ce qui chemine irrésistiblement dans l’entendement du lecteur. Rien ne manque à l’évocation des victimes, « les plus humbles, les exploités, les pauvres et les exclus » et des maux qui les accablent.


L’inventaire des plaies présentes de l’humanité

Pas un seul des sujets des crises contemporaines n’est éludé. Ceux auxquels, par conformisme et dans l’allégeance à l’hégémonie de la culture marchande, on conçoit le moins de résister sont désignés pour ce qu’ils sont - notamment dans la mise en cause de « la concentration sous forme de monopoles des moyens de communication sociale qui essaie d'imposer des directives aliénantes de consommation et une certaine uniformité culturelle (et qui) est l’une des autres formes que le nouveau colonialisme adopte. C'est le colonialisme idéologique. ».

Mais ce qui est bien mis au tout premier plan, c’est la dénonciation d’un modèle« le capital est érigé en idole et commande toutes les options des êtres humains, (ou) l’avidité pour l’argent oriente tout le système socio-économique », et le refus opposé « à une économie d'exclusion et d'injustice où l'argent règne au lieu de servir. (A une) économie qui tue. (Qui) exclut. (Qui) détruit la terre nourricière », qui détruit la création.

Bousculons les chronologies et demandons-nous, en tant que Français et qu’européens, ce qu’entre autres, auraient écrit sur ce pape ‘’partageux’’ qui exhorte à prendre jalousement soin de la maison commune et de distribuer convenablement les biens entre tous, un Lammenais, un Mounier, un Mauriac ou un Graham Greene ?

Et avec plus de questionnement encore, qu’en aurait dit, et avec quel souffle, les deux grands voix de Victor Hugo et de Jean Jaurès ? Comment leurs spiritualités personnelles et leurs indignations auraient-elles entendu cet évangile annoncé aux ‘’misérables’’ et aux ‘’exploités’’ depuis la lointaine Bolivie ?


Une économie politique pour l'être humain.

La doctrine sociale de l’Eglise, historiquement datée, est certes saluée à sa bonne place, mais le message ouvre sur un dessein plus vaste et plus volontariste et pour tout dire révolutionnaire : il fait rien moins que de définir « une économie juste », en posant l’équivalence entre « une économie vraiment communautaire » et « une économie d'inspiration chrétienne ».

De cette économie, il énonce les critères : « que chaque personne puisse jouir d'une enfance sans privations, développer ses talents durant la jeunesse, travailler de plein droit pendant les années d'activité et accéder à une retraite digne dans les vieux jours ».

Critères qui martèlent que c’est là « une économie (pour) l'être humain, en harmonie avec la nature », et auxquels s’ajoute la proclamation d’une vérité qui a tout pour faire grincer des dents : « la propriété, surtout quand elle affecte les ressources naturelles, doit toujours être en fonction des nécessités des peuples ».


Un discours exemplairement évangélique par ce qu’il porte d’humilité.

Exemplarité supplémentaire : le message ne méconnaît pas la complexité du monde et ce qui est plus neuf encore pour l’Eglise-institution, il porte un ton et des phrases où l’humilité et le respect de l’autre viennent comme s’ils coulaient de source depuis toujours chez les successeurs de Pierre.

Ainsi en est-il du « Ni le Pape ni l'Eglise n’ont le monopole de l'interprétation de la réalité sociale ni le monopole de proposition de solutions », ou de l’appel au soutien des « croyants et non croyants », aux vœux demandés à qui « ne peut pas prier »


Et évangélique en ce qu’il ne se fige pas dans une immuabilité de l’entendement de la Parole, mais en ce qu’il dévoile et annonce une signification majeure de cette Parole pour notre temps !

On nous interrogeait, il y a peu de temps, sur le point de savoir ce que nous aimerions que le candidat de notre choix pour 2017 nous donne alors à entendre et à lire.

