Injonction ‘’laïcarde’’
ou manière de se demander quelle liberté il convient de
défendre ?
Cet article a été
partiellement publié par le blogue « féministes et croyantes, oui ! »
dans ‘’Invité(e)s’’ le 29 Juin 2015
Les normes de ‘’la laïcité à la
française’’ sont infiniment plus claires que les controverses continues à son
sujet le laissent entendre - l’impression contraire venant de l’ignorance ou
des arrière-pensées des polémistes qui s’agitent dans ce débat et des arguments
que l’une ou les autres leur font produire.
L’article de Xavier Théry (pour Causeur),
publié par le blogue Garrigues et Sentiers le 15 mai rappelle
opportunément, à l’appui des constats et réflexions qu’il expose, que nous
sommes appelés à vivre durablement avec des musulmans à nos côtés : 10 à
15% de la population à l’horizon de 2050 (pour 6 à 8% aujourd’hui), en regard
de 10 % de catholiques (mais pour eux l’estimation avancées est peut-être basée
sur des critères un peu minorants) - protestants, juifs et bouddhistes déclarés
continuant à ne compter respectivement pour pas plus de 1%[1].
Il en découle que la laïcité qui
agence notre société en tant que mode de protection de la liberté de conscience
et d’organisation du pluralisme religieux, doit être recadrée pour qu’elle
réponde aux situations nouvelles que font apparaître cette présence permanente
d’une nouvelle religion et cet équilibre interconfessionnel inédit. Et d’autant
plus si l’intégration du fait religieux dans la république est désormais à
envisager en se représentant « une France composée de 80% d’athées ou
de sans religion » (contre probablement plus de 50% actuellement).
Recadrée, mais non révisée, car
l’histoire séculaire de nos affrontements religieux (ou sur la question des
religions) et le parcours de pacification qu’avait été emprunté la république
au début du XXème siècle attestent, pour l’une, de l’impérieuse nécessité de
mettre en avant dans nos lois fondamentales la liberté de croyance et de non
croyance et, pour l’autre, de la pertinence de la ‘’laïcité à la française’’
comme instrument de régulation juridique et sociale de la diversité des
appartenances et des convictions.
Une pertinence que deux raisons
invitent à garder à l’esprit. La première tient à ce que si les revendications
confessionnelles ne font plus couler le sang, elles demeurent porteuses d’une
radicalité qui est susceptible de passer du demi-sommeil à la virulence en à
peine quelques semaines - les manifestations dites ‘’pour tous’’ en ont fait la
démonstration. La seconde renvoie à la violence qui est contenue dans tout
antagonisme qui traverse la société française - une violence qui pour être
ordinairement verbale à présent, n’en atteint pas moins un degré
incomparablement élevé par rapport à ce que les nations voisines donnent en
exemple - et qui suggère que les
passions et l’acharnement propres aux conflits religieux d’autrefois sont
passés dans nos oppositions politiques et peut-être plus encore dans nos débats
sur les questions de société, auxquelles au demeurant est aujourd’hui renvoyé
le sujet de la coexistence des cultes.
Ceci étant, le constat des polémiques
incessantes sur le triptyque islam-immigration-intégration a tout pour donner à
penser que s’agissant du recadrage de nos normes laïques qui s’impose, on est
malheureusement devant un exercice des plus incertains. Le voile, en ce qu’il
est d’abord abcès de fixation pour ces polémiques, y a sa large part.
Dans ces polémiques, la thématique du voile s’est vu affecter la place de la ‘’mère des batailles’’.
Dans ces polémiques, la thématique du voile s’est vu affecter la place de la ‘’mère des batailles’’.
Pour les mauvaises fois de tous bords
qui s’en sont saisies, le sujet du voile était singulièrement propice pour
convoquer à l’encontre des musulmans les images qui donnent libre cours aux
pulsions xénophobes et au racisme. Pour les bonnes volontés qui tentent de
contrebalancer l’effet de leurs discours, il fallait par contrecoup privilégier
également cette thématique, en mesurant par avance qu’elles auraient à faire
face à une somme d’ignorance, de confusion, de préjugés et de contre-vérités.
Le contre-message qu’il leur appartenait, et qu’il leur appartient, de marteler
est des plus clairs : marquer ce qui sépare irréductiblement la laïcité
républicaine, de par les valeurs et les principes auxquels elle se réfère, du
déni de la liberté de croyance, de la discrimination ou de la ségrégation d’un
culte et de la stigmatisation systématique et obsessionnelle de ses pratiquants
et de son assise civilisationnelle, tout en réaffirmant que la République est
indivisible et partant qu’elle ignore tout sectionnement communautaire de la
nation et ne connaît que des citoyens égaux entre eux.
Concernant l’islam ‘’de France’’, la
démarche authentiquement laïque se définit par le but auquel elle
s’arrête : faire en sorte que le pacte républicain inclue pleinement, et
voie s’attacher à lui à la même mesure, tous les français musulmans - en leur
prouvant d’abord qu’il est leur espace naturel, comme la configuration de la
laïcité qui en est l’un des piliers fondamentaux est le cadre protecteur de
leur foi, cadre dessiné et fortifié par la république au bénéfice de toutes les
confessions et de toutes les libertés de pensée.
Autrement dit, le régime et les
dispositifs de la laïcité ont en l’espèce pour raison d’être de dégager les
conditions grâce auxquelles la présence du culte musulman sera en quelque point
du territoire que ce soit, aussi banale que peut l’être celle de la religion
réformée - croyance minoritaire moins ‘’exotique’’ mais qui fut elle aussi
jugée séparatiste et, au sens propre, intolérable - et son exercice individuel
et collectif tout autant dépourvu de difficultés ou de tensions que l’est
devenue la pratique de la foi protestante par celles et ceux qui la professent.
