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samedi 18 juillet 2015

ÔTEZ CE VOILE QUE JE NE SAURAIS VOIR …


 Injonction ‘’laïcarde’’
ou manière de se demander quelle liberté il convient de défendre ?


Cet article a été partiellement publié par le blogue « féministes et croyantes, oui ! » dans ‘’Invité(e)s’’ le 29 Juin 2015


Les normes de ‘’la laïcité à la française’’ sont infiniment plus claires que les controverses continues à son sujet le laissent entendre - l’impression contraire venant de l’ignorance ou des arrière-pensées des polémistes qui s’agitent dans ce débat et des arguments que l’une ou les autres leur font produire.


L’article de Xavier Théry (pour Causeur), publié par le blogue Garrigues et Sentiers le 15 mai rappelle opportunément, à l’appui des constats et réflexions qu’il expose, que nous sommes appelés à vivre durablement avec des musulmans à nos côtés : 10 à 15% de la population à l’horizon de 2050 (pour 6 à 8% aujourd’hui), en regard de 10 % de catholiques (mais pour eux l’estimation avancées est peut-être basée sur des critères un peu minorants) - protestants, juifs et bouddhistes déclarés continuant à ne compter respectivement pour pas plus de 1%[1].

Il en découle que la laïcité qui agence notre société en tant que mode de protection de la liberté de conscience et d’organisation du pluralisme religieux, doit être recadrée pour qu’elle réponde aux situations nouvelles que font apparaître cette présence permanente d’une nouvelle religion et cet équilibre interconfessionnel inédit. Et d’autant plus si l’intégration du fait religieux dans la république est désormais à envisager en se représentant « une France composée de 80% d’athées ou de sans religion » (contre probablement plus de 50% actuellement).

Recadrée, mais non révisée, car l’histoire séculaire de nos affrontements religieux (ou sur la question des religions) et le parcours de pacification qu’avait été emprunté la république au début du XXème siècle attestent, pour l’une, de l’impérieuse nécessité de mettre en avant dans nos lois fondamentales la liberté de croyance et de non croyance et, pour l’autre, de la pertinence de la ‘’laïcité à la française’’ comme instrument de régulation juridique et sociale de la diversité des appartenances et des convictions.

Une pertinence que deux raisons invitent à garder à l’esprit. La première tient à ce que si les revendications confessionnelles ne font plus couler le sang, elles demeurent porteuses d’une radicalité qui est susceptible de passer du demi-sommeil à la virulence en à peine quelques semaines - les manifestations dites ‘’pour tous’’ en ont fait la démonstration. La seconde renvoie à la violence qui est contenue dans tout antagonisme qui traverse la société française - une violence qui pour être ordinairement verbale à présent, n’en atteint pas moins un degré incomparablement élevé par rapport à ce que les nations voisines donnent en exemple -  et qui suggère que les passions et l’acharnement propres aux conflits religieux d’autrefois sont passés dans nos oppositions politiques et peut-être plus encore dans nos débats sur les questions de société, auxquelles au demeurant est aujourd’hui renvoyé le sujet de la coexistence des cultes.

Ceci étant, le constat des polémiques incessantes sur le triptyque islam-immigration-intégration a tout pour donner à penser que s’agissant du recadrage de nos normes laïques qui s’impose, on est malheureusement devant un exercice des plus incertains. Le voile, en ce qu’il est d’abord abcès de fixation pour ces polémiques, y a sa large part.


        Dans ces polémiques, la thématique du voile s’est vu affecter la place de la ‘’mère des batailles’’.

Pour les mauvaises fois de tous bords qui s’en sont saisies, le sujet du voile était singulièrement propice pour convoquer à l’encontre des musulmans les images qui donnent libre cours aux pulsions xénophobes et au racisme. Pour les bonnes volontés qui tentent de contrebalancer l’effet de leurs discours, il fallait par contrecoup privilégier également cette thématique, en mesurant par avance qu’elles auraient à faire face à une somme d’ignorance, de confusion, de préjugés et de contre-vérités. Le contre-message qu’il leur appartenait, et qu’il leur appartient, de marteler est des plus clairs : marquer ce qui sépare irréductiblement la laïcité républicaine, de par les valeurs et les principes auxquels elle se réfère, du déni de la liberté de croyance, de la discrimination ou de la ségrégation d’un culte et de la stigmatisation systématique et obsessionnelle de ses pratiquants et de son assise civilisationnelle, tout en réaffirmant que la République est indivisible et partant qu’elle ignore tout sectionnement communautaire de la nation et ne connaît que des citoyens égaux entre eux.

Concernant l’islam ‘’de France’’, la démarche authentiquement laïque se définit par le but auquel elle s’arrête : faire en sorte que le pacte républicain inclue pleinement, et voie s’attacher à lui à la même mesure, tous les français musulmans - en leur prouvant d’abord qu’il est leur espace naturel, comme la configuration de la laïcité qui en est l’un des piliers fondamentaux est le cadre protecteur de leur foi, cadre dessiné et fortifié par la république au bénéfice de toutes les confessions et de toutes les libertés de pensée.

Autrement dit, le régime et les dispositifs de la laïcité ont en l’espèce pour raison d’être de dégager les conditions grâce auxquelles la présence du culte musulman sera en quelque point du territoire que ce soit, aussi banale que peut l’être celle de la religion réformée - croyance minoritaire moins ‘’exotique’’ mais qui fut elle aussi jugée séparatiste et, au sens propre, intolérable - et son exercice individuel et collectif tout autant dépourvu de difficultés ou de tensions que l’est devenue la pratique de la foi protestante par celles et ceux qui la professent.

Au regard du passé de guerres civiles, de persécutions et d’exclusion qu’on traversé les protestants - entrecoupé de 1598 à 1685 par l’apaisement relatif en vigueur sous l’empire de l’Edit de Nantes -, entre les premières condamnations prononcées à leur encontre sous le règne de François 1er et l’Édit de Tolérance accordé par Louis XVI en 1787, puis la proclamation de la liberté d’opinion religieuse par la Déclaration des droits de 1789, il ne semble pas que l’arrangement du culte musulman à la république présente des obstacles beaucoup plus insurmontables que ceux dont il a fallu triompher à la fin de l’Ancien Régime pour incorporer le protestantisme à un Etat catholique où la très grande majorité des populations, tous ordres et toutes couches sociales confondus, n’avait jamais seulement entrevu par le passé que l’unité de la foi, fût-elle maintenue par la force des armes et la fureur du feu, pût être battue en brèche. Et pour instaurer un pluralisme religieux dans une France qui communiait jusque là dans son statut de ‘’Fille aînée de l’Eglise’’ et où la légitimité des rois reposait sur la conformité de leur désignation à un ordre divin dont cette Eglise, dispensatrice de l’onction du sacre, était l’incarnation au sein du royaume, vis à vis des souverains successifs et parmi leurs sujets.