Et si la réponse à cette question se trouvait, mieux que dans tout autre projet ou programme, probablement incertain, timoré ou péniblement formulé, dans ce paragraphe du discours du pape François qui s’ouvre sur « La juste distribution des fruits de la terre et du travail humain … » et qui se termine sur la splendide évocation « … des poètes sociaux, des créateurs de travail, des constructeurs de logements, des producteurs de nourriture, (…) pour ceux qui sont marginalisés par le marché mondial ».

Paragraphe qui mène à une dénonciation, qui vaut elle aussi programme politique - et oh combien dans l’actualité des semaines où nous sommes et d’abord de la crise grecque.

Une dénonciation du « nouveau colonialisme » des institutions financières et des entreprises transnationales, et un programme politique planétaire d’opposition et de substitution face au « pouvoir anonyme (…) des corporations, des prêteurs sur gages, (de) quelques traités dénommés de libre commerce et (face) à l'imposition de mesures d’austérité qui serrent toujours plus la ceinture des travailleurs et des pauvres ».

Pour qui a entendu, pour qui lit ce message, ce qui s’y découvre n’est-ce pas une charte de l’alter mondialisme nourrie de l’esprit franciscain ? Et, au-delà, l’architecture d’une revendication et d’une révolution de la dignité humaine sur laquelle l’ex-archevêque de Buenos imprime l’image à la fois d’incroyable modernité et d’intemporabilité du saint d’Assise ?


Un discours qui a vocation à se conjuguer avec toutes les aspirations à élever l’humaine condition.

Ce qui confère une place historique à ce message, c’est encore que l’appel qu’il fait si vigoureusement et si profondément retentir est conçu pour converger avec toutes les démarches de pensée qui ont cette élévation de l’humain pour dessein.

Rein n’y fait obstacle, rien n’y pose condition - excepté pour ce que commande l’éthique de la liberté et de la démocratie - à ce que la vision économique et sociale de l’Eglise dont il est l’initiateur se fédère avec les autres mobilisations, non confessionnelles ou non croyantes, qui sont parties prenantes à l’impatience, de mieux en mieux audible, d’un changement radical dans la gestion des affaires du monde et dans la direction donnée au fonctionnement interne des sociétés [1].

Et dans cette fédération des « semeurs de changement », dans cette pluralité des positionnements et des engagements « qui n'attente pas à l’unité, mais la renforce » - une unité fondée sur un but commun -, il peut être dévolu à l’Eglise de porter en première ligne la mise en perspective qui éclaire le discours du pape François : «  Le changement (doit être) conçu non pas comme quelque chose qui un jour se réalisera parce qu’on a imposé telle ou telle option politique ou parce que telle ou telle structure sociale a été instaurée. Nous avons appris douloureusement qu'un changement de structures qui n’est pas accompagné d'une conversion sincère des attitudes et du cœur finit tôt ou tard par se bureaucratiser, par se corrompre et par succomber ».

Une mise en perspective du processus de changement dont aucune église chrétienne, aucune filiation à l’Evangile n’a le monopole, qui est donnée en partage à toutes les spiritualités, y compris athéistes, et que celles-ci ont à rappeler inlassablement jusqu’à ce que les gens de bien, ‘’les hommes de bonne volonté’’, s’en saisissent et s’en réclament.

C’est d’elle en fin de compte que dépend que dans le monde de demain l’humanité, ayant laissé derrière elle la globalisation des marchés et la soif inextinguible de profit, n’ait plus à se confronter au «  visage du paysan menacé, du travailleur exclu, de l'indigène opprimé, de la famille sans toit, du migrant persécuté, du jeune en chômage, de l'enfant exploité, de la mère qui a perdu son fils dans une fusillade (..), du père qui a perdu sa fille parce qu'elle a été soumise à l'esclavage »

Lisons et relisons ce discours ! Puisse le plus grand nombre s’y reconnaître et le conserver en eux, à la mesure de ce qu’il est : une source et une ressource incomparables d’espérance pour notre « petite sœur Mère terre » et pour chacune des créatures que celle-ci porte.