Au regard du passé de guerres civiles,
de persécutions et d’exclusion qu’on traversé les protestants - entrecoupé de
1598 à 1685 par l’apaisement relatif en vigueur sous l’empire de l’Edit de
Nantes -, entre les premières condamnations prononcées à leur encontre sous le
règne de François 1er et l’Édit de Tolérance accordé par Louis XVI
en 1787, puis la proclamation de la liberté d’opinion religieuse par la
Déclaration des droits de 1789, il ne semble pas que l’arrangement du culte
musulman à la république présente des obstacles beaucoup plus insurmontables
que ceux dont il a fallu triompher à la fin de l’Ancien Régime pour incorporer
le protestantisme à un Etat catholique où la très grande majorité des
populations, tous ordres et toutes couches sociales confondus, n’avait jamais
seulement entrevu par le passé que l’unité de la foi, fût-elle maintenue par la
force des armes et la fureur du feu, pût être battue en brèche. Et pour
instaurer un pluralisme religieux dans une France qui communiait jusque là dans
son statut de ‘’Fille aînée de l’Eglise’’ et où la légitimité des rois reposait
sur la conformité de leur désignation à un ordre divin dont cette Eglise,
dispensatrice de l’onction du sacre, était l’incarnation au sein du royaume,
vis à vis des souverains successifs et parmi leurs sujets.
La question du voile renvoie bien
d’abord à l’arrangement des diverses confessions avec la république.
Arrangement dont pour le catholicisme et pour le judaïsme les modalités ont été
définies respectivement sous la III ème République et sous le Premier
Empire ; pour les deux monothéismes qui font partie du patrimoine
confessionnel français, si l’Histoire a amplement montré que rien n’était
jamais acquis, il procède à présent d’un ajustement continu et en quelque sorte
ordinaire. En revanche, pour le culte musulman tout reste pratiquement à inventer,
et au regard de cet impératif, et donc du recadrage de notre laïcité qui en
fait son premier enjeu, le voile souligne l’obligation d’en passer par une
prise de conscience des contradictions à assumer et à s’efforcer de résoudre.
Que dire
encore du voile qui n’a déjà été débattu ? . .
.
Et d’où partir pour cerner la
véritable nature et les enjeux de ce débat, sinon du cas des collégiennes ou
lycéennes de confession musulmane qui dans l’espace scolaire, sont confrontées
à l’interdiction du port des signes religieux ostensibles. C’est bien à leur
propos, et dans cet espace parce que l’école est devenue après la Révolution le
champ de bataille naturel des discordes et des luttes civiles autour du fait
religieux, que les polémiques sur les marqueurs confessionnels sont nées et
qu’elles resurgissent régulièrement sur des situations ponctuellement
conflictuelles. Ces polémiques s’étendent naturellement au cas de toutes les
femmes musulmanes qui ont affaire avec la prohibition du voile dans les
activités publiques auxquelles elles apportent leur concours - les sorties
scolaires en premier lieu. Et qui ont à compter avec la réprobation, voire
l'animosité que leur valent le port du voile dans l’espace public - transports
en commun, commerces divers, bureaux de postes, ou tout simplement terrain
banal de la rue.
Ces jeunes filles et ces femmes
reçoivent cependant des soutiens provenant de milieux très divers : une
syndication informelle et composite en faveur d’une tolérance ou d’une
acceptation du voile où se distinguent notamment des représentants des
sensibilités chrétiennes qu’on aurait naguère, du temps des mobilisations anti
colonialistes, qualifiées de progressistes, des militantes féministes qui
privilégient la libre détermination des intéressées à se voiler et des
porte-parole de courants d’inspiration libertaire, ainsi que des individualités
qui, par conviction personnelle, prennent a priori le parti de la liberté sans
vouloir le mettre en balance avec d’autres considérations et engagements. Et
outre l’encouragement qui leur est naturellement garanti de la part des
fondamentalistes de leur propre univers religieux, elles trouvent dans d’autres
confessions des appuis au sein des différentes variétés d’intégrisme où les
contempteurs de la laïcité peuvent voir dans la défense de leur choix de porter
le voile une occasion d’en découdre avec celle-ci et avec les principes
républicains auxquels elle renvoie.
Ces soutiens pèsent bien peu face à
une vague de fond qui réunit dans l'acharnement mis à bannir les affichages
publics d’une adhésion la religion musulmane, et au-delà dans l’antipathie ou
l’hostilité qui s’adressent à n’importe quelle forme de visibilité de cette
religion - pour l’hostilité, cela va des menus servis par les cantines
scolaires aux constructions de mosquées -, tous les types de motivations et de
partis-pris ligués contre l’islam en tant que tel. Une coalition que fédère
l’intention d’ostraciser celui-ci et ses fidèles considérés pareillement comme
des corps étrangers dont l’implantation sur le sol français (variante :
en terre chrétienne) serait contre nature et funeste, et qui à force de cibler
le voile dans le discours de ses partisans et de le citer à comparaître en
témoin du bien fondé de son appel à la discrimination, conforte la position de
celles et de ceux qui de bonne foi regardent la question du port du voile
exclusivement en tant qu’enjeu de la liberté de conscience.
Le vrai sujet étant l’islam dans la république, pour autant
que ce ‘’dans'’ soit traité comme la solution et non comme le problème.
Pour l’islam de France, aux obstacles
d’ordre culturel, économique et social qui viennent ralentir ou entraver le
cheminement de son insertion dans la citoyenneté et dans les territoires de la
république, s’ajoute cette coalition de rejets qui, fondamentalement, lui
dénient d’un même mouvement - même si c’est à des degrés divers - le droit
d’être présent au milieu des ‘’Français de souche’’. Et a fortiori dans un
rapport d’égalité entre les croyants musulmans et ceux des religions convoquées
par cette logique d’exclusion pour délivrer à la France le label attestant de
ses ‘’racines chrétiennes’’ irréductiblement distinctives.
Des rejets dont la matrice - les
dénonciateurs d’une islamisation rampante fussent-ils ou non éclairés sur l’origine
de leur phantasme - se situe dans le positionnement séculaire des religions
musulmane et chrétienne en ennemis déclarés, dans la sanctification que chacune
a accordée à l’aversion et aux guerres dirigées contre l’autre - aversion
irrémissible engendrant des guerres impitoyables, des Croisades à Al-Qaïda et
Daech.
La disqualification de son concours à
la francité qui est signifiée à l’islam de France se décline, pour une
partie de la population française qui ne cesse de gagner en nombre et en
hargne, sur l’ensemble des spécificités cultuelles propres à l’islam
‘’visible’’, toutes interprétées comme autant de sujets de discordance
insurmontable avec la communauté française - celle-ci étant référée à la fois
dans la configuration ‘’historique’’ qui est lui dessinée par le roman national
et dans les traits qu’elle présente au début du deuxième millénaire.