La question du voile renvoie bien d’abord à l’arrangement des diverses confessions avec la république. Arrangement dont pour le catholicisme et pour le judaïsme les modalités ont été définies respectivement sous la III ème République et sous le Premier Empire ; pour les deux monothéismes qui font partie du patrimoine confessionnel français, si l’Histoire a amplement montré que rien n’était jamais acquis, il procède à présent d’un ajustement continu et en quelque sorte ordinaire. En revanche, pour le culte musulman tout reste pratiquement à inventer, et au regard de cet impératif, et donc du recadrage de notre laïcité qui en fait son premier enjeu, le voile souligne l’obligation d’en passer par une prise de conscience des contradictions à assumer et à s’efforcer de résoudre.


Que dire encore du voile qui n’a déjà été débattu ? . . .

Et d’où partir pour cerner la véritable nature et les enjeux de ce débat, sinon du cas des collégiennes ou lycéennes de confession musulmane qui dans l’espace scolaire, sont confrontées à l’interdiction du port des signes religieux ostensibles. C’est bien à leur propos, et dans cet espace parce que l’école est devenue après la Révolution le champ de bataille naturel des discordes et des luttes civiles autour du fait religieux, que les polémiques sur les marqueurs confessionnels sont nées et qu’elles resurgissent régulièrement sur des situations ponctuellement conflictuelles. Ces polémiques s’étendent naturellement au cas de toutes les femmes musulmanes qui ont affaire avec la prohibition du voile dans les activités publiques auxquelles elles apportent leur concours - les sorties scolaires en premier lieu. Et qui ont à compter avec la réprobation, voire l'animosité que leur valent le port du voile dans l’espace public - transports en commun, commerces divers, bureaux de postes, ou tout simplement terrain banal de la rue.

Ces jeunes filles et ces femmes reçoivent cependant des soutiens provenant de milieux très divers : une syndication informelle et composite en faveur d’une tolérance ou d’une acceptation du voile où se distinguent notamment des représentants des sensibilités chrétiennes qu’on aurait naguère, du temps des mobilisations anti colonialistes, qualifiées de progressistes, des militantes féministes qui privilégient la libre détermination des intéressées à se voiler et des porte-parole de courants d’inspiration libertaire, ainsi que des individualités qui, par conviction personnelle, prennent a priori le parti de la liberté sans vouloir le mettre en balance avec d’autres considérations et engagements. Et outre l’encouragement qui leur est naturellement garanti de la part des fondamentalistes de leur propre univers religieux, elles trouvent dans d’autres confessions des appuis au sein des différentes variétés d’intégrisme où les contempteurs de la laïcité peuvent voir dans la défense de leur choix de porter le voile une occasion d’en découdre avec celle-ci et avec les principes républicains auxquels elle renvoie.

Ces soutiens pèsent bien peu face à une vague de fond qui réunit dans l'acharnement mis à bannir les affichages publics d’une adhésion la religion musulmane, et au-delà dans l’antipathie ou l’hostilité qui s’adressent à n’importe quelle forme de visibilité de cette religion - pour l’hostilité, cela va des menus servis par les cantines scolaires aux constructions de mosquées -, tous les types de motivations et de partis-pris ligués contre l’islam en tant que tel. Une coalition que fédère l’intention d’ostraciser celui-ci et ses fidèles considérés pareillement comme des corps étrangers dont l’implantation sur le sol français (variante : en terre chrétienne) serait contre nature et funeste, et qui à force de cibler le voile dans le discours de ses partisans et de le citer à comparaître en témoin du bien fondé de son appel à la discrimination, conforte la position de celles et de ceux qui de bonne foi regardent la question du port du voile exclusivement en tant qu’enjeu de la liberté de conscience.


Le vrai sujet étant l’islam dans la république, pour autant que ce ‘’dans'’ soit traité comme la solution et non comme le problème.

Pour l’islam de France, aux obstacles d’ordre culturel, économique et social qui viennent ralentir ou entraver le cheminement de son insertion dans la citoyenneté et dans les territoires de la république, s’ajoute cette coalition de rejets qui, fondamentalement, lui dénient d’un même mouvement - même si c’est à des degrés divers - le droit d’être présent au milieu des ‘’Français de souche’’. Et a fortiori dans un rapport d’égalité entre les croyants musulmans et ceux des religions convoquées par cette logique d’exclusion pour délivrer à la France le label attestant de ses ‘’racines chrétiennes’’ irréductiblement distinctives.

Des rejets dont la matrice - les dénonciateurs d’une islamisation rampante fussent-ils ou non éclairés sur l’origine de leur phantasme - se situe dans le positionnement séculaire des religions musulmane et chrétienne en ennemis déclarés, dans la sanctification que chacune a accordée à l’aversion et aux guerres dirigées contre l’autre - aversion irrémissible engendrant des guerres impitoyables, des Croisades à Al-Qaïda et Daech.

La disqualification de son concours à la francité qui est signifiée à l’islam de France se décline, pour une partie de la population française qui ne cesse de gagner en nombre et en hargne, sur l’ensemble des spécificités cultuelles propres à l’islam ‘’visible’’, toutes interprétées comme autant de sujets de discordance insurmontable avec la communauté française - celle-ci étant référée à la fois dans la configuration ‘’historique’’ qui est lui dessinée par le roman national et dans les traits qu’elle présente au début du deuxième millénaire.

Ces causes de discordances sont pour partie identifiées dans les rituels et le calendrier attachés à la pratique de la religion musulmane, dans les obligations auxquelles les fidèles se conforment (les prescriptions alimentaires n’étant pas les moins mal tolérées), et dans l’origine géographique de la majorité de ces fidèles - une origine qui les désigne à l’un des racismes les plus enracinés sur notre ‘’autre bord de la Méditerranée’’ et qui leur a toujours valu d’être en butte sur notre sol ou sous l’ombre de notre drapeau à un mélange de défiance, de mépris et de dérision, et à une ségrégation inentamable.

Quand elles n’appartiennent pas simplement à un imaginaire vénéneux, les discordances cataloguées dans le répertoire des récusations dont la naturalisation de l’islam est l’objet, en appellent à des craintes non fondées ou très exagérées que l’avenir a tous les moyens de dissiper - en considération notamment des intégrations qui derrière nous ont été des succès en dépit de particularismes confessionnels fortement marqués[2].


Le parcours qui va de ‘’l’islam en France’’ à ‘’l’islam de France’’.

En revanche, c’est à bon escient que les thématiques du débat autour de ‘’l’islam en France’’ se concentrent sur le point d’entrée par lequel cette naturalisation a la nécessité de passer.

Point d’entrée (ou d’étape) qui pour ‘’l’islam de France’’, et pour qui individuellement y adhère, se confond avec le ‘’tri’’ qu’il leur revient d’effectuer dans le patrimoine de traditions assemblé sur les terres où l‘islam est implanté depuis des siècles, et avant tout  parmi les normes sociales et les modes de comportement privé et familial qui, souvent très antérieurs au monothéisme musulman ou non directement sourcé dans son message originel, sont incorporés à ce patrimoine. ‘’Tri’’ qui dans l’inventaire des codes qui régissent les différentes sociétés de l’aire musulmane, et dans les référentiels qui y façonnent les mentalités, requiert de procéder au partage entre ce qui est et ce qui n’est pas susceptible de s’accorder aux droits en vigueur et aux libertés consacrées dans l’Europe occidentale d’aujourd’hui.

