MA RÉPONSE à
« Cheminements vers l’universel » de Bernard Ginisty
Publié le 18 juin 2015 par
Garrigues et Sentiers
Cher Bernard
Ginisty, si nous sommes pour une fois en désaccord, ce n’est
certainement pas sur l’impossibilité de faire l’impasse sur les déterminations
que chacun de nous porte en lui et qui lui viennent de ses racines ; ni
par conséquent sur l’ancrage que son identité trouve en celles-ci. Racines
personnelles, familiales, culturelles, politiques, religieuses qui concourent
évidemment à diriger sa réflexion, à mettre en perspective son intellection du
monde, des autres et de lui-même, et d’où procède son interrogation et sa
pénétration des spiritualités (que la sienne soit chrétienne, juive, musulmane
… ou athéiste).
Mais peut-être sur l’usage différent que nous faisons de ces
termes ‘’d’identité’’ et de ‘’racines’’. Chaque jour qui passe, chaque nouvelle
preuve qui nous est hélas donnée de la malfaisance et de la progression des
communautarismes, de la violence et de la pulsion à discriminer et à persécuter
qu’ils produisent, me confortent dans ma récusation de toute extension du sens
et de la validité des deux termes de l’individuel à un collectif : autant
j’ai conscience de la place que mes racines occupent dans ce qui a conformé ma
personnalité, mon individualité, autant je rejette toute idée d’identifier
quelque groupe humain que ce soit par les racines qui seraient communes à ses
membres - au moins dès lors qu’on sort de la configuration tribale des
sociétés, puisque dans celle-ci et seulement dans celle-ci, l’existence de ces
racines est perceptible en ce qu’elle est consubstantielle à l’existence du
groupe en cause.
Quelles racines, et partant quelle identité collective
(puisque les premières décideraient de la seconde), moi descendant de juifs
alsaciens, venus on ne sait quand des lointains de l’Europe centrale, de la
Russie ou de l’Ukraine, et issus auparavant sans doute des castes et tribus
converties au judaïsme de l’empire khazar, pourrais-je partager avec des
français bretons, provençaux ou basques, ou dont les grands-parents ou parents
étaient espagnols, portugais, italiens ou polonais, ou citoyens français en
tant que juifs d’Algérie ?
Ce qui nous unit, ce qui nous fond dans un collectif,
c’est notre citoyenneté, c'est-à-dire notre appartenance, chacun pour ce qu’il
est, pour ce qu’en a fait son inné et son acquis, à la nation française telle
que la Révolution en a inventé le
concept. Les peuples et tous les autres types de groupements humains ont certes
une culture, faite en général d’une juxtaposition historique et géographique de
cultures particulières fédérées par une culture qui s’est affirmée dominante,
ils ont une mémoire - pour le passé récent (notre mémoire nationale, stricto
sensu, ne remonte guère au-delà de celle des plus anciens, donc en gros à la
Seconde guerre mondiale), et une histoire commune - si l’on donne ce nom à ce
qui est formaté dans un ‘’roman national’’ par lequel la création des nations
et du sentiment national est partout passée. Leur prêter des racines et une
identité collectives, c’est légitimer les fondements d’un communautarisme
identitaire, oppressif en interne et voué à être agressif envers leur
extérieur.
Sur la question de la laïcité, j’imagine qu’il y a entre nous un
malentendu : je ne conçois pas instant qu’elle surplombe quoique ce soit.
Je n’y vois qu’un arrangement juridique, mais qui conditionne- ce n’est pas
rien ! - la tolérance interconfessionnelle, l’arrangement civique des
croyants et des non croyants, et donc la paix civile.
Et à cet égard, ‘’la
laïcité à la française’’ me semble exactement conçue à la mesure d’un pays où
les affrontements religieux et politiques (et politiques car religieux) ont eu,
et ont, une capacité incomparable à se passionner et se dramatiser jusqu’à la
pire exacerbation et ont donné lieu au cours des siècles aux plus terribles
violences ; sans doute peut-on dire d’elle, à l’instar de la démocratie,
qu’elle est le pire système à l’exception de tous les autres, mais à condition
de commencer par se remettre en mémoire en quoi consiste ses deux piliers.
Le
principe qu’elle met au-dessus de tout (cf. la loi de séparation de 1905 et son
article premier) est la liberté de conscience, dont le libre exercice des
cultes est le corollaire, et la neutralité constitutionnelle de l’Etat en
matière religieuse n’est là que pour assurer à toutes les confessions,
qu’aucune ne sera ni favorisée ni discriminée, et qu’aucune d’entre elles ne
sera en capacité de tourner à son avantage ni d’influencer la législation de la
république - cette volonté de cloisonnement absolu du religieux devant donner en contrepartie aux croyances et aux convictions le droit à l’objection de
conscience dans ce qui touche au plus fondamental de l'éthique.