Ces causes de discordances sont pour
partie identifiées dans les rituels et le calendrier attachés à la pratique de
la religion musulmane, dans les obligations auxquelles les fidèles se
conforment (les prescriptions alimentaires n’étant pas les moins mal tolérées),
et dans l’origine géographique de la majorité de ces fidèles - une origine qui
les désigne à l’un des racismes les plus enracinés sur notre ‘’autre bord de la
Méditerranée’’ et qui leur a toujours valu d’être en butte sur notre sol ou
sous l’ombre de notre drapeau à un mélange de défiance, de mépris et de
dérision, et à une ségrégation inentamable.
Quand elles n’appartiennent pas
simplement à un imaginaire vénéneux, les discordances cataloguées dans le
répertoire des récusations dont la naturalisation de l’islam est l’objet, en
appellent à des craintes non fondées ou très exagérées que l’avenir a tous les
moyens de dissiper - en considération notamment des intégrations qui derrière
nous ont été des succès en dépit de particularismes confessionnels fortement
marqués[2].
Le parcours
qui va de ‘’l’islam en France’’ à ‘’l’islam de France’’.
En revanche, c’est à bon escient que
les thématiques du débat autour de ‘’l’islam en France’’ se concentrent sur le
point d’entrée par lequel cette naturalisation a la nécessité de passer.
Point d’entrée (ou d’étape) qui pour
‘’l’islam de France’’, et pour qui individuellement y adhère, se confond avec
le ‘’tri’’ qu’il leur revient d’effectuer dans le patrimoine de traditions
assemblé sur les terres où l‘islam est implanté depuis des siècles, et avant
tout parmi les normes sociales et les
modes de comportement privé et familial qui, souvent très antérieurs au monothéisme
musulman ou non directement sourcé dans son message originel, sont incorporés à
ce patrimoine. ‘’Tri’’ qui dans l’inventaire des codes qui régissent les
différentes sociétés de l’aire musulmane, et dans les référentiels qui y
façonnent les mentalités, requiert de procéder au partage entre ce qui est et
ce qui n’est pas susceptible de s’accorder aux droits en vigueur et aux
libertés consacrées dans l’Europe occidentale d’aujourd’hui.
L’objet de ce partage ne doit laisser
place à aucune ambiguïté : l’intellection et la prise de conscience qui
ont à en décider ont pour borne le but qui lui est assigné - écarter tout ce
qui dans lesdits codes et référentiels porte une incompatibilité avec les
droits et libertés instituées dans nos sociétés -, et se voient strictement
contenues dans la limite qui lui est impartie - ne disqualifier rien d’autre
que ce en quoi s’affirme une incompatibilité avérée.
En notifiant à ‘’l’islam en France’’
l’exigence de départage normatif, on ne méconnait pas que toute civilisation,
toute culture et toute société attendent d’être respectées - et, dans le
principe, indéniablement à juste titre ; mais cette intimation ne crée
assurément pour ses destinataires aucune obligation de la satisfaire sans
conditions. Sauf à tomber dans un relativisme culturel qui ne serait rien
d’autre qu’un indifférencialisme éthique. Un indifférencialisme qui se
refuserait à faire une distinction, par exemple, entre les états qui ont
librement adhéré à la Charte des droits fondamentaux de l’UE et l’Arabie
saoudite régentée par la législation et par l’arriération des mœurs qu’y impose
le wahhâbisme ; ou, encore, qui renverrait dos à dos, comme investies
d’une égale dignité, les sociétés démocratiques, libres et égalitaires de
Scandinavie et l’Afghanistan sous l’emprise des talibans (et probablement
vouées à y revenir), ou la Suisse ou la Norvège et les zones tribales du
Pakistan[3].
Certes, presser ‘’l’islam en France’’
de se détacher de codes et de normes multi séculaires qui traversent les
sociétés incluses dans l’espace de la religion musulmane, faire de la
démonstration de ce progressisme consenti la condition de sa reconnaissance
comme ‘’l’islam de France’’, c’est prendre le risque de sur activer parmi les
(jeunes) citoyens musulmans les tendances au repli communautaire. D’autant plus
qu’à toutes les méfiances, aversions et discriminations que valent à ceux-ci le
particularisme de leur religion, s’ajoute l’expérience qu’ils font par
eux-mêmes du statut inférieur qui lui est réservé à tous égards dans une
société dont on ne cesse de leur rappeler qu’elle est entièrement ce qu’en a
fait son passé chrétien et qu’elle appartient aux seuls héritiers de ce
dernier.
Et l’appartenance a la religion
musulmane, effective ou présumée, valant ainsi déjà à elle seule relégation -
une relégation entretenant chez ses fidèles un fond grandissant de frustrations
-, l’incitation à l’intégration dans la nation assortie d’une exigence de mise
en conformité avec le corpus juridique et culturel dans laquelle celle-ci se
reconnaît, s’expose à provoquer une résistance ‘’du faible au fort’’ ; une
résistance qui conduirait en particulier à ce que l’injonction adressée par la
république aux musulmans de France de renoncer à des représentations et à des
critères de conduite enracinés dans l’étendue et dans l’histoire de l’aire
islamique, aboutisse seulement à dresser face à face deux résolutions
antagonistes qui tiendront les obligations que respectivement elles invoquent
pour identiquement non négociables.
Toutes ces objections sont évidemment
sérieuses, mais au risque d’aller au devant de critiques attendues, on
soutiendra qu’aucune n’est finalement recevable : si prises une à une,
rien ne les infirme directement, elles tombent en effet d’elles-mêmes dans leur
ensemble pour la simple raison qu’il n’y a en réalité pas matière à débat. On
peut le regretter selon ses options philosophiques ou politiques, suivant la
conception qu’on a de la société, mais la France étant ce qu’elle est, la
république et la nation y étant conceptualisées comme elles le sont, ‘’l’islam
de France’’ ne sera jamais admis comme tel si outre évidemment sa conformation
à la loi, il ne se fond pas dans le pacte républicain - comme le catholicisme y
est venu -, non seulement en souscrivant à ses clauses les plus affirmatives de
la neutralité religieuse de l’Etat et des institutions publiques, mais
également en déférant aux codes du vivre ensemble qui en découlent.