L’objet de ce partage ne doit laisser place à aucune ambiguïté : l’intellection et la prise de conscience qui ont à en décider ont pour borne le but qui lui est assigné - écarter tout ce qui dans lesdits codes et référentiels porte une incompatibilité avec les droits et libertés instituées dans nos sociétés -, et se voient strictement contenues dans la limite qui lui est impartie - ne disqualifier rien d’autre que ce en quoi s’affirme une incompatibilité avérée.

En notifiant à ‘’l’islam en France’’ l’exigence de départage normatif, on ne méconnait pas que toute civilisation, toute culture et toute société attendent d’être respectées - et, dans le principe, indéniablement à juste titre ; mais cette intimation ne crée assurément pour ses destinataires aucune obligation de la satisfaire sans conditions. Sauf à tomber dans un relativisme culturel qui ne serait rien d’autre qu’un indifférencialisme éthique. Un indifférencialisme qui se refuserait à faire une distinction, par exemple, entre les états qui ont librement adhéré à la Charte des droits fondamentaux de l’UE et l’Arabie saoudite régentée par la législation et par l’arriération des mœurs qu’y impose le wahhâbisme ; ou, encore, qui renverrait dos à dos, comme investies d’une égale dignité, les sociétés démocratiques, libres et égalitaires de Scandinavie et l’Afghanistan sous l’emprise des talibans (et probablement vouées à y revenir), ou la Suisse ou la Norvège et les zones tribales du Pakistan[3].

Certes, presser ‘’l’islam en France’’ de se détacher de codes et de normes multi séculaires qui traversent les sociétés incluses dans l’espace de la religion musulmane, faire de la démonstration de ce progressisme consenti la condition de sa reconnaissance comme ‘’l’islam de France’’, c’est prendre le risque de sur activer parmi les (jeunes) citoyens musulmans les tendances au repli communautaire. D’autant plus qu’à toutes les méfiances, aversions et discriminations que valent à ceux-ci le particularisme de leur religion, s’ajoute l’expérience qu’ils font par eux-mêmes du statut inférieur qui lui est réservé à tous égards dans une société dont on ne cesse de leur rappeler qu’elle est entièrement ce qu’en a fait son passé chrétien et qu’elle appartient aux seuls héritiers de ce dernier.

Et l’appartenance a la religion musulmane, effective ou présumée, valant ainsi déjà à elle seule relégation - une relégation entretenant chez ses fidèles un fond grandissant de frustrations -, l’incitation à l’intégration dans la nation assortie d’une exigence de mise en conformité avec le corpus juridique et culturel dans laquelle celle-ci se reconnaît, s’expose à provoquer une résistance ‘’du faible au fort’’ ; une résistance qui conduirait en particulier à ce que l’injonction adressée par la république aux musulmans de France de renoncer à des représentations et à des critères de conduite enracinés dans l’étendue et dans l’histoire de l’aire islamique, aboutisse seulement à dresser face à face deux résolutions antagonistes qui tiendront les obligations que respectivement elles invoquent pour identiquement non négociables.

Toutes ces objections sont évidemment sérieuses, mais au risque d’aller au devant de critiques attendues, on soutiendra qu’aucune n’est finalement recevable : si prises une à une, rien ne les infirme directement, elles tombent en effet d’elles-mêmes dans leur ensemble pour la simple raison qu’il n’y a en réalité pas matière à débat. On peut le regretter selon ses options philosophiques ou politiques, suivant la conception qu’on a de la société, mais la France étant ce qu’elle est, la république et la nation y étant conceptualisées comme elles le sont, ‘’l’islam de France’’ ne sera jamais admis comme tel si outre évidemment sa conformation à la loi, il ne se fond pas dans le pacte républicain - comme le catholicisme y est venu -, non seulement en souscrivant à ses clauses les plus affirmatives de la neutralité religieuse de l’Etat et des institutions publiques, mais également en déférant aux codes du vivre ensemble qui en découlent.

Et si, au-delà de l’acquiescement à ces codes, il ne s’aligne pas sur les libertés et les droits dont le corps social s’est doté - un alignement qui lui est bien sûr demandé en premier lieu concernant les libertés et les droits qui ont été solennellement légués par la Révolution et par l’histoire post révolutionnaire, mais de façon encore plus significative peut-être, vis à vis de ceux bien plus récents qui ont été difficilement conquis sur les ‘’questions de société’’ : on touche là sans doute, pour l’islam, au facteur décisif s’agissant de son incorporation à la société française dans la mesure même où les bases des comportements personnels sont intiment en cause.

S’aligner signifiant en l’espèce pour l’islam de France se mouvoir au milieu de ces libertés et de ses droits en percevant que dans la citoyenneté française, ils ont pris rang et acception d’acquis, à l’instar de toute garantie posée par la loi, et de constituants de l’ordre social légitimés par un consentement démocratique. Et en les considérant comme partie intégrante de la normalité de la société au sein de quelle il s’est implanté. Banalisation du regard et du jugement dont on peut escompter qu’elle agira en sorte que progressivement, les français musulmans en viennent à se servir des lois correspondantes à peu près comme le font leurs concitoyens ; à cet égard également l’exemple des catholiques et de leur rapport aux lois porteuses d’émancipations combattues par leur Eglise fournit probablement le référent le mieux approprié.


Le voile, un débat inutile, ou une occasion bienvenue de réapprendre les bases de la laïcité ?

Dégagée de la problématique de l’insertion de l’islam dans la société française et de sa naturalisation en tant qu’islam de France, la question du ‘’droit au voile’’ se resserre sur la contradiction que l’affirmation de ce droit est susceptible de porter au corpus républicain du vivre ensemble, à travers l’idée de la laïcité qui s’y intègre, ainsi qu’aux valeurs que nous partageons avec les sociétés démocratiques d’Europe occidentale.

Vis à vis du corpus républicain, la revendication du port du voile s’analyse hic et nunc sous l’angle de la polémique qui s’est installée dans le débat civil et politique et qui met globalement en cause l’affichage en public de signes d’appartenance religieuse.

