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mercredi 5 août 2015

‘’LE FUMIER DU DIABLE, L’AMBITION SANS RETENUE DE L’ARGENT QUI COMMANDE’’.

Une lecture du discours du pape François à la 2e rencontre mondiale des Mouvements populaires 
à Santa Cruz de la Sierra (Bolivie) - 9 juillet 2015.
  
Jamais un pape n’avait parlé de la sorte et affirmé un pareil engagement à la fois dans l’affirmation des idées et par le choix des mots ! Pour qu’il en eût été autrement, sans doute aurait-il fallu que les hiérarques romains d’alors allassent chercher le saint d’Assise pour l’installer (de force !) sur le siège de l’apôtre.

A nous toutes et tous qui vivons sous le règne de la communication et de ses maîtres d’œuvre, quel étonnement au fond que le choix nominal inédit de ‘’François’’ par ce pape-ci ait été porteur d’une si totale vérité, qu’il se projette mois après mois et jusqu’à cette prise de parole au cœur de la Bolivie comme la démonstration éclatante d’une adhésion intime et résolue à la spiritualité et à l’engagement évangélique de François d’Assise.

Y compris, bien sûr, dans la citation qui en est faite, et qui parle tant à notre monde d’aujourd’hui qu’il s’en dégage une dimension prophétique, de « la petite sœur Mère terre ».


Le fil invisible qui unit chacune des exclusions

Ce discours balaye l’image des prudences séculaires (et des compromissions) de l’Eglise-institution dans la puissance, le courage et la lucidité du diagnostic posé - « les choses ne vont bien quand éclatent tant de guerres absurdes et que la violence fratricide s’empare même de nos quartiers(…) quand le sol, l’eau, l’air et tous les êtres de la création sont sous une permanente menace. » -, et tout particulièrement dans l’affirmation de ce « fil invisible qui unit chacune de ces exclusions ».

Quelle voix ‘’autorisée’’ s’est jamais élevée dans nos temps modernes parmi les institutions des églises chrétiennes, les clercs de tous grades, la cohorte des laïcs investis du privilège de porter la parole ou l’écrit, pour énoncer simplement ceci : « un système qui est devenu global. (…) a imposé la logique du gain à n’importe quel prix sans penser à l’exclusion sociale ou à la destruction de la nature ». Et encore moins pour en tirer la conséquence « S’il en est ainsi, disons-le sans peur, nous voulons un changement, un changement réel, un changement de structures ».

Admirable retournement, ou déploiement, d’un célèbre ‘’N’ayez pas peur !’’, qui salue « une attente, une intense recherche, un ardent désir de changement » présents parmi les peuples du monde.


Le droit aux ‘’trois T, terre, toit et travail’’.

L’habitude est commodément établie de penser tiers-monde quand la misère, le dénuement et la faim sont en cause. Ce discours remet en ordre la juste perspective : l’exigence que contient la réaffirmation du droit aux ‘’trois T, terre, toit et travail’’ cogne bel et bien à nos portes, s’expose dans nos rues, dans les couloirs de nos métros et dans tous les lieux familiers et connus où nous nous ne la percevons pas ou plus à force d’être confrontés au chômage, à la précarité et à l’exclusion.

Pas un mot, pas une image, pas une déclinaison de l’amour et de l’espérance - « la globalisation de l’espérance » - ne fait défaut à ce discours, que ce soit dans ce qui est exprimé ou dans ce qui chemine irrésistiblement dans l’entendement du lecteur. Rien ne manque à l’évocation des victimes, « les plus humbles, les exploités, les pauvres et les exclus » et des maux qui les accablent.


L’inventaire des plaies présentes de l’humanité

Pas un seul des sujets des crises contemporaines n’est éludé. Ceux auxquels, par conformisme et dans l’allégeance à l’hégémonie de la culture marchande, on conçoit le moins de résister sont désignés pour ce qu’ils sont - notamment dans la mise en cause de « la concentration sous forme de monopoles des moyens de communication sociale qui essaie d'imposer des directives aliénantes de consommation et une certaine uniformité culturelle (et qui) est l’une des autres formes que le nouveau colonialisme adopte. C'est le colonialisme idéologique. ».

Mais ce qui est bien mis au tout premier plan, c’est la dénonciation d’un modèle« le capital est érigé en idole et commande toutes les options des êtres humains, (ou) l’avidité pour l’argent oriente tout le système socio-économique », et le refus opposé « à une économie d'exclusion et d'injustice où l'argent règne au lieu de servir. (A une) économie qui tue. (Qui) exclut. (Qui) détruit la terre nourricière », qui détruit la création.

Bousculons les chronologies et demandons-nous, en tant que Français et qu’européens, ce qu’entre autres, auraient écrit sur ce pape ‘’partageux’’ qui exhorte à prendre jalousement soin de la maison commune et de distribuer convenablement les biens entre tous, un Lammenais, un Mounier, un Mauriac ou un Graham Greene ?

