Ce qu’est vraiment le fait de penser
« cul par-dessus tête ».
Que dans les raffineries, les grèves se prolongent ou non, qu’elles recommencent ou qu’elles finissent, la séquence de la privation de carburants appelle qu’on s’y arrête : le « cul par-dessus tête » remis en usage à leur sujet, et en dehors du vrai sujet en cause, vaut pour les raisons et les conséquences du conflit, pour ses effets et sa durée.
Il y a peu,
Emmanuel Macron appelait les Français à la raison : imagine-t-on un
président de la République qui irait se mêler d’un conflit social, objet au
surplus de négociations entre les ‘’partenaires sociaux’’ impliqués ?
En même temps,
les hautes autorités de l’Etat requerraient un peu de mesure de la part de nos
compatriotes : aux pompes à essence, on ne pouvait pas parler de pénurie,
tout au plus de difficultés qui se résoudraient d’elles-mêmes en quelques
jours.
Peu de temps a
passé, et les files d’attente dans les stations-service – celles où l’on pouvait
encore s’approvisionner au prix d’une à deux heures de queue (ou de nuit) – sont
devenues l’image de la calamité quotidienne vécue par les régions touchées. S’amenuiseraient-elles
maintenant pour un moment, se feraient-elles apparemment oublier, ou se
reformeraient-elles pires qu’à l’identique, reste que les choix politiques qui,
sur leur longue période, se tiennent à leur arrière-plan ont bien, eux, été pensés
« cul par-dessus tête ». La démonstration pouvait
en être faite dès que ces partis-pris l’ont emporté.
Pour une large partie de la population – et plus spécifiquement dans
la France rurale ou dite périphérique -, l’automobile est un bien de première
nécessité. Ses multiples usages contraints (se rendre à son travail et en
revenir, conduire les enfants à la crèche, chez l’assistante maternelle ou à
l’école primaire, se déplacer pour un rendez-vous médical et aussi loin qu’il est
encore possible de trouver un médecin, ou tout banalement pour faire ses
courses …) font que la disposition d’une voiture - et plus souvent, dans la
ruralité, de deux voire de trois véhicules pour une famille – conditionne toute
possibilité de mener une existence normale.
Ce qui fait de l’approvisionnement en carburant une fourniture aussi
indispensable que celle de l’eau, de l’électricité et du gaz. Une réalité objective qui a paru mettre
beaucoup de temps avant de prendre place dans le champ d’intellection des
éminences étatiques.
Parallèlement,
la désertification subie par le dialogue social sous l’effet de l’omnipotence néolibérale
qui sévit depuis des décennies, la faible culture de la concertation qui
préexistait à la reconquête par le capitalisme, dans sa version contemporaine
et mondialisée, du niveau d’emprise qu’il possédait au XIX ème siècle, expliquent
qu’on ne s’étonne pas – sauf dans les démocraties modernes qui sont nos
voisines - qu’une grève soit déclenchée avant qu’une négociation soit ouverte,
ou par le refus de l’ouvrir.
Autant de
considérations qui s’imposent en l’état du conflit des raffineries : état
qui se résume, pour les parties en cause, par l’alternative de la galère
invivable et interminable infligée à la partie qui est de très loin la plus
nombreuse, et de la réquisition, dans l’autre camp, des opérateurs les plus
indispensables au ravitaillement en carburant. Une réquisition qui creuse une nouvelle
tranchée dans la guerre civile froide qu’est notre vie publique.
Que le secteur de l’énergie ne soit plus sous le contrôle de
l’Etat républicain, qu’il ne soit pas conçu, source d’énergie par source
d’énergie, comme un monopole public, qu’on l’ait au contraire ouvert et
assujetti aux capitaux privés, ou, pour l’électricité, qu’on se prépare à en
démanteler la composante publique en s’inclinant devant la doxa du tout-marché
qui constitue la religion d’Etat dans l’UE, c’est
non seulement une invalidation du contrat social réécrit à la Libération, ou
au moins de ses clauses parmi les plus importantes, mais c’est aussi un effacement de la notion de service public,
inséparable de notre conception de la nation.
Oui, la fourniture du carburant qui alimente les automobiles des
citoyens et des citoyennes se désigne comme un service
public. Par définition en ce qu’il s’agit de garantir à chacun, et
quelle que soient ses ressources et sa situation, l’accès à un bien dont la
privation entraîne, comme celle de tout bien ou service identique, une
déchéance insoutenable de ses conditions de vie.
Que les sources
d’énergie, à commencer par les énergies fossiles, ne soient pas la propriété de
la nation, et qu’elles ne soient pas en tant que telles sous la garde et la
gestion exclusives de l’Etat, signifie en
outre que l’intérêt général ne pourra pas présider à la conception ni déterminer
l’application des politiques publiques en lesquelles réside le seul espoir de
relever les défis climatique et écologique, tous d’une ampleur inouïe, qui menacent
la planète et qui encerclent chaque territoire de l’espèce humaine.
Restaurer le service public de l’énergie, dans toute la place
qui lui appartient aujourd’hui, c’est enfin sortir de la polémique qui s’est
greffée sur la grève des raffineries. Que les carburants soient sous la main
mise de multinationales plus puissantes que les Etats, et que leur économie soit
l’affaire d’entreprises marchandes, rendent inaudibles les principes d’intérêt
public qui régissent leur mise à disposition en tant que bien de première
nécessité. Des principes qui, dans les confrontations auxquelles donnent lieu
les mesures actuelles de réquisition, semblent ensevelis sous les ignorances et
les confusions. Et d’abord sous la méconnaissance d’un énoncé majeur de la
Déclaration des droits de 1789.
Réintroduire les
approvisionnements en carburants dans la sphère du Bien commun national – i.e. les redéfinir en tant que
ressources et moyens publics - doit permettre de rendre intelligible un axiome qui
est le pivot des lois de la République :
un droit, une liberté, ne se définissent que par les limites que leur exercice
comporte. A ce titre, une raffinerie de pétrole ne diffère pas fondamentalement
d’un service hospitalier d’Urgences ou d’une caserne de pompiers : leurs
agents ne se mettent pas en grève, sauf à ce qu’ait été mis en place un service minimum qui préserve l’essentiel de
l’accomplissement de leurs missions pour toutes celles et tous ceux qui en sont
tributaires : un service minimum dont
la fonction est de couvrir les besoins critiques
ou absolument prioritaires de leur existence.
Didier
LEVY – 23 10 2022
D’HUMEUR
ET DE RAISON