Ces signes d’identification ont presque perdu toute visibilité dans les confessions chrétiennes, les religieuses catholiques constituant à cet égard l’exception la plus souvent rencontrée - du moins pour celles qui ne sont pas ‘’en civil’’ ; mais comme pour les clercs qui se signalent également dans l’espace public par leur habillement, la tenue qui s’accorde à leur état est très majoritairement perçue comme un vêtement professionnel distinctif, à l’instar des uniformes des facteurs, pompiers, policiers …

Cette visibilité est présente en revanche pour la religion musulmane et pour le judaïsme. Toutefois, concernant ce dernier, on observera qu’à l’opposé du traitement réservé à l’islam, l’exposition de ses pratiques vestimentaires est curieusement occultée dans les controverses actuelles : les violences en lien avec le port de la kippa sont certes régulièrement dénoncées par les institutions juives, et leur augmentation entre pour beaucoup dans la perception qu’ont les juifs ‘’religieux’’ d’une aggravation de l’insécurité qu’ils subissent au quotidien, mais, indirectement, elles attestent aussi de ce que l’observance de cette prescription est largement offerte à la vue là où le judaïsme orthodoxe est le plus présent ; il en va de même, quoique ce soit à une échelle plus réduite, pour les autres prescriptions en lien avec l’habillement, et l’hypothétique conciliation entre cet affichage confessionnel très contrasté (et le plus souvent incompris) et la perception dominante de la laïcité n’est pratiquement jamais mise en question.

Ceci étant, le problème qui est passionnellement agité sur le sujet des signes religieux ostensibles possède cette étrangeté de n’avoir pas de raison objective de se poser.

Affirmation qui a sûrement tout pour étonner et déranger, mais qui argue de ce que ‘’la laïcité à la française’’ dispose sur ce sujet de toutes les réponses aux interrogations de portée générale comme aux cas particuliers, ou de toutes les références et repères sur lesquels une réponse accordée aux valeurs républicaines peut s’appuyer. Ses normes, les jurisprudences qui les ont précisées et enrichies, et la doctrine sur laquelle elle se guide pour réguler l’économie des droits qui en appellent à son arbitrage, sont en effet infiniment plus clairs que les disputes continues à son propos ne le laissent entendre - l’impression contraire venant de l’ignorance qui domine le débat ou des arrière-pensées qui le confisquent, et des arguments que l’une ou les autres font prospérer.

Le principe que cette laïcité met au-dessus de tous les autres (cf. la loi de séparation de 1905 et son article premier) est la liberté de conscience - la liberté d’opinions ‘’même religieuses’’ (même ayant ici, historiquement, le sens d’y compris) proclamée par la déclaration des droits de 1789 et que la république a toujours considéré comme son legs le plus précieux parmi ceux reçus de la Révolution. Seule la manifestation de ces opinions est soumise à une réserve, qui tient dans la seule condition « (qu’elle) ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».

Le moyen qu’elle a mis en œuvre pour garantir la protection de la liberté de conscience - et le libre exercice des cultes qui en est le corollaire - et tout autant la reconnaissance du droit à l’abstention de toute croyance religieuse, réside, à travers la séparation des églises et de l’Etat, dans la notification que ce dernier se fait à lui-même de sa neutralité absolue en matière religieuse. Vis à vis de toutes les confessions, cette neutralité assure qu’aucun culte ne sera ni favorisé ni discriminé, et plus encore qu’aucun d’entre eux ne sera en capacité de tourner à son avantage ni d’influencer la législation de la république, la loi étant par essence l’expression de la volonté générale et n’ayant d’autre source que la souveraineté nationale qui formule cette volonté.


De la codification d’un vivre ensemble 
à l’usage raisonné d’un savoir-vivre.

Rapportés au traitement de la question des signes religieux, ce principe et ce moyen dégagent le cheminement de la réflexion qui s’accorde au pacte républicain par sa cohérence avec les contours et avec l’esprit de la laïcité que ce dernier a validés.

La loi - élevée au niveau où elle proclame les droits constitutionnels - dicte le respect de la liberté de conscience ; il découle de cet impératif qu’elle ne peut interdire le port volontaire de signes d’identification religieuse, ou perçus comme tels, qu’aux agents de la république dans l’accomplissement de leurs fonctions où ils sont soumis à l’obligation de neutralité des autorités publiques, et dans le cadre scolaire en vertu des dispositions qui sont venues trancher la longue bataille entre cléricaux et républicains sur l’école.

Pour le reste - entendu comme recouvrant tous les autres aspects de la problématique du signalement confessionnel dans l’espace public -, la réponse aux contradictions qui, par la force des choses, apparaissent dans la recherche d’un agencement consensuel entre normes laïques édictées par la loi d’une part et prescriptions respectivement attachées à chaque culte d’autre part, renvoie à une notion totalement absente dans les débats actuels : celle de civilité, traduction citoyenne de la courtoisie ordinaire entre particuliers.

Une civilité républicaine, qui est complémentaire (et quelquefois accommodante sur des points relativement secondaires) par rapport aux dispositions légales et aux diverses règles qui concrétisent le caractère laïque de la république, et en même temps constitutive d’une politesse civique qui enjoint de ne pas projeter dans l’espace partagé avec ses concitoyens les marques fortement et indiscrètement distinctives d’une appartenance religieuse. Ou, à tout le moins, de ne pas se déterminer à le faire sans avoir envisagé l’impact de cette projection sur les sensibilités des concitoyens visés ni les effets en retour qu’on risque d'entraîner : appréciation qui sera bien sûr nuancée selon le contexte où elle aura à se former-  moment, conjoncture, tensions qui s’y font jour - et en fonction de considérants tels que le signe d’identification concerné et le cadre ou le milieu où ce dernier sera affiché. Et qui exclut a fortiori de manifester de façon ostentatoire, c.a.d. outrancière, voire provocatrice, cette appartenance religieuse.

Mieux encore qu’un vivre-ensemble accordé au pluralisme confessionnel et philosophique, cette notion de civilité détermine un savoir-vivre républicain qui en appelle à la mesure et au tact en tant que premiers garants et  régulateurs de la tolérance. Et dont le partage trace sans doute la dernière ligne de défense face aux passions qui interagissent au service de la ségrégation et de l’exclusion et qui menacent de tout emporter.

Un savoir-vivre républicain qui inclut cependant une condition de réciprocité - le respect de l’autre et le devoir de tolérance étant par définition assujettis à une symétrie. Il requiert en effet que le regard dirigé sur les signes religieux soit lui aussi ouvert aux nuances de sorte que son appréciation fasse la part de l’âge et de la situation de celui ou de celle qui les porte ainsi que de son statut - critère qui légitime évidemment en premier lieu les formes usuelles d’identification d’un ministre du culte dans la sphère publique - et que parallèlement, elle considère l’intention qui se laisse entrevoir. Et au delà il suppose que cette appréciation examine posément les raisons ou les circonstances avancées pour justifier d’une exposition confessionnelle collective susceptible de paraître invasive vis à vis du modus vivendi laïque[4].


Le voile doit-il pour autant être traité comme un signe d’appartenance confessionnelle parmi d’autres ?

Le port dans l’espace public de marques d’appartenance religieuse est-il protégé par les lois fondamentales de la république ? Assurément oui, ainsi qu’on l’a vu. Le voile bénéficie-t-il de cette protection à la mesure de la conflictualité qui l’entoure ? La réponse est tout autant affirmative. La question de la compatibilité du voile avec le modèle républicain se réduit-elle à une confirmation de la liberté de choix et de pratique confessionnelle ? Assurément non, cette fois.