Et avec plus de questionnement encore, qu’en aurait dit, et avec quel souffle, les deux grands voix de Victor Hugo et de Jean Jaurès ? Comment leurs spiritualités personnelles et leurs indignations auraient-elles entendu cet évangile annoncé aux ‘’misérables’’ et aux ‘’exploités’’ depuis la lointaine Bolivie ?


Une économie politique pour l'être humain.

La doctrine sociale de l’Eglise, historiquement datée, est certes saluée à sa bonne place, mais le message ouvre sur un dessein plus vaste et plus volontariste et pour tout dire révolutionnaire : il fait rien moins que de définir « une économie juste », en posant l’équivalence entre « une économie vraiment communautaire » et « une économie d'inspiration chrétienne ».

De cette économie, il énonce les critères : « que chaque personne puisse jouir d'une enfance sans privations, développer ses talents durant la jeunesse, travailler de plein droit pendant les années d'activité et accéder à une retraite digne dans les vieux jours ».

Critères qui martèlent que c’est là « une économie (pour) l'être humain, en harmonie avec la nature », et auxquels s’ajoute la proclamation d’une vérité qui a tout pour faire grincer des dents : « la propriété, surtout quand elle affecte les ressources naturelles, doit toujours être en fonction des nécessités des peuples ».


Un discours exemplairement évangélique par ce qu’il porte d’humilité.

Exemplarité supplémentaire : le message ne méconnaît pas la complexité du monde et ce qui est plus neuf encore pour l’Eglise-institution, il porte un ton et des phrases où l’humilité et le respect de l’autre viennent comme s’ils coulaient de source depuis toujours chez les successeurs de Pierre.

Ainsi en est-il du « Ni le Pape ni l'Eglise n’ont le monopole de l'interprétation de la réalité sociale ni le monopole de proposition de solutions », ou de l’appel au soutien des « croyants et non croyants », aux vœux demandés à qui « ne peut pas prier »


Et évangélique en ce qu’il ne se fige pas dans une immuabilité de l’entendement de la Parole, mais en ce qu’il dévoile et annonce une signification majeure de cette Parole pour notre temps !

On nous interrogeait, il y a peu de temps, sur le point de savoir ce que nous aimerions que le candidat de notre choix pour 2017 nous donne alors à entendre et à lire.

Et si la réponse à cette question se trouvait, mieux que dans tout autre projet ou programme, probablement incertain, timoré ou péniblement formulé, dans ce paragraphe du discours du pape François qui s’ouvre sur « La juste distribution des fruits de la terre et du travail humain … » et qui se termine sur la splendide évocation « … des poètes sociaux, des créateurs de travail, des constructeurs de logements, des producteurs de nourriture, (…) pour ceux qui sont marginalisés par le marché mondial ».

Paragraphe qui mène à une dénonciation, qui vaut elle aussi programme politique - et oh combien dans l’actualité des semaines où nous sommes et d’abord de la crise grecque.

Une dénonciation du « nouveau colonialisme » des institutions financières et des entreprises transnationales, et un programme politique planétaire d’opposition et de substitution face au « pouvoir anonyme (…) des corporations, des prêteurs sur gages, (de) quelques traités dénommés de libre commerce et (face) à l'imposition de mesures d’austérité qui serrent toujours plus la ceinture des travailleurs et des pauvres ».

Pour qui a entendu, pour qui lit ce message, ce qui s’y découvre n’est-ce pas une charte de l’alter mondialisme nourrie de l’esprit franciscain ? Et, au-delà, l’architecture d’une revendication et d’une révolution de la dignité humaine sur laquelle l’ex-archevêque de Buenos imprime l’image à la fois d’incroyable modernité et d’intemporabilité du saint d’Assise ?


Un discours qui a vocation à se conjuguer avec toutes les aspirations à élever l’humaine condition.

Ce qui confère une place historique à ce message, c’est encore que l’appel qu’il fait si vigoureusement et si profondément retentir est conçu pour converger avec toutes les démarches de pensée qui ont cette élévation de l’humain pour dessein.

Rein n’y fait obstacle, rien n’y pose condition - excepté pour ce que commande l’éthique de la liberté et de la démocratie - à ce que la vision économique et sociale de l’Eglise dont il est l’initiateur se fédère avec les autres mobilisations, non confessionnelles ou non croyantes, qui sont parties prenantes à l’impatience, de mieux en mieux audible, d’un changement radical dans la gestion des affaires du monde et dans la direction donnée au fonctionnement interne des sociétés [1].