Didier LEUWEN - 20 JUILLET 2015

Publié par "penserlasubversiondans "collection LUMENA".


(ce texte est un commentaire de l’article « Trois T : Terre, toit et travail » paru sur le blogue’’ GARRIGUES ET SENTIERS’’ le 14 juillet 2015 et donnant le texte du discours du pape François Santa Cruz de la Sierra le 9 juillet précédent).



Cet article a été également publié le 24 juillet 2015 sur le blogue « aubonheurdedieu-soeurmichele » - dans Invité-es
[ aubonheurdedieu-soeurmichele.over-blog.com/ ]










[1]  De ce constat naît une interrogation … qui contient en elle-même sa réponse. Est-il si étonnant que les médias aient paru se livrer sur ce discours du pape François à un concours de discrétion ? Combien de ‘’Une’’, quels ‘’gros titres’’, quels éditoriaux, les quotidiens et les hebdomadaires les plus reconnus lui ont-ils consacré ? Combien de débats télévisés, sur quelles chaînes et à quelles heures de programmation ? Après tout, n’est-il pas très dérangeant, et très déroutant, que le (lointain) successeur du Pontife du Syllabus, et des différents papes issus du patriarcat romain, vienne affirmer que la foi chrétienne « est révolutionnaire », qu’elle « défie la tyrannie de l'idole argent », et qu’il dénonce de surcroît, et avec quelle force, les formes actuelles d’esclavage et la violence écologique. Inconfortable en tout cas, et d’abord en ce que le commentaire ne peut masquer la contradiction absolue qui oppose le message franciscain et les dogmes de l’ordo libéralisme ultra dominant. Comment des médias contrôlés par des banquiers, par des avionneurs, ou par des hommes d’affaires familiers des marécages de la Françafrique, pourraient-ils être à l’aise devant une proclamation de ce genre : « On ne peut plus supporter ce système, les paysans ne le supportent pas, les travailleurs ne le supportent pas, les communautés ne le supportent pas, les peuples ne le supportent pas... Et la terre non plus ne le supporte pas ». Quelle place aurait en revanche été faite aux propos du pape (s’entend d’un autre type de pape !) si ce dernier avait mis à profit son voyage en Amérique du Sud pour entretenir les journalistes, dans son avion, du ‘’grave désordre que constitue l’homosexualité’’, de son plein appui aux mouvements anti mariage gay de par le monde ou des effets pernicieux du recours aux préservatifs - ou, mieux encore, s’il avait administré aux foules andines réunies autour de lui un rappel inflexible des normes réglementaires édictées par Humanae Vitae ! Ou tenu tout autre position confortant l’assimilation entre christianisme et répulsion de la sexualité humaine … On peut aussi imaginer, en inversant le raisonnement, l’écho qu’obtiendrait le pape François s’il faisait publiquement sienne cette sage pensée d’un patriarche orthodoxe, citée dans une étude de ‘’féministes et croyantes’’ (Michelle .C. Drouault.)’ : « Si une femme et un homme s’aiment vraiment, je n’ai pas à entrer dans leur chambre ; tout ce qu’ils font est saint ».

DIEU EST DIEU.

04 08 2015

Laisser à L’Esprit son libre parcours.


RÉPONSE à

L’Esprit dans la Trinité

par Michel Rondet s.j.