La ‘’laïcité à la française’’ est certes conçue pour protéger toutes les confessions et tous les attachements à la libre pensée et, par là, elle aurait pu être dénommée ‘’tolérance à la française’’. Mais son champ d’action n’est pas circonscrit à l’ambition originelle de fixer les droits et de dégager les équilibres et les consensus indispensables à la construction de cette tolérance : en ce qu’elle fait corps avec le pacte républicain, et de même que toutes les autres composantes de ce pacte, elle a également vocation à concourir à la protection de la République et à la réalisation du contrat social dont celle-ci est issue.

A cet égard, ni la liberté de conscience ni le libre exercice des cultes n’interdisent de considérer que le voile appartient aux signes religieux dont l’affichage public revêt le caractère communautaire le plus affirmé. Un caractère qui s’oppose- il ne faut pas cesser de le redire - à la conception même de la république, indivisible et égalitaire. Conception indissociable de la définition de la nation qui ne fait place entre celle-ci et les citoyens qui la composent à aucun corps ou groupement intermédiaire, prévenant par là la contrainte sociale qu’ils pourraient exercer en édictant des normes internes étrangères à la loi. Au regard de cette idée de la nation, l’Etat ne positionne sa neutralité religieuse qu’en face de familles de croyance et de pensée dont la seule raison qu’il a de se préoccuper est la nécessité de réguler leur coexistence pour que les droits d’expression de chacune soient garantis et que cette garantie soit d’abord apportée par la sauvegarde de la paix civile.

Il en résulte que pour établie que soit la licité du port du voile, elle n’exclut en rien le combat d’idées contre la dimension communautaire que celui-ci comporte. Combat qui s’entend comme exclusif de toute stigmatisation mais dont l’enjeu est rien moins que la substance de la citoyenneté - et qui sur cette justification, se légitime pareillement à l’encontre de toute revendication, cultuelle ou autre, d’une reconnaissance identitaire, et a fortiori dans les formes extrêmes de l’identitarisme ou du communautarisme.

De même, liberté de conscience et libre exercice des cultes laissent entier le droit de dénoncer dans le voile ce qui l’inscrit au nombre des codes patriarcaux archaïques auxquels une grande partie de l’humanité demeure enchaînée. Dénonciation qui vise d’abord la conception mentale qui a présidé à la genèse d’une représentation de la femme vouant celle-ci à ne retirer ce qui doit la dissimuler au regard des hommes que devant et pour celui d’entre eux auquel elle appartient.

Ce second combat d’idées vaut, sans exception, contre toutes les discriminations sexuées énoncées ou validées par des prescriptions religieuses. Il est d’autant plus légitime que la démocratie républicaine, à la différence de la démocratie libérale (encore que celle-ci privilégie les types de référentiels qui lui sont propres), ne se tient pas à une neutralité culturelle : notre république a toujours entendu promouvoir un corpus de valeurs communes, en particulier par l’école et par la presse qui la soutenait, ou encore, autrefois, par le service militaire. ; il n’est pas contestable qu’elle est parvenue sur une longue période, et au moins depuis l’affermissement de la III ème république, à faire majoritairement partager ce socle idéologique résumé par sa devise originelle : Liberté, Egalité.

Les obligations dictées aux femmes en matière d’habillement et de coiffure composent évidemment le terrain où ces discriminations se déploient le plus visiblement. Pour nos concitoyens, l’interprétation confessionnelle de cette visibilité apparaît plus facilement dans le cas des femmes musulmanes tant l’association islam/voile est redevenue étroite - encore que les voix ne manquent pas pour renvoyer aux exégètes la discussion sur le point de déterminer si le voile, compte tenu notamment de ce que son usage est considérablement antérieur à l’apparition du monothéisme musulman, possède ou non, et dans quelle mesure, une signification religieuse, et dans l’affirmative, si et comment, celle-ci se conçoit aujourd’hui dans un pays non musulman. En toute hypothèse, la réprobation éthique dont la république charge le voile et tous les identifiants ayant la même destination repose sur une acception de la dignité humaine et sur une considération d’incompatibilité : dans des états européens qui ont intégré - si difficilement et si tardivement - l’égalité hommes-femmes au nombre des fondamentaux de leur pacte social, qui ont non seulement voulu faire entrer cette égalité dans leur référentiel sociétal mais la promouvoir comme principe inséparable des libertés publiques et des droits individuels les plus essentiels et les plus intangibles, ces discriminants, dans leur totalité, ne sauraient être regardés autrement que comme le produit de civilisations patriarcales et que comme parties prenantes des codes appliqués dans celles-ci au préjudice des femmes.

Codes qui partout où ils ont cours, configurent un statut où pères (ou frères) puis maris disposent d’un droit de vie et de mort sur les jeunes filles et les femmes qui sont respectivement assujetties à  leur autorité - ou à tout le moins de reniement ou de répudiation socialement avilissantes -, droits plus spécialement appliqués quand ‘’l’honneur’’ de la famille, du clan ou de la tribu est censé être en jeu. La fixation de cet ‘’honneur’’ sur la préservation de la virginité (laquelle mérite d’être interrogée sur ce qui renvoie l’obsession dont elle est l’objet à une perversion sexuelle à travers la fascination qu’y exerce le sang et le phantasme de viol qui s’y exprime) et sur l’obéissance des femmes mariées aux assignations qui assimilent chacune d’elles à un bien dévolu en toute propriété à l’homme à qui elle a été donnée ou vendue, entrant en première ligne dans le système qui au sein des sociétés concernées, perpétue depuis des millénaires l’asservissement de la condition féminine au pouvoir absolu des hommes.

C’est bien en ce qu’il renvoie à ces civilisations et sociétés patriarcales, à l’instar des autres discriminations sexuées entérinées et sanctifiées comme découlant des devoirs impartis aux croyants, que le voile, signalement et consécration de la condition immémoriale de servitude réservée au sexe féminin et notification adressée à celui-ci de l’infériorité et de l’impureté qui sont tenues pour lui être consubstantielles, n’est pas une question tranchée par la reconnaissance légale de son port dans l’espace public.

Autre façon de signifier que la disparition du port et de l’emprise du voile importe à la République. Et parallèlement de réaffirmer que le délaissement des fondements culturels de cette emprise, et de l’ensemble des référents qui ont imprimé dans les mentalités les obligations et les interdits auxquels les femmes sont enchaînées et qui les consignent dans une position d’indignité, ou de dignité inférieure, forme la part de loin la plus substantielle du départage normatif qui est attendu de l’islam en France, s’il ne se confond pas avec lui. L’abandon, terme fixé à ce départage, de toutes les représentations porteuses d’une incompatibilité avec les droits et les libertés dans lesquels la modernité qui les a institués se reconnaît, coïncidant au reste avec l’affranchissement des ancrages archaïques et fondamentalistes et le retour aux sources du libre examen auxquels les intellectuels musulmans éclairés adjurent - à ce jour désespérément - l’islam dans son entier de procéder.


Ce qui est protégé par les lois de la république
peut être combattu au nom des valeurs de la république.