Et si, au-delà de l’acquiescement à
ces codes, il ne s’aligne pas sur les libertés et les droits dont le corps
social s’est doté - un alignement qui lui est bien sûr demandé en premier lieu
concernant les libertés et les droits qui ont été solennellement légués par la
Révolution et par l’histoire post révolutionnaire, mais de façon encore plus
significative peut-être, vis à vis de ceux bien plus récents qui ont été
difficilement conquis sur les ‘’questions de société’’ : on touche là sans
doute, pour l’islam, au facteur décisif s’agissant de son incorporation à la
société française dans la mesure même où les bases des comportements personnels
sont intiment en cause.
S’aligner signifiant
en l’espèce pour l’islam de France se mouvoir au milieu de ces libertés et de
ses droits en percevant que dans la citoyenneté française, ils ont pris rang et
acception d’acquis, à l’instar de toute garantie posée par la loi, et de
constituants de l’ordre social légitimés par un consentement démocratique. Et
en les considérant comme partie intégrante de la normalité de la société au
sein de quelle il s’est implanté. Banalisation du regard et du jugement dont on
peut escompter qu’elle agira en sorte que progressivement, les français
musulmans en viennent à se servir des lois correspondantes à peu près comme le
font leurs concitoyens ; à cet égard également l’exemple des catholiques
et de leur rapport aux lois porteuses d’émancipations combattues par leur
Eglise fournit probablement le référent le mieux approprié.
Le voile,
un débat inutile, ou une occasion bienvenue de réapprendre les bases de la
laïcité ?
Dégagée de la problématique de
l’insertion de l’islam dans la société française et de sa naturalisation en
tant qu’islam de France, la question du ‘’droit au voile’’ se resserre
sur la contradiction que l’affirmation de ce droit est susceptible de porter au
corpus républicain du vivre ensemble, à travers l’idée de la laïcité qui s’y
intègre, ainsi qu’aux valeurs que nous partageons avec les sociétés
démocratiques d’Europe occidentale.
Vis à vis du corpus républicain, la
revendication du port du voile s’analyse hic et nunc sous l’angle de la
polémique qui s’est installée dans le débat civil et politique et qui met
globalement en cause l’affichage en public de signes d’appartenance religieuse.
Ces signes d’identification ont
presque perdu toute visibilité dans les confessions chrétiennes, les
religieuses catholiques constituant à cet égard l’exception la plus souvent
rencontrée - du moins pour celles qui ne sont pas ‘’en civil’’ ; mais
comme pour les clercs qui se signalent également dans l’espace public par leur
habillement, la tenue qui s’accorde à leur état est très majoritairement perçue
comme un vêtement professionnel distinctif, à l’instar des uniformes des
facteurs, pompiers, policiers …
Cette visibilité est présente en
revanche pour la religion musulmane et pour le judaïsme. Toutefois, concernant
ce dernier, on observera qu’à l’opposé du traitement réservé à l’islam,
l’exposition de ses pratiques vestimentaires est curieusement occultée dans les
controverses actuelles : les violences en lien avec le port de la kippa
sont certes régulièrement dénoncées par les institutions juives, et leur
augmentation entre pour beaucoup dans la perception qu’ont les juifs
‘’religieux’’ d’une aggravation de l’insécurité qu’ils subissent au quotidien,
mais, indirectement, elles attestent aussi de ce que l’observance de cette
prescription est largement offerte à la vue là où le judaïsme orthodoxe est le
plus présent ; il en va de même, quoique ce soit à une échelle plus
réduite, pour les autres prescriptions en lien avec l’habillement, et l’hypothétique
conciliation entre cet affichage confessionnel très contrasté (et le plus
souvent incompris) et la perception dominante de la laïcité n’est pratiquement
jamais mise en question.
Ceci étant, le problème qui est
passionnellement agité sur le sujet des signes religieux ostensibles possède
cette étrangeté de n’avoir pas de raison objective de se poser.
Affirmation qui a sûrement tout pour
étonner et déranger, mais qui argue de ce que ‘’la laïcité à la française’’
dispose sur ce sujet de toutes les réponses aux interrogations de portée
générale comme aux cas particuliers, ou de toutes les références et repères sur
lesquels une réponse accordée aux valeurs républicaines peut s’appuyer. Ses
normes, les jurisprudences qui les ont précisées et enrichies, et la doctrine
sur laquelle elle se guide pour réguler l’économie des droits qui en appellent
à son arbitrage, sont en effet infiniment plus clairs que les disputes
continues à son propos ne le laissent entendre - l’impression contraire venant
de l’ignorance qui domine le débat ou des arrière-pensées qui le confisquent,
et des arguments que l’une ou les autres font prospérer.
Le principe que cette laïcité met
au-dessus de tous les autres (cf. la loi de séparation de 1905 et son article
premier) est la liberté de conscience - la liberté d’opinions ‘’même
religieuses’’ (même ayant ici, historiquement, le sens d’y compris)
proclamée par la déclaration des droits de 1789 et que la république a toujours
considéré comme son legs le plus précieux parmi ceux reçus de la Révolution.
Seule la manifestation de ces opinions est soumise à une réserve, qui tient
dans la seule condition « (qu’elle) ne trouble pas l’ordre public établi
par la loi ».
Le moyen qu’elle a mis en œuvre pour
garantir la protection de la liberté de conscience - et le libre exercice des
cultes qui en est le corollaire - et tout autant la reconnaissance du droit à
l’abstention de toute croyance religieuse, réside, à travers la séparation des
églises et de l’Etat, dans la notification que ce dernier se fait à lui-même de
sa neutralité absolue en matière religieuse. Vis à vis de toutes les
confessions, cette neutralité assure qu’aucun culte ne sera ni favorisé ni
discriminé, et plus encore qu’aucun d’entre eux ne sera en capacité de tourner
à son avantage ni d’influencer la législation de la république, la loi étant
par essence l’expression de la volonté générale et n’ayant d’autre source que
la souveraineté nationale qui formule cette volonté.
De la
codification d’un vivre ensemble
à l’usage raisonné d’un savoir-vivre.
à l’usage raisonné d’un savoir-vivre.
Rapportés au traitement de la question
des signes religieux, ce principe et ce moyen dégagent le cheminement de la
réflexion qui s’accorde au pacte républicain par sa cohérence avec les contours
et avec l’esprit de la laïcité que ce dernier a validés.