Publié le 24 juillet 2015 par Garrigues et Sentiers
dans DOSSIER L'ESPRIT

 DIEU EST DIEU. La tautologie qu’énonce l’islam (« Il n'y a de Dieu que Allah») pour professer sa foi ne différencie pas le monothéisme musulman du monothéisme chrétien parce que le monothéisme est Un, comme la transcendance est Une, et parce qu’il a une source unique jaillie du judaïsme. Et parce que Dieu n’est ni ‘’monolithique’’ ni’’ relationnel’’ : Il est (« Je suis celui qui est » - autre tautologie). On est saisi d’ébahissement, ou d’admiration, devant la somme des constructions argumentaires et surtout devant les facultés d’imagination spirituelle qui ont été mobilisées et déployées aux premiers temps de l’ère chrétienne pour agencer et réunir dans un concept globalisant les citations de Dieu qui se conjuguent dans les évangiles mettant en situation, selon le cas, ‘le Père’’, le ‘’Fils de Dieu’’ (coexistant avec le Fils de l’Homme) et ‘’l’Esprit’, ou les trois simultanément (Mathieu).


Ingénierie dogmatique versus inconnaissabilité de la transcendance.

Le dogme trinitaire est la consolidation de ce concept, mais lui-même a ouvert sur deux millénaires, siècle après siècle et au cœur de chaque siècle, un champ sans limite à l’inventivité des théologiens et des exégètes pour configurer et ordonner une intellection de l’unité d’un Dieu en trois personnes. L’infinie complexité des combinaisons intellectuelles explicatives du ‘’monde interne de Dieu’’, et les controverses sans nombre et renouvelées sans fin entre théoriciens de la foi comme les confrontations conciliaires successives auxquelles ces figurations ont donné lieu, s’entourent largement pour nous aujourd’hui d’une opacité qui tient autant à l’ingénierie dogmatique qui a été mise en œuvre - et dont l’intelligibilité, par pans entiers, nous échappe - qu’à une interrogation rétrospective sur la raison de cet acharnement à passer outre à l’inconcevabilité de la ‘’réalité’’ divine par l'esprit humain.

Et c’est d’abord à cette interrogation que renvoie la conception d’une différenciation/communion des trois personnes dans l’unicité du Dieu. Le vrai sujet n’étant pas de savoir si ‘’on croit’’ ou non à la Trinité, ni d’exposer l’idée qu’on en a et le rôle qu’on assigne a chacune de ses composantes, mais de se demander si la démarche spirituelle a besoin en l’espèce d’autre support que le premier verset du Prologue de Jean « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. ». Verset qui nous livre probablement tout ce qu’il entre dans le projet de l’Esprit de nous confier sur l’Etre de Dieu. Et qui y procède en proclamant que l’essence de Dieu unit l’inconnaissable de la transcendance - « Dieu, personne ne le vit jamais » - et l’intention créatrice qui de toute éternité s’incorpore à celle-ci, en est inséparable ; une intention créatrice qui renferme l’amour du Créateur pour sa création et qui, dans sa plénitude, est métaphoriquement identifiée au Verbe, à la Parole, à la puissance du Logos qui « était au commencement en Dieu. Tout par lui a été fait ».

L’Esprit n’est pas nommé par le Prologue, mais il y est désigné et dénommé en tant que lumière, la seule « vraie » lumière portée par l’acte de création et contenue dans le Verbe : « En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes » ; une lumière qui après avoir « luit dans les ténèbres », s’est dévoilée quand « le Verbe s’est fait chair », quand son incarnation a accompli l’épiphanie par laquelle elle « venait dans le monde ». Au reste, le Prologue n’en eût-il dit mot, que l’Esprit y imposerait sa présence et sa force tant il illumine chaque verset, tant le texte johannique, dans sa splendeur, est enveloppé de sa lumière et paraît tout entier avoir été dicté par Lui.

La perception de la nature de la transcendance que modèle le Prologue - magnifiée par une poétique qui transfigure moins de vingt lignes de texte en capital mystique de la chrétienté - marque cependant tout autant une borne qu’elle s’entrouvre sur l’histoire du salut : au-delà s’offre l’étendue immensément plus vaste du champ où l’entendement humain est confronté à lui-même, à ses ressources d’imagination, d’abstraction et de symbolisation.


Economie du dévoilement
et revendication d’un libre questionnement de la foi.