Face à ce devoir d’alignement sur le corpus libéral et émancipateur dont notre société s’est dotée, c’est avancer un moyen de défense irrecevable que d’alléguer que les discriminations infligées aux femmes sont inséparables de la religion au nom de laquelle elles sont imposées, et que les commandements de celle-ci (ou prétendus tels) qui les dictent sont par conséquent protégés au nom de la  liberté religieuse. En l’espèce, l’invocation de cette liberté rencontre en effet la limite que connaissent tous les droits : aucun d’entre eux n’est jamais absolu, car ce serait admettre qu’il vienne menacer d’autres droits et que tel droit donné à une personne physique ou morale, ou reconnu à une catégorie, puisse ainsi contredire ou infirmer les droits possédés par des tiers.

Pour pousser la démonstration jusqu’à l’absurde, on fera observer qu’accorder au voile ou à ses équivalents une sorte d’impunité morale au nom de la liberté confessionnelle, ou faire bénéficier, sur une assertion identique, du même laissez-passer toute autre greffe ou réminiscence de codes patriarcaux, reviendrait pour une république se réclamant de valeurs radicalement opposées à ces codes, à accepter la polygamie et les mariages forcés, voire à tolérer jusqu’aux lapidations pour adultère et aux assassinats de jeunes filles ou d’épouses rebelles, sans exclure, au titre des pires abominations, la pratique de l’excision dès lors qu’elle serait présentée comme une obligation religieuse.

Le voile a une réalité - celle de la servitude et des violences subies par les femmes - et une symbolique - la soumission à un statut patriarcal qui commande les unes et les autres parce qu’il procède d’un mépris du sexe féminin probablement conçu au plus reculé de l’’humanité et d’une arriération entretenue de siècle en siècle. Vis à vis de tout statut de ce type, la république n’en appelle pas seulement à sa laïcité contre les motivations religieuses qui sont susceptibles d’être invoquées pour le perpétuer : sa confrontation avec les racines culturelles de la discrimination des femmes la place devant les promesses de sa fondation qui lui intiment de se vouer sans relâche à l’éradication des inégalités, au minimum de droits, parmi ses citoyens, et partant à l’abolition de toute espèce de différenciation entre citoyennes et citoyens en termes de dignité et de liberté.

La laïcité à la française figure ainsi une sorte de grand écart entre une volonté de pacification religieuse qui s’appuie sur la loi et sur une civilité républicaine venant à bout des contradictions inhérentes à un modus vivendi pluraliste, et la proclamation par la République de l’inacceptabilité des discriminations entre les deux sexes - inacceptabilité étendue, dans le principe, aux distinctions de droits entre les orientations sexuelles. Nul inconfort n’a pour autant à peser sur sa gestion : la combinaison d’une protection constitutionnelle qui sur la présomption de traiter de la liberté de conscience et des cultes, positionne les signes d’identification religieuse dans le champ de ce qu’il est interdit d’interdire, et d’une pédagogie inspirée des Lumières œuvrant à l’élimination des préjugés patriarcaux ne sollicite rien d’autre qu’une intelligence civique de la tolérance.


En guise de conclusion … pour autant que traiter de la tolérance permette jamais de s’arrêter à une conclusion …

Traiter du recadrage de notre laïcité qu’entraîne l’établissement de l’islam au sein du pluralisme confessionnel, ne pouvait se faire qu’en agençant la réflexion autour du sujet du voile. D’abord pour la place privilégiée qui lui est faite dans les controverses sur le port de signes ostensibles d’identification religieuse - question majeure, quoi qu’en en pense, de la problématique laïque. Et plus encore parce que dans ces controverses, le voile est ciblé avant tout pour le faire concourir à la déconsidération et à la ségrégation des Français musulmans.

On en a appelé à une intelligence civique de la tolérance. C’est prendre ce parti que de convoquer quelques évidences qui sont de nature à contrarier la stigmatisation de l’islam en France et à aider à la pleine insertion de ses pratiquants dans la république laïque.

La première est que la république, si l’athéisme entre amplement dans la conception de la pensée politique qui l’inspire et la soutient, n’est antagoniste d’aucune spiritualité, et qu’elle est même naturellement portée à regarder toute spiritualité authentique comme participant éminemment à l’élévation de l’esprit humain - au même titre que la philosophie, la poésie, les arts et la musique, ou que tout autre apport à l’enrichissement d’une culture et au développement intellectuel et moral des individus. Faut-il remettre en mémoire qu’à sa première fondation, elle a affirmé et inscrit sur le fronton de ses bâtiments publics l’article de foi suivant lequel « le peuple français reconnoit l'existence de l'Être Suprême et l'immortalité de l'âme »? Ou que le succès final de son enracinement comme régime politique a bénéficié du concours, parmi les plus actifs, du mouvement maçonnique dont l’assise était incontestablement spiritualiste ?

Au demeurant les finalités et les devoirs que les trois monothéismes donnent en ce monde aux sociétés humaines ne diffèrent pas fondamentalement des buts politiques et des obligations citoyennes que la république inscrit dans la morale civique dont elle instruit le corps social : la justice, la probité, le respect de l’autre, l’entraide et le secours mutuel, la paix[5] ...

En revanche, vis à vis des religions - institutionnalisation d’une spiritualité et formalisation de celle-ci à travers un lien d’obéissance à une dogmatique et à une hiérarchie d’autorités normatives -, notre république, fille du libre examen et de l’esprit critique, et qui sanctuarise la liberté de pensée sans laquelle elle cesserait d’être gouvernée par le débat démocratique, se tient sur la réserve que manifestent la séparation et la neutralité de l’Etat vis à vis de tous les cultes. Et quant aux cléricalismes, il va de soi qu’elle les considère indistinctement comme son adversaire déclaré en tant que forces de pression agissant pour soumettre la loi et donc la nation à une tutelle confessionnelle (la volonté de protéger la souveraineté de la loi devant toutefois donner en contrepartie aux croyances et aux convictions la pleine mesure d’un droit à l’objection de conscience dans ce qui touche au plus fondamental de l'éthique).

La deuxième évidence est que pour ce qui lui vient des sociétés patriarcales de son aire d’implantation historique - référentiels culturels, codes sociaux et autres legs de mentalités archaïques -, l’islam est plus directement interpelé par la condition mise à la participation au pacte républicain : l’alignement sur les libertés, droits et garanties, publiques et privées, qui font corps avec celui-ci. Mais cela ne signifie en rien que des positionnements, des conceptions ou des pratiques sourcés dans d’autres religions ne sont pas inconciliables avec les droits et les principes dont la république se réclame.