Et dans cette fédération des « semeurs de changement », dans cette pluralité des positionnements et des engagements « qui n'attente pas à l’unité, mais la renforce » - une unité fondée sur un but commun -, il peut être dévolu à l’Eglise de porter en première ligne la mise en perspective qui éclaire le discours du pape François : «  Le changement (doit être) conçu non pas comme quelque chose qui un jour se réalisera parce qu’on a imposé telle ou telle option politique ou parce que telle ou telle structure sociale a été instaurée. Nous avons appris douloureusement qu'un changement de structures qui n’est pas accompagné d'une conversion sincère des attitudes et du cœur finit tôt ou tard par se bureaucratiser, par se corrompre et par succomber ».

Une mise en perspective du processus de changement dont aucune église chrétienne, aucune filiation à l’Evangile n’a le monopole, qui est donnée en partage à toutes les spiritualités, y compris athéistes, et que celles-ci ont à rappeler inlassablement jusqu’à ce que les gens de bien, ‘’les hommes de bonne volonté’’, s’en saisissent et s’en réclament.

C’est d’elle en fin de compte que dépend que dans le monde de demain l’humanité, ayant laissé derrière elle la globalisation des marchés et la soif inextinguible de profit, n’ait plus à se confronter au «  visage du paysan menacé, du travailleur exclu, de l'indigène opprimé, de la famille sans toit, du migrant persécuté, du jeune en chômage, de l'enfant exploité, de la mère qui a perdu son fils dans une fusillade (..), du père qui a perdu sa fille parce qu'elle a été soumise à l'esclavage »

Lisons et relisons ce discours ! Puisse le plus grand nombre s’y reconnaître et le conserver en eux, à la mesure de ce qu’il est : une source et une ressource incomparables d’espérance pour notre « petite sœur Mère terre » et pour chacune des créatures que celle-ci porte.


Didier LEUWEN - 20 JUILLET 2015

Publié par "penserlasubversiondans "collection LUMENA".


(ce texte est un commentaire de l’article « Trois T : Terre, toit et travail » paru sur le blogue’’ GARRIGUES ET SENTIERS’’ le 14 juillet 2015 et donnant le texte du discours du pape François Santa Cruz de la Sierra le 9 juillet précédent).



Cet article a été également publié le 24 juillet 2015 sur le blogue « aubonheurdedieu-soeurmichele » - dans Invité-es
[ aubonheurdedieu-soeurmichele.over-blog.com/ ]










[1]  De ce constat naît une interrogation … qui contient en elle-même sa réponse. Est-il si étonnant que les médias aient paru se livrer sur ce discours du pape François à un concours de discrétion ? Combien de ‘’Une’’, quels ‘’gros titres’’, quels éditoriaux, les quotidiens et les hebdomadaires les plus reconnus lui ont-ils consacré ? Combien de débats télévisés, sur quelles chaînes et à quelles heures de programmation ? Après tout, n’est-il pas très dérangeant, et très déroutant, que le (lointain) successeur du Pontife du Syllabus, et des différents papes issus du patriarcat romain, vienne affirmer que la foi chrétienne « est révolutionnaire », qu’elle « défie la tyrannie de l'idole argent », et qu’il dénonce de surcroît, et avec quelle force, les formes actuelles d’esclavage et la violence écologique. Inconfortable en tout cas, et d’abord en ce que le commentaire ne peut masquer la contradiction absolue qui oppose le message franciscain et les dogmes de l’ordo libéralisme ultra dominant. Comment des médias contrôlés par des banquiers, par des avionneurs, ou par des hommes d’affaires familiers des marécages de la Françafrique, pourraient-ils être à l’aise devant une proclamation de ce genre : « On ne peut plus supporter ce système, les paysans ne le supportent pas, les travailleurs ne le supportent pas, les communautés ne le supportent pas, les peuples ne le supportent pas... Et la terre non plus ne le supporte pas ». Quelle place aurait en revanche été faite aux propos du pape (s’entend d’un autre type de pape !) si ce dernier avait mis à profit son voyage en Amérique du Sud pour entretenir les journalistes, dans son avion, du ‘’grave désordre que constitue l’homosexualité’’, de son plein appui aux mouvements anti mariage gay de par le monde ou des effets pernicieux du recours aux préservatifs - ou, mieux encore, s’il avait administré aux foules andines réunies autour de lui un rappel inflexible des normes réglementaires édictées par Humanae Vitae ! Ou tenu tout autre position confortant l’assimilation entre christianisme et répulsion de la sexualité humaine … On peut aussi imaginer, en inversant le raisonnement, l’écho qu’obtiendrait le pape François s’il faisait publiquement sienne cette sage pensée d’un patriarche orthodoxe, citée dans une étude de ‘’féministes et croyantes’’ (Michelle .C. Drouault.)’ : « Si une femme et un homme s’aiment vraiment, je n’ai pas à entrer dans leur chambre ; tout ce qu’ils font est saint ».

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