La loi - élevée au niveau où elle
proclame les droits constitutionnels - dicte le respect de la liberté de
conscience ; il découle de cet impératif qu’elle ne peut interdire le port
volontaire de signes d’identification religieuse, ou perçus comme tels, qu’aux
agents de la république dans l’accomplissement de leurs fonctions où ils sont
soumis à l’obligation de neutralité des autorités publiques, et dans le cadre
scolaire en vertu des dispositions qui sont venues trancher la longue bataille
entre cléricaux et républicains sur l’école.
Pour le reste - entendu comme
recouvrant tous les autres aspects de la problématique du signalement
confessionnel dans l’espace public -, la réponse aux contradictions qui, par la
force des choses, apparaissent dans la recherche d’un agencement consensuel
entre normes laïques édictées par la loi d’une part et prescriptions
respectivement attachées à chaque culte d’autre part, renvoie à une notion
totalement absente dans les débats actuels : celle de civilité, traduction
citoyenne de la courtoisie ordinaire entre particuliers.
Une civilité républicaine, qui est
complémentaire (et quelquefois accommodante sur des points relativement
secondaires) par rapport aux dispositions légales et aux diverses règles qui
concrétisent le caractère laïque de la république, et en même temps
constitutive d’une politesse civique qui enjoint de ne pas projeter dans
l’espace partagé avec ses concitoyens les marques fortement et indiscrètement
distinctives d’une appartenance religieuse. Ou, à tout le moins, de ne pas se
déterminer à le faire sans avoir envisagé l’impact de cette projection sur les
sensibilités des concitoyens visés ni les effets en retour qu’on risque
d'entraîner : appréciation qui sera bien sûr nuancée selon le contexte où
elle aura à se former- moment,
conjoncture, tensions qui s’y font jour - et en fonction de considérants tels
que le signe d’identification concerné et le cadre ou le milieu où ce dernier
sera affiché. Et qui exclut a fortiori de manifester de façon ostentatoire,
c.a.d. outrancière, voire provocatrice, cette appartenance religieuse.
Mieux encore qu’un vivre-ensemble
accordé au pluralisme confessionnel et philosophique, cette notion de civilité
détermine un savoir-vivre républicain qui en appelle à la mesure et au tact en
tant que premiers garants et régulateurs
de la tolérance. Et dont le partage trace sans doute la dernière ligne de
défense face aux passions qui interagissent au service de la ségrégation et de
l’exclusion et qui menacent de tout emporter.
Un savoir-vivre républicain qui inclut
cependant une condition de réciprocité - le respect de l’autre et le devoir de
tolérance étant par définition assujettis à une symétrie. Il requiert en effet
que le regard dirigé sur les signes religieux soit lui aussi ouvert aux nuances
de sorte que son appréciation fasse la part de l’âge et de la situation de
celui ou de celle qui les porte ainsi que de son statut - critère qui légitime
évidemment en premier lieu les formes usuelles d’identification d’un ministre
du culte dans la sphère publique - et que parallèlement, elle considère
l’intention qui se laisse entrevoir. Et au delà il suppose que cette
appréciation examine posément les raisons ou les circonstances avancées pour
justifier d’une exposition confessionnelle collective susceptible de paraître
invasive vis à vis du modus vivendi laïque[4].
Le voile
doit-il pour autant être traité comme un signe d’appartenance confessionnelle parmi d’autres ?
Le port dans l’espace public de
marques d’appartenance religieuse est-il protégé par les lois fondamentales de
la république ? Assurément oui, ainsi qu’on l’a vu. Le voile
bénéficie-t-il de cette protection à la mesure de la conflictualité qui
l’entoure ? La réponse est tout autant affirmative. La question de la
compatibilité du voile avec le modèle républicain se réduit-elle à une
confirmation de la liberté de choix et de pratique confessionnelle ?
Assurément non, cette fois.
La ‘’laïcité à la française’’ est
certes conçue pour protéger toutes les confessions et tous les attachements à
la libre pensée et, par là, elle aurait pu être dénommée ‘’tolérance à la
française’’. Mais son champ d’action n’est pas circonscrit à l’ambition
originelle de fixer les droits et de dégager les équilibres et les consensus indispensables
à la construction de cette tolérance : en ce qu’elle fait corps avec le
pacte républicain, et de même que toutes les autres composantes de ce pacte,
elle a également vocation à concourir à la protection de la République et à la
réalisation du contrat social dont celle-ci est issue.
A cet égard, ni la liberté de
conscience ni le libre exercice des cultes n’interdisent de considérer que le
voile appartient aux signes religieux dont l’affichage public revêt le
caractère communautaire le plus affirmé. Un caractère qui s’oppose- il ne faut
pas cesser de le redire - à la conception même de la république, indivisible et
égalitaire. Conception indissociable de la définition de la nation qui ne fait
place entre celle-ci et les citoyens qui la composent à aucun corps ou
groupement intermédiaire, prévenant par là la contrainte sociale qu’ils
pourraient exercer en édictant des normes internes étrangères à la loi. Au
regard de cette idée de la nation, l’Etat ne positionne sa neutralité
religieuse qu’en face de familles de croyance et de pensée dont la seule raison
qu’il a de se préoccuper est la nécessité de réguler leur coexistence pour que
les droits d’expression de chacune soient garantis et que cette garantie soit
d’abord apportée par la sauvegarde de la paix civile.
Il en résulte que pour établie que
soit la licité du port du voile, elle n’exclut en rien le combat d’idées contre
la dimension communautaire que celui-ci comporte. Combat qui s’entend comme
exclusif de toute stigmatisation mais dont l’enjeu est rien moins que la
substance de la citoyenneté - et qui sur cette justification, se légitime
pareillement à l’encontre de toute revendication, cultuelle ou autre, d’une
reconnaissance identitaire, et a fortiori dans les formes extrêmes de
l’identitarisme ou du communautarisme.
De même, liberté de conscience et
libre exercice des cultes laissent entier le droit de dénoncer dans le voile ce
qui l’inscrit au nombre des codes patriarcaux archaïques auxquels une grande
partie de l’humanité demeure enchaînée. Dénonciation qui vise d’abord la
conception mentale qui a présidé à la genèse d’une représentation de la femme
vouant celle-ci à ne retirer ce qui doit la dissimuler au regard des hommes que
devant et pour celui d’entre eux auquel elle appartient.