Pour les cultes visés - en clair, le judaïsme et le catholicisme - ces positionnements se donnent à voir chez les uns, dans la réactivation d’une démarcation communautaire de plus en plus revendiquée - réactivation procédant d’un surplus d’obstacles mis aux mariages ‘’mixtes’’, d’un encouragement à la ségrégation scolaire et de la surexposition de différenciations touchant à des rythmes et des spécificités de vie qui par leur visibilité ou leurs conséquences portent déjà en elles-mêmes le risque d’un isolationnisme confessionnel ; et chez les autres, par la mise en mouvement qui s’est faite jour dans les manifestations ‘’pour tous’’, d’une minorité concentrée sur la restauration d’un ordre conceptuel et moral muré dans un traditionalisme qui a peu à envier à celui sévissant dans les sociétés de l’islam et, concomitamment, par la résurgence d’un cléricalisme de revanche - celui qu’on a vu compter sur ces mêmes manifestations pour faire reculer le pouvoir législatif d’une démocratie laïque devant la légitimité supérieure d’une autorité cultuelle et devant l’intangibilité et l’universalité que celle-ci confère à ses normes.

Pour les conceptions et pour les modes de comportement, c’est à leurs représentations voisines de la ‘’nature’’ et de la place des femmes que l’inacceptabilité opposée aujourd’hui par l’esprit républicain aux discriminations sexuées renvoie les deux cultes concurrents de l’islam. Représentations qui se raccordent aux référentiels des sociétés patriarcales dans un arrière-plan qui pour se situer en un temps historique éloigné, ne se découvre pas moins dans l’inspiration des commandements et intimations que chacune de ces religions destinent au sexe féminin, pour fixer sa condition et codifier sa conduite.

La troisième évidence, qui serait plutôt une mise en garde, est que la question des signes  et des marques d’identification confessionnelle ne doit pas tenir une place qui évoquerait celle de l’arbre cachant la forêt. A cet égard, les difficultés que rencontre l’application de règles aussi nécessaires que celles qui garantissent la neutralité de l’espace scolaire aident à situer les enjeux prioritaires de la laïcité, ceux où l’intransigeance est de mise.

Et les sujets où cette intransigeance se tromperait de cible. L’exclusion des réfractaires - par conviction, soumission ou provocation - à l’invisibilité des croyances au sein de l’école publique va ainsi assurément à l’opposé du but poursuivi si elle renvoie les élèves sanctionnés vers des établissements ultra religieux. La réflexion pertinente consiste ici à se demander, non si les sentiments républicains s’apprécient à la mesure du refus qu’on oppose à tout aménagement propre à faciliter l’observance de prescriptions religieuses (les principes constitutionnels feraient-ils sur ce droit une exception pour l’école), mais s’il est concevable que la république s’accommode de l’existence d’écoles qui dispensent un enseignement strictement mono-confessionnel de type fondamentaliste. Autrement dit, si elle peut admettre que ceux de ses enfants qui, déjà, sont élevés au sein de familles que des conditionnements historiques, des préjugés de milieu et une lecture littéraliste de leur foi emmurent dans l’une des variétés de l’intégrisme - avec ce que cela entraîne pour eux comme probabilité de rétrécissement intellectuel -, soient de surcroît instruits et éduqués dans des établissements choisis pour la garantie qu’ils apportent de ségrégation cultuelle et par conséquent de fermeture à toute forme exogène de pensée, de croyance et de conception du monde, et au seul contact d’enseignants et de condisciples dont l’horizon personnel est clos par les mêmes barrières.

Sans doute faut-il-il ajouter une autre mise en garde, assortie celle-ci d’un espoir, en rappelant que l’erreur la plus partagée par l’esprit humain consiste non pas tant à s’arrêter à de mauvaises réponses qu’à poser de mauvaises questions. Comme de se demander si la laïcité à la française doit servir à une fin d’intégration ou d’assimilation, alors que l’une et l’autre ne peuvent que se recouvrir puis se confondre dans le temps. Et dans un civisme où qui bénéficie pour sa famille spirituelle du droit de croyance ne conçoit pas de tirer de cette protection des arguments contre les droits de la conscience que possèdent celles et ceux qui sont étrangers à sa foi et, ce qui pèse peut-être davantage, celles et ceux qui la partagent. Et qui, contre toute discrimination, fait se réunir dans la même inviolabilité la liberté et l’égalité.


Didier LEUWEN - 21 06 2015

Publié par "penserlasubversiondans "collection LUMENA".




[1] Sachant que toute statistique ne rend évidemment compte de la réalité que sous la forme que lui donnent les données qu’elle se consacre à mesurer à partir des critères et des catégories que respectivement elle se fixe et délimite au départ. En l’espèce, il manque sans doute au décompte présenté la catégorie des catholiques "croyants-non croyants", chez qui coexistent la foi dans une transcendance de configuration judéo-chrétienne et un rapport aux dogmes et aux codes moraux enseignés par l'Eglise qui leur fait tenir l’énoncé des uns et des autres pour complètement inaudibles (observation valant par conséquent pour le pourcentage d’athées ou de sans religion donné au paragraphe suivant).
[2] cf. l’acculturation à une France laïque de migrants originaires de catholicités aussi ‘’typées’’ que pouvaient l’être respectivement celles de Pologne ou de l’Europe du sud, ainsi que la discrète adjonction à notre paysage cultuel du bouddhisme et d’autres confessions non chrétiennes des réfugiés d’Asie du sud-est ou associés à l’immigration chinoise.
[3] La confrontation avec le système de valeurs et de droits des états européens étant tout autant signifiante si on l’élargit à une société américaine qui perpétue les exécutions capitales.
[4] La pédagogie républicaine en matière de laïcité trouve une illustration très démonstrative avec le cas des bureaux de vote. Respect du droit et souci de la concorde civique s’y alignent sur ceci : a) la liberté de conscience gravée dans la constitution fait obstacle à toute prohibition légale visant le port de signes religieux par le électeurs présents dans l’enceinte du vote ; b) la civilité, le sens des nuances et le tact recommandent cependant à ces électeurs de ne pas user de la faculté d’arborer de tels signes (un Grand Rabbin des années 1960 indiquait qu’il ôtait sa kippa dans un bureau de vote par respect pour la République - ce qui fait norme au reste devant l’urne) ; c) pour le président du bureau et ses assesseurs, la fonction de magistrats de la république qu’ils exercent durant toutes les opérations liées au vote leur interdit, de par la loi, d’afficher une quelconque identification confessionnelle. On le voit, rien en pratique n’est plus simple.
[5] En ce sens, la déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen incluse dans la constitution de l’An III (août 1795) proclame que « Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux », énumération de devoirs qui pourrait trouver sa place dans un sermon dominical.

vendredi 17 juillet 2015

TRACER DES TRAITS SUR LE SOL



L'ÉVANGILE DE LA FEMME ADULTÈRE 
(Jean, chapitre 8, 1-11)
par Denis KAPLAN


"penserlasubversion" aborde pour la deuxième fois une thématique qui ne lui est par habituelle. Retour sur ce qui en fait la raison : notre blogue publie l'article qui suit en ce qu'il est l'illustration de ce qui distingue religion et spiritualité, de ce qui différencie l'obéissance à un dogme du libre parcours de l'intelligence de toute foi. Parce qu'il expose cette séparation et cette opposition qui forment plus que jamais le rempart protecteur de la liberté de penser et de la tolérance. 