Champ qui n’a cessé d’être parcouru mais qui est ouvert à l’exercice le plus paradoxal qui soit : toute spéculation sur l’Etre de Dieu trouve en effet sa limite en ce qu’aucune représentation humaine, aucune figuration née de notre intelligence, aucun mot des langues des hommes ne peut embrasser ni a fortiori décrire la particule la plus élémentaire de l’essence de la transcendance. Ne reste à l’intellection humaine que la capacité de se forger des concepts explicatifs pour chacun des ‘’mystères de la foi’’, concepts qui seront architecturés à chaque époque en résonance avec l’intelligence du monde qui est accessible aux contemporains de cette époque, c’est à dire suivant la lente avancée du savoir et des facultés individuelles et collectives à appréhender la création. 

Si le dévoilement de la transcendance est différé « jusqu'à ce que tout soit arrivé », si la connaissance de la substance de l’Etre est appelée à demeurer pour nous impénétrable jusqu’au jour de la parousie, de l’insertion des créatures et de la création dans le sein du Créateur, comment ne pas imaginer que l’Esprit n’en a pas moins dispensé quelques lueurs qui sont venues soutenir et infléchir chaque épisode du cheminement conceptuel des successeurs des apôtres. Mais ces lueurs s’ajustaient au dessein qui règle l’économie du dévoilement et qui fait épouser à celui-ci, « tant que le ciel et la terre ne passeront point », des intellections fragmentaires et provisoires : le malheur a fait que des concepts traduisant une vérité inaccessible en représentations transitoires ont été érigés en dogmes dont l’immobilité et l’intangibilité ont été tenues pour opposables à la liberté de conscience et partant au libre examen qui commande l’investigation spirituelle.

Cette élection dogmatique qui perdure par delà les temps où les nécessités de la consolidation de la foi pouvaient justifier, ou expliquer, quelques uns des liens qu’il est dans la nature même des religions de resserrer sur leurs fidèles pour discipliner et endiguer leur croyance, résiste aujourd’hui à l’irrecevabilité qu’un grand nombre de dogmes (le plus grand nombre ?) se voient opposer par des baptisés (appelons-les des ‘’croyants-non croyants’’) qui, précisément, font le choix du questionnement de la spiritualité en délaissant la religion institutionnelle et son emprisonnement de la pensée.

Le paradoxe réside également dans ce que ce questionnement comporte intrinsèquement de contradictoire et qui se résume dans la confrontation entre d’un côté l’inaccessibilité pour la raison humaine de la compréhension du monde interne de Dieu, et de l’autre la revendication d’un libre parcours de l’intelligence de la foi appliquée à la nature de la transcendance. Mais ce paradoxe n’invalide pas cette revendication personnelle :’il ne réduit pas les interrogations et la recherche qui en procèdent à une somme de vanités stériles dans la mesure où ces interrogations et cette recherche apparaissent comme constituant la contrepartie apportée en gratitude du don de la foi - i.e. comme une action de grâce adressée à l’Esprit.

Une contrepartie qui implique certes que la démarche spirituelle entreprise soit empreinte d’humilité, qu’elle échange avec d’autres quêtes individuelles, et qu’elle n’ignore pas les limites extraordinairement étroites assignées à ce qu’elle est à même de découvrir, ni sa dépendance aux facultés et aux connaissances nécessaires à sa mise en œuvre, mais qui emporte l’espérance que la réflexion qu’elle engage reçoive, elle aussi, sa part calculée des lueurs de l’Esprit.


Le dogme : une transgression à l’interdit de représenter Dieu ?

Pour contraint qu’il soit, le libre parcours de la foi peut arguer pour sa légitimation d’un considérant en forme d’interpellation : l’idolâtrie se limite t’elle à représenter la divinité par des images ou des statues, ou faut-il reconnaître une autre de ses formes dans le fait de figurer cette même divinité par une construction intellectuelle qui le façonne à notre entendement, avec des concepts, des notions, et des mots étrangers à l’ordre de la transcendance  ?