Ce second combat d’idées vaut, sans
exception, contre toutes les discriminations sexuées énoncées ou validées par
des prescriptions religieuses. Il est d’autant plus légitime que la démocratie
républicaine, à la différence de la démocratie libérale (encore que celle-ci
privilégie les types de référentiels qui lui sont propres), ne se tient pas à
une neutralité culturelle : notre république a toujours entendu promouvoir
un corpus de valeurs communes, en particulier par l’école et par la presse qui
la soutenait, ou encore, autrefois, par le service militaire. ; il n’est
pas contestable qu’elle est parvenue sur une longue période, et au moins depuis
l’affermissement de la III ème république, à faire majoritairement partager ce
socle idéologique résumé par sa devise originelle : Liberté, Egalité.
Les obligations dictées aux femmes en
matière d’habillement et de coiffure composent évidemment le terrain où ces
discriminations se déploient le plus visiblement. Pour nos concitoyens,
l’interprétation confessionnelle de cette visibilité apparaît plus facilement
dans le cas des femmes musulmanes tant l’association islam/voile est redevenue
étroite - encore que les voix ne manquent pas pour renvoyer aux exégètes la
discussion sur le point de déterminer si le voile, compte tenu notamment de ce
que son usage est considérablement antérieur à l’apparition du monothéisme
musulman, possède ou non, et dans quelle mesure, une signification religieuse,
et dans l’affirmative, si et comment, celle-ci se conçoit aujourd’hui dans un
pays non musulman. En toute hypothèse, la réprobation éthique dont la
république charge le voile et tous les identifiants ayant la même destination
repose sur une acception de la dignité humaine et sur une considération
d’incompatibilité : dans des états européens qui ont intégré - si
difficilement et si tardivement - l’égalité hommes-femmes au nombre des
fondamentaux de leur pacte social, qui ont non seulement voulu faire entrer
cette égalité dans leur référentiel sociétal mais la promouvoir comme principe
inséparable des libertés publiques et des droits individuels les plus
essentiels et les plus intangibles, ces discriminants, dans leur totalité, ne
sauraient être regardés autrement que comme le produit de civilisations
patriarcales et que comme parties prenantes des codes appliqués dans celles-ci
au préjudice des femmes.
Codes qui partout où ils ont cours,
configurent un statut où pères (ou frères) puis maris disposent d’un droit de
vie et de mort sur les jeunes filles et les femmes qui sont respectivement assujetties
à leur autorité - ou à tout le moins de
reniement ou de répudiation socialement avilissantes -, droits plus
spécialement appliqués quand ‘’l’honneur’’ de la famille, du clan ou de la
tribu est censé être en jeu. La fixation de cet ‘’honneur’’ sur la préservation
de la virginité (laquelle mérite d’être interrogée sur ce qui renvoie
l’obsession dont elle est l’objet à une perversion sexuelle à travers la
fascination qu’y exerce le sang et le phantasme de viol qui s’y exprime) et
sur l’obéissance des femmes mariées aux assignations qui assimilent chacune
d’elles à un bien dévolu en toute propriété à l’homme à qui elle a été donnée
ou vendue, entrant en première ligne dans le système qui au sein des sociétés
concernées, perpétue depuis des millénaires l’asservissement de la condition
féminine au pouvoir absolu des hommes.
C’est bien en ce qu’il renvoie à ces
civilisations et sociétés patriarcales, à l’instar des autres discriminations
sexuées entérinées et sanctifiées comme découlant des devoirs impartis aux
croyants, que le voile, signalement et consécration de la condition immémoriale
de servitude réservée au sexe féminin et notification adressée à celui-ci de
l’infériorité et de l’impureté qui sont tenues pour lui être consubstantielles,
n’est pas une question tranchée par la reconnaissance légale de son port dans
l’espace public.
Autre façon de signifier que la
disparition du port et de l’emprise du voile importe à la République. Et
parallèlement de réaffirmer que le délaissement des fondements culturels de
cette emprise, et de l’ensemble des référents qui ont imprimé dans les
mentalités les obligations et les interdits auxquels les femmes sont enchaînées
et qui les consignent dans une position d’indignité, ou de dignité inférieure,
forme la part de loin la plus substantielle du départage normatif qui est
attendu de l’islam en France, s’il ne se confond pas avec lui. L’abandon, terme
fixé à ce départage, de toutes les représentations porteuses d’une
incompatibilité avec les droits et les libertés dans lesquels la modernité qui
les a institués se reconnaît, coïncidant au reste avec l’affranchissement des
ancrages archaïques et fondamentalistes et le retour aux sources du libre
examen auxquels les intellectuels musulmans éclairés adjurent - à ce jour désespérément
- l’islam dans son entier de procéder.
Ce qui est protégé par les lois de la république
peut être combattu au nom des valeurs de la république.
Face à ce devoir d’alignement sur le
corpus libéral et émancipateur dont notre société s’est dotée, c’est avancer un
moyen de défense irrecevable que d’alléguer que les discriminations infligées
aux femmes sont inséparables de la religion au nom de laquelle elles sont
imposées, et que les commandements de celle-ci (ou prétendus tels) qui les
dictent sont par conséquent protégés au nom de la liberté religieuse. En l’espèce, l’invocation
de cette liberté rencontre en effet la limite que connaissent tous les
droits : aucun d’entre eux n’est jamais absolu, car ce serait admettre qu’il vienne menacer d’autres droits
et que tel droit donné à une personne physique ou morale, ou reconnu à une
catégorie, puisse ainsi contredire ou infirmer les droits possédés par des
tiers.
Pour pousser la démonstration jusqu’à
l’absurde, on fera observer qu’accorder au voile ou à ses équivalents une sorte
d’impunité morale au nom de la liberté confessionnelle, ou faire bénéficier,
sur une assertion identique, du même laissez-passer toute autre greffe ou
réminiscence de codes patriarcaux, reviendrait pour une république se réclamant
de valeurs radicalement opposées à ces codes, à accepter la polygamie et les
mariages forcés, voire à tolérer jusqu’aux lapidations pour adultère et aux
assassinats de jeunes filles ou d’épouses rebelles, sans exclure, au titre des
pires abominations, la pratique de l’excision dès lors qu’elle serait présentée
comme une obligation religieuse.