Le second pilier répond aux contradictions qui apparaissent
nécessairement entre législation laïque et convictions ou prescriptions
respectivement attachées à chaque culte : il renvoie à une notion absente
dans les débats actuels, celle de civilité - traduction civique de la
courtoisie ordinaire entre particuliers. Une civilité citoyenne qui mieux
encore qu’un vivre-ensemble accordé au pluralisme confessionnel et
philosophique, détermine un savoir-vivre dans la république qui en appelle à la
mesure et au tact en tant que premiers garants et régulateurs de la tolérance.
Et dont le partage trace sans doute la dernière ligne de défense face aux
passions qui interagissent présentement au service de la ségrégation et de
l’exclusion et qui menacent de tout emporter.
Didier LEUWEN - 19 06
2015
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Cheminements
vers l’universel
Dans ma chronique du 6
juin dernier, je mettais en cause un certain syncrétisme spiritualiste qui
prétendrait parvenir à une synthèse qui surplomberait toutes les religions. Un
de mes lecteurs me reproche amicalement de « valider les conceptions communautaristes : c'est-à-dire la fixité
d’appartenances auxquelles les individus-citoyens sont déterminés à
s’incorporer par une prédestination tenant à leurs origines, à leur culture, à
leurs croyances ».
Ce propos me permet de
préciser davantage la réflexion.
S’il est important de
poser un regard critique sur son identité d’origine, je pense qu’il serait
illusoire de penser que l’on puisse faire l’impasse sur ses déterminations très
concrètes car c’est à partir d’elles que l’on peut cheminer. C’est ce
qu’exprime avec beaucoup de justesse Paul Ricœur lorsqu’il écrit : « Je suis très étranger à la notion d’un comparatisme,
qui prétendrait se fonder sur une quelconque neutralité confessionnelle. On ne
rencontre le langage que de l’intérieur d’une langue. Pour la plupart, nous
sommes enracinés dans une langue
maternelle ; au mieux, nous avons
appris une autre langue ; mais comme on apprend une langue,
c’est-à-dire à partir d’une langue maternelle et par des traductions. Il en est
de même de la compréhension d’une religion qui s’effectue toujours à partir
d’une religion
de l’intérieur – qui n’est pas nécessairement la relation d’un
croyant à sa confession »1.
La laïcité est un garde
fou contre les dérives sectaires et fondamentalistes. En réagissant contre les
tentations d'intolérance des religions, elle contribue à les renvoyer à leur
vocation fondamentale d'éveil des hommes à la spiritualité et à l'engagement
dans l'universel concret de la fraternité universelle. Mais, croire qu’elle occuperait
une place qui surplomberait et toiserait toutes les langues maternelles
historiques du sens et de la spiritualité, serait vouloir s’affranchir de sa
propre histoire et s’égaler à l’universel. Et finalement substituer un
cléricalisme à un autre.
À ceux qui croient un
peu rapidement toucher les dividendes d’une critique en pensant avoir échappé à
tout conditionnement, il faut rappeler ces lignes du médecin biologiste,
philosophe et talmudiste Henri Atlan : « Avec l’athéisme et la démocratie, cette ouverture critique est ce dont
l’Occident moderne a accouché comme source de salut. Chance de la modernité,
mais risque aussi, de par son ouverture, car toujours fragile, toujours
constitutionnellement à réinventer (...). Nous ne pouvons qu’aller de l’avant dans
la pensée critique. Mais celle-ci ne peut-être aujourd’hui que la critique de
la critique. Et, là, les enseignements traditionnels et non occidentaux sont
d’une grande utilité ; non pas bien sûr comme justification à la
régression et au renfermement pré-critique, mais comme moyens de distanciation
et d’inter-critique, institution de multiples centres permettant à chacun
d’être décentré part rapport aux autres »2.
Ce n’est pas dans
l’évasion dans un univers abstrait, fut-il baptisé spirituel, mais dans un
travail critique sur nos racines et la rencontre avec d’autres enracinements
que nous avons quelque chance de progresser ensemble en humanité.
Bernard Ginisty
1 – Paul
Ricœur, La critique et la conviction, Paris,
Calmann-Lévy, 1995, p. 254-255
2 – Henri Atlan : Tout, non, peut-être : Éducation et vérité, Ed. du Seuil 1991 p.53-54
2 – Henri Atlan : Tout, non, peut-être : Éducation et vérité, Ed. du Seuil 1991 p.53-54