Lequel n’intègre pas notre temporalité - les temps sont peut-être déjà accomplis dans un ‘’ailleurs’’ de la création, dans un univers parallèle dont l’Esprit a suggéré l’hypothèse à nos astrophysiciens, et qui sait si la parousie réalisée en cet ailleurs ne se situe pas derrière nous dans une perspective et un décompte de l’histoire du salut autres que ceux attachés au repérage chronologique auquel nous, créatures terrestres, avons recours (Graham Green se demandait déjà s’il n’existait pas une planète où le Christ ne serait pas mort) ?. Et n’est pas davantage contraint par les autres repères qui nous servent à borner le monde et ses composantes, à répertorier, à classer et à nommer ce qui nous est visible, perceptible ou concevable. Que nous ayons été créés à l’image de Dieu n’entraîne aucunement que l’Etre de Dieu puisse être déduit de la représentation que nous avons de nous-mêmes, ni des figurations par lesquelles nous traduisons notre compréhension de la condition humaine et notre entendement des lois qui gouvernent la part infime de la création que l’humanité a reçue en apanage. Par là, toute acception de la transcendance sur laquelle on voudrait s’arrêter ne saurait afficher que son incapacité à définir ce qui est l’indéfinissable, à délimiter ce qui est sans limite.

L’inconnaissabilité de la substance de Dieu, et l’impossibilité à Le nommer qui en est le corollaire, sont inscrites dans la naissance même du monothéisme : la formation du tétragramme « YHWH » des Hébreux, qu’il était défendu d'articuler, est au cœur de l’invention de la spiritualité monothéiste où elle a édifié le premier rempart élevé contre les idoles : idoles faites de matière et d’images et investies de pouvoirs fallacieux - statues des dieux d’hier ou veau d’or restauré par notre temps -, ou idoles conçues par l’esprit humain dans la prétention de dessiner, de décrire et en quelque sorte de créer Dieu.

Le « Béni soit son Nom », qui ne prononce pas le nom invoqué, qui ne lui attribue pas un nom, participe du même respect du mystère de l’Etre. Respect qui est d’abord fait de la reconnaissance de ce que la transcendance est indicible parce qu’elle irréductible à toute appréhension intellectuelle de la part des créatures humaines. Cette impossibilité ontologique fut résumée en ces termes par Michel de Certeau : « Ce que l'on croit n'est pas vérifiable, manipulable, réductible à un objet de connaissance dont on pourrait faire le tour » - lequel ajoutait que « ce langage n'est pas réservé à la mystique ou alors tout croire est mystique ».


Le Prologue de Jean ne dit-il pas tout en ne disant rien
de ce que le dogme se donne vocation de déchiffrer ?

Le prologue johannique - il ne faut pas cesser d’y revenir, et notamment à ses diffractions midrashiques - se garde d’ailleurs d’approcher de ce qui est l’in-élucidable de l’Etre de Dieu.

Il s’écarte ainsi de toute énonciation à partir de laquelle nous pourrions imaginer une quelconque émergence du divin, ou nous figurer le big bang qu’a été l’implosion de l’amour d’où est née la Création. Réserve qui le fait par deux fois s’en tenir à la formulation la plus allusive et la plus admirablement imprécise qui puisse être « Au commencement était ... ». De même, s’il entre dans l’économie du rapport entre le Fils et le Père plus avant que par le premier verset (« le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu »), c’est non par l’affirmation d’une vérité révélée mais par une simple comparaison qui s’agissant du Verbe incarné, renvoie à ce que l’esprit humain est capable de se représenter : « nous avons vu sa gloire, gloire comme celle qu’un fils unique tient de son Père ».


Et si la transcendance se concevait uniquement dans le non dit,
et en tout dernier ressort dans le silence de la négation du dogme ?