Le voile a une réalité - celle de la
servitude et des violences subies par les femmes - et une symbolique - la
soumission à un statut patriarcal qui commande les unes et les autres parce
qu’il procède d’un mépris du sexe féminin probablement conçu au plus reculé de
l’’humanité et d’une arriération entretenue de siècle en siècle. Vis à vis de
tout statut de ce type, la république n’en appelle pas seulement à sa laïcité
contre les motivations religieuses qui sont susceptibles d’être invoquées pour
le perpétuer : sa confrontation avec les racines culturelles de la
discrimination des femmes la place devant les promesses de sa fondation qui lui
intiment de se vouer sans relâche à l’éradication des inégalités, au minimum de
droits, parmi ses citoyens, et partant à l’abolition de toute espèce de
différenciation entre citoyennes et citoyens en termes de dignité et de
liberté.
La laïcité à la française figure ainsi
une sorte de grand écart entre une volonté de pacification religieuse qui
s’appuie sur la loi et sur une civilité républicaine venant à bout des
contradictions inhérentes à un modus vivendi pluraliste, et la proclamation par
la République de l’inacceptabilité des discriminations entre les deux sexes -
inacceptabilité étendue, dans le principe, aux distinctions de droits entre les
orientations sexuelles. Nul inconfort n’a pour autant à peser sur sa
gestion : la combinaison d’une protection constitutionnelle qui sur la
présomption de traiter de la liberté de conscience et des cultes, positionne
les signes d’identification religieuse dans le champ de ce qu’il est interdit
d’interdire, et d’une pédagogie inspirée des Lumières œuvrant à l’élimination
des préjugés patriarcaux ne sollicite rien d’autre qu’une intelligence civique
de la tolérance.
En guise de
conclusion … pour autant que traiter de la tolérance permette jamais de s’arrêter à une conclusion …
Traiter du recadrage de notre laïcité
qu’entraîne l’établissement de l’islam au sein du pluralisme confessionnel, ne
pouvait se faire qu’en agençant la réflexion autour du sujet du voile. D’abord
pour la place privilégiée qui lui est faite dans les controverses sur le port
de signes ostensibles d’identification religieuse - question majeure, quoi
qu’en en pense, de la problématique laïque. Et plus encore parce que dans ces
controverses, le voile est ciblé avant tout pour le faire concourir à la
déconsidération et à la ségrégation des Français musulmans.
On en a appelé à une intelligence
civique de la tolérance. C’est prendre ce parti que de convoquer quelques
évidences qui sont de nature à contrarier la stigmatisation de l’islam en
France et à aider à la pleine insertion de ses pratiquants dans la république
laïque.
La première est que la république, si
l’athéisme entre amplement dans la conception de la pensée politique qui
l’inspire et la soutient, n’est antagoniste d’aucune spiritualité, et qu’elle
est même naturellement portée à regarder toute spiritualité authentique comme
participant éminemment à l’élévation de l’esprit humain - au même titre que la
philosophie, la poésie, les arts et la musique, ou que tout autre apport à
l’enrichissement d’une culture et au développement intellectuel et moral des
individus. Faut-il remettre en mémoire qu’à sa première fondation, elle a
affirmé et inscrit sur le fronton de ses bâtiments publics l’article de foi
suivant lequel « le peuple français reconnoit l'existence de l'Être
Suprême et l'immortalité de l'âme »? Ou que le succès final de son
enracinement comme régime politique a bénéficié du concours, parmi les plus
actifs, du mouvement maçonnique dont l’assise était incontestablement
spiritualiste ?
Au demeurant les finalités et les
devoirs que les trois monothéismes donnent en ce monde aux sociétés humaines ne
diffèrent pas fondamentalement des buts politiques et des obligations
citoyennes que la république inscrit dans la morale civique dont elle instruit
le corps social : la justice, la probité, le respect de l’autre, l’entraide
et le secours mutuel, la paix[5]
...
En revanche, vis à vis des religions -
institutionnalisation d’une spiritualité et formalisation de celle-ci à travers
un lien d’obéissance à une dogmatique et à une hiérarchie d’autorités
normatives -, notre république, fille du libre examen et de l’esprit critique,
et qui sanctuarise la liberté de pensée sans laquelle elle cesserait d’être
gouvernée par le débat démocratique, se tient sur la réserve que manifestent la
séparation et la neutralité de l’Etat vis à vis de tous les cultes. Et quant
aux cléricalismes, il va de soi qu’elle les considère indistinctement comme son
adversaire déclaré en tant que forces de pression agissant pour soumettre la
loi et donc la nation à une tutelle confessionnelle (la volonté de protéger
la souveraineté de la loi devant toutefois donner en contrepartie aux croyances
et aux convictions la pleine mesure d’un droit à l’objection de conscience dans
ce qui touche au plus fondamental de l'éthique).
La deuxième évidence est que pour ce
qui lui vient des sociétés patriarcales de son aire d’implantation historique -
référentiels culturels, codes sociaux et autres legs de mentalités archaïques
-, l’islam est plus directement interpelé par la condition mise à la
participation au pacte républicain : l’alignement sur les libertés, droits
et garanties, publiques et privées, qui font corps avec celui-ci. Mais cela ne
signifie en rien que des positionnements, des conceptions ou des pratiques
sourcés dans d’autres religions ne sont pas inconciliables avec les droits et
les principes dont la république se réclame.
Pour les cultes visés - en clair, le
judaïsme et le catholicisme - ces positionnements se donnent à voir chez les
uns, dans la réactivation d’une démarcation communautaire de plus en plus revendiquée
- réactivation procédant d’un surplus d’obstacles mis aux mariages ‘’mixtes’’,
d’un encouragement à la ségrégation scolaire et de la surexposition de
différenciations touchant à des rythmes et des spécificités de vie qui par leur
visibilité ou leurs conséquences portent déjà en elles-mêmes le risque d’un
isolationnisme confessionnel ; et chez les autres, par la mise en
mouvement qui s’est faite jour dans les manifestations ‘’pour tous’’, d’une
minorité concentrée sur la restauration d’un ordre conceptuel et moral muré
dans un traditionalisme qui a peu à envier à celui sévissant dans les sociétés
de l’islam et, concomitamment, par la résurgence d’un cléricalisme de revanche
- celui qu’on a vu compter sur ces mêmes manifestations pour faire reculer le pouvoir
législatif d’une démocratie laïque devant la légitimité supérieure d’une
autorité cultuelle et devant l’intangibilité et l’universalité que celle-ci
confère à ses normes.
Pour les conceptions et pour les modes
de comportement, c’est à leurs représentations voisines de la ‘’nature’’ et de
la place des femmes que l’inacceptabilité opposée aujourd’hui par l’esprit
républicain aux discriminations sexuées renvoie les deux cultes concurrents de
l’islam. Représentations qui se raccordent aux référentiels des sociétés
patriarcales dans un arrière-plan qui pour se situer en un temps historique
éloigné, ne se découvre pas moins dans l’inspiration des commandements et
intimations que chacune de ces religions destinent au sexe féminin, pour fixer
sa condition et codifier sa conduite.
La troisième évidence, qui serait
plutôt une mise en garde, est que la question des signes et des marques d’identification
confessionnelle ne doit pas tenir une place qui évoquerait celle de l’arbre
cachant la forêt. A cet égard, les difficultés que rencontre l’application de
règles aussi nécessaires que celles qui garantissent la neutralité de l’espace
scolaire aident à situer les enjeux prioritaires de la laïcité, ceux où
l’intransigeance est de mise.
Et les sujets où cette intransigeance
se tromperait de cible. L’exclusion des réfractaires - par conviction,
soumission ou provocation - à l’invisibilité des croyances au sein de l’école
publique va ainsi assurément à l’opposé du but poursuivi si elle renvoie les
élèves sanctionnés vers des établissements ultra religieux. La réflexion
pertinente consiste ici à se demander, non si les sentiments républicains
s’apprécient à la mesure du refus qu’on oppose à tout aménagement propre à
faciliter l’observance de prescriptions religieuses (les principes
constitutionnels feraient-ils sur ce droit une exception pour l’école), mais
s’il est concevable que la république s’accommode de l’existence d’écoles qui
dispensent un enseignement strictement mono-confessionnel de type
fondamentaliste. Autrement dit, si elle peut admettre que ceux de ses enfants
qui, déjà, sont élevés au sein de familles que des conditionnements
historiques, des préjugés de milieu et une lecture littéraliste de leur foi
emmurent dans l’une des variétés de l’intégrisme - avec ce que cela entraîne
pour eux comme probabilité de rétrécissement intellectuel -, soient de surcroît
instruits et éduqués dans des établissements choisis pour la garantie qu’ils
apportent de ségrégation cultuelle et par conséquent de fermeture à toute forme
exogène de pensée, de croyance et de conception du monde, et au seul contact
d’enseignants et de condisciples dont l’horizon personnel est clos par les
mêmes barrières.
Sans doute faut-il-il ajouter une
autre mise en garde, assortie celle-ci d’un espoir, en rappelant que l’erreur
la plus partagée par l’esprit humain consiste non pas tant à s’arrêter à de
mauvaises réponses qu’à poser de mauvaises questions. Comme de se demander si
la laïcité à la française doit servir à une fin d’intégration ou d’assimilation,
alors que l’une et l’autre ne peuvent que se recouvrir puis se confondre dans
le temps. Et dans un civisme où qui bénéficie pour sa famille spirituelle du
droit de croyance ne conçoit pas de tirer de cette protection des arguments
contre les droits de la conscience que possèdent celles et ceux qui sont
étrangers à sa foi et, ce qui pèse peut-être davantage, celles et ceux qui la
partagent. Et qui, contre toute discrimination, fait se réunir dans la même
inviolabilité la liberté et l’égalité.
Didier LEUWEN - 21 06 2015
Publié par "penserlasubversion" dans "collection LUMENA".
[1]
Sachant que toute statistique ne rend évidemment compte de la réalité que sous
la forme que lui donnent les données qu’elle se consacre à mesurer à partir des
critères et des catégories que respectivement elle se fixe et délimite au départ.
En l’espèce, il manque sans doute au décompte présenté la catégorie des
catholiques "croyants-non croyants", chez qui coexistent la
foi dans une transcendance de configuration judéo-chrétienne et un rapport aux
dogmes et aux codes moraux enseignés par l'Eglise qui leur fait tenir l’énoncé
des uns et des autres pour complètement inaudibles (observation valant par
conséquent pour le pourcentage d’athées
ou de sans religion donné au paragraphe suivant).
[2] cf.
l’acculturation à une France laïque de migrants originaires de catholicités
aussi ‘’typées’’ que pouvaient l’être respectivement celles de Pologne ou de
l’Europe du sud, ainsi que la discrète adjonction à notre paysage cultuel du
bouddhisme et d’autres confessions non chrétiennes des réfugiés d’Asie du sud-est
ou associés à l’immigration chinoise.
[3] La
confrontation avec le système de valeurs et de droits des états européens étant
tout autant signifiante si on l’élargit à une société américaine qui perpétue
les exécutions capitales.
[4] La
pédagogie républicaine en matière de laïcité trouve une illustration très
démonstrative avec le cas des bureaux de vote. Respect du droit et souci de la
concorde civique s’y alignent sur ceci : a) la liberté de
conscience gravée dans la constitution fait obstacle à toute prohibition légale
visant le port de signes religieux par le électeurs présents dans l’enceinte du
vote ; b) la civilité, le sens des nuances et le tact
recommandent cependant à ces électeurs de ne pas user de la faculté d’arborer
de tels signes (un Grand Rabbin des années 1960 indiquait qu’il ôtait sa kippa
dans un bureau de vote par respect pour la République - ce qui fait norme au
reste devant l’urne) ; c) pour le président du bureau et ses
assesseurs, la fonction de magistrats de la république qu’ils exercent durant
toutes les opérations liées au vote leur interdit, de par la loi, d’afficher
une quelconque identification confessionnelle. On le voit, rien en pratique
n’est plus simple.
[5] En ce
sens, la déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen incluse
dans la constitution de l’An III (août 1795) proclame que « Nul n’est bon
citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux »,
énumération de devoirs qui pourrait trouver sa place dans un sermon dominical.