Pour tout un courant de la spiritualité chrétienne (Scot Erigène, maître Eckhart. …) - qui sous notre lecture rétrospective trace un parallèle avec l’univers intellectuel du judaïsme dans lequel Dieu est à la fois Unique et Inconnaissable -, la transcendance se conçoit uniquement dans l’abstraction, et en ultime fin par le silence.

Ce courant n’augmente Dieu d’aucun qualificatif. Il n’est pas ‘’Tout puissant’’, tout au plus peut-on dire que la toute puissance Lui appartient car elle ne peut participer que de son essence ; Il n’est pas ‘’Miséricordieux, c’est la miséricorde qui réside en Lui et qui en tant qu’expression de l’amour se confond dans l’Etre avec l’intention créatrice. De même Il n’est pas ‘’éternel’’, et la proclamation originelle du monothéisme tourne la difficulté à lui attacher un attribut en inversant la définition qu’elle donne de Lui à Israël : « L’Eternel est ton Dieu » - qui peut se déchiffrer par ‘’ce que tu as comme idée de l’éternité est ce que tu as à connaître de la substance de YHWH’’.

Les désignations qui font de chaque expression d’un summum du Bien, de la Bienveillance, de la Justice, ou de la Puissance et de la Gloire, un équivalent servant à nommer le divin ne s’en trouvent pas invalidées (ce qui vaut d’une certaine façon pour ‘’les plus beaux noms de Dieu’’ dans l’islam), à commencer par l’invocation du « Seigneur », mais pour autant qu’elles sont employées en pleine conscience de la translation opérée entre l’indicible et l’image poétique qui émane d’une pénétration spirituelle ou d’une expérience mystique.

Plus fondamentalement, c’est l’intention d’entrer dans l’Etre intime de Dieu et de le décrire que récuse la réfutation des discours sur la nature de la transcendance, que vise le parti de s’affranchir de toute adhésion à des concepts qui ont le projet d’anticiper le dévoilement. Décrire, n’est-ce pas en effet mesurer une finitude et s’en accommoder ? Et s’agissant de Dieu, cela ne revient-il pas à méconnaître sa liberté ? Une liberté qui ne se distingue pas du caractère in-élucidable de la substance de l’Etre. Et une liberté dont seul un cheminement vers l'absolu peut sans doute nous laisser deviner un aperçu de contour, l’esquisse d’une esquisse : l’Esprit ne nous y donne-t-il pas à entrevoir qu’elle se fonde sur ce qu’Il n’est l’infini de rien, de rien de précisément délimité - ni infirment bon, ni infiniment parfait, ni infiniment rien d’autre, mais l’infini de tout, l’infini en soi.

Que la transcendance soit in-élucidable et indicible - « c’est seulement dans ce que (le) langage ne dit pas que Dieu est vraiment Dieu »- permet également d’entendre, par symétrie, qu’elle ignore nos catégories, et notamment qu’elle n’est pas binaire : partant, la question de savoir si ‘’Dieu existe’’ ou non n’a pas plus de sens, dans l’ordre qui est le sien, que la dispute, ou la spéculation, pour déterminer de qui procède le Fils.

Différenciation essentielle qui est au reste soutenue par des propositions bien plus radicales, et on empruntera notre conclusion à celle qui, dans le nombre, est peut-être la plus subversive parce qu’elle illustre incomparablement la capacité de dérangement que possède l’Esprit quand il se fait complice de nos questionnements et leur auxiliaire.

Une capacité qui en l’espèce, est mise en lumière en trois courtes phrases où se découvre l’avertissement que la démarche vers l’intelligence de la foi vise sa propre fin qui se confond avec un éveil spirituel : « Nous ne savons pas ce qu'est Dieu. Dieu lui-même ignore ce qu'il est parce qu'il n'est pas quelque chose. Littéralement Dieu n'est pas, parce qu'il transcende l'être ».

Ce qu’il fallait en somme démontrer : DIEU EST DIEU.

Didier LEUWEN - 4 août 2015

Publié par "penserlasubversiondans "collection LUMENA".