De l’épisode de la femme adultère on cite généralement la première séquence, celle qui conduit au « Que celui d’entre vous qui est sans péché ».

L’histoire s’arrêterait-elle là qu’elle ne ferait que dispenser une morale au fond assez banale. Et prise au premier degré, elle mettrait cette morale à peu près au niveau d’un précepte pour cour d’école, du genre du bien connu « celui qui le dit, il l’est ».

Ainsi tronquée, elle appellerait cependant ce questionnement qui vaut, sur toute l’étendue du ministère de Jésus, pour chacune de ses confrontations avec ses auditoires : comment la sommation qui clôt ce qui forme la partie publique du récit a-t-elle été reçue et comprise par ceux à qui elle est adressée ?

La scène montre certes les intéressés aussi décontenancés par la réponse qui leur est décochée qu’ils avaient auparavant été insistants. On les voit déconcertés au point de se résoudre à se retirer un à un. Mais tout donne en revanche à penser que dans sa logique comme dans son principe, l’avertissement adressé aux Pharisiens et aux scribes ne se différenciait pas de la lecture des Commandements que ceux-ci pratiquaient.

En effet, cet avertissement d’avoir à s’interroger sur ce qui habiliterait à juger se conforme, dans le cheminement de pensée qui mène à son énoncé, au mode de raisonnement suivi par le commentaire interprétatif des docteurs de la Loi.

Ce qui nous est donné à voir, c’est un Jésus qui discute de la Loi comme un rabbi de son temps. Et qui répond comme tel au piège imaginé par ses contradicteurs : à ceux qui veulent le mettre en contradiction avec la Loi de Moïse, Jésus oppose un positionnement irréprochable par rapport à celle-ci en ce  que le jugement qu’il exprime se fond entièrement dans l’herméneutique juive, dans ses ressources et dans sa pratique déjà multi séculaire.

Le « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » se donne  ainsi à comprendre comme un midrash - exégèse biblique qui interroge et interprète l’écrit, qui répond à l’exigence de l’Ecriture elle-même qui veut que son sens ressorte, en déconstruisant et en ré assemblant les significations pour donner une lumière nouvelle au texte et faire texte à son tour.

Et la référence à l’herméneutique juive devait être d’autant plus évidente pour les interrogateurs de Jésus, que le « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché  » qui réplique à l'interpellation « Et toi qu’en dis-tu ? », se lit aussi « Y en a-t-il un entre vous qui soit sans péché et qui s’en trouve justifié de lui jeter la première pierre ? » :

Le midrash du rabbi Jésus emprunte là l’un des détours par excellence de la construction du commentaire juif qui consiste à répondre à une question par une autre question : méthode d’accouchement ou de surgissement du sens pratiquée par Jésus dans d’autres épisodes évangéliques et qui n’avait rien pour surprendre ses auditeurs assurément en terrain de connaissance.

La teneur de la réponse, le raisonnement sur lequel elle se fonde, ne manifestaient pas davantage de déviation par rapport à la jurisprudence qui avait été fixée par les docteurs de la Loi concernant le châtiment de l’adultère.

Cette jurisprudence posait les conditions à réunir pour déterminer la culpabilité -  existence avérée d’un flagrant délit, nombre de témoins requis ... Conditions toutes impératives et propres à rendre l’application de la Loi exceptionnelle.

Pour ce qui est du constat de flagrance, le texte fait entendre qu’il confronte des protagonistes qui n’ignorent pas qu’il est exigé, puisqu’il prend soin de préciser au sujet de la femme qui est amenée à Jésus « qu’on (l’)avait surprise en adultère ».

Une autre convergence avec la jurisprudence rattache la réponse du rabbi Jésus aux cheminements intellectuels les plus spécifiques du judaïsme. Elle renvoie aux bornes que les commentateurs de la Loi assignaient à la capacité de la justice humaine à atteindre la vérité[1].

De tout ce qui précède devrait se dégager l’idée que l’intérêt du récit réside dans la relation de l’une des multiples controverses entre Jésus et ses contradicteurs habituels - controverse dont une fois encore ce dernier sort vainqueur pour avoir déployé une dialectique supérieurement déroutante pour ses adversaires.

Ce caractère évènementiel du récit est démenti par les trois énigmes qui s’y font jour.

La première a trait, ce qui n’est pas rien, à l’origine du texte : il s’agit probablement d’une péricope qui n’appartenait pas originellement à l’évangile selon Jean et qui, issue d’une tradition indépendante, a été insérée après coup - en ayant connu de surcroît de nombreuses variantes.

Ce parcours rédactionnel et éditorial interroge sur la raison qui a dirigé le cheminement de cet ajout et son insertion dans l’évangile de Jean, et précisément dans celui-ci (alors qu’une étude détaillée des textes validerait son attribution à Luc [2])


La deuxième énigme se superpose à la relation du débat qui occupe la première séquence du récit. Elle tient dans la notation « Jésus, se baissant, se mit à tracer du doigt des traits sur le sol »; et elle ouvre rien moins qu’un abîme d’interrogations.

Pourquoi le(s) rédacteur(s) du texte, par deux fois, mentionne(nt)-il(s) que Jésus, baissé, écrit ou dessine sur le sol ? Pourquoi rien n’est-il dit de ce que signifient ou représentent ces traits ?

Les interprétations retiennent généralement l’idée d’un dénombrement : dénombrement  des péchés, inscriptions des noms des pêcheurs dans la terre …

Sans doute faut-il plutôt penser qu’une fois encore, le texte renvoie au texte, que le fait exposé est mis en résonance avec un écrit antérieur pour établir une relation ou une transposition, une circulation de sens allant de ce qui était annoncé ou préfiguré à ce qui est survenu ou dit, ou renvoyant réciproquement de l’un à l’autre.

Et qu’on est bien de nouveau au cœur d’un midrash qui relie des passages différents pour élaborer un système de sens, chaque partie commentant ou complétant toute autre partie.

Où trouver cette mise en relation qui dégagerait la signification de la gestuelle du rabbi, et de l’intention qui veut que ces traits soient tracés par deux fois par un Jésus penché sur le sol. ?

Ne se lirait-elle pas, non en lien avec un écrit antérieur lointain, mais avec l’une des affirmations les plus décisives des Evangiles touchant à la mission du Messie.

Affirmation qui renvoie à Matthieu 5 :17-18 - « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la Loi ou les prophètes ;  je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » :

Jésus s’y fait même plus catégorique pour assurer que «  tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre (représentant les plus petits caractères de l’écriture hébraïque) jusqu'à ce que tout soit arrivé »

Le choix de cette image, la référence qui est faite au signe le plus élémentaire de l’écrit, suggère l’idée d’une correspondance entre les traits qui forment les mots inscrits dans les prescriptions de Moïse et les traits dessinés pendant cette audience publique où comparaît la femme adultère et où il est précisément débattu de l’application de la Loi.

C’est de la confrontation, sur deux temps et par deux textes des Evangiles, entre la gestuelle du rabbi Jésus et la proclamation a priori paradoxale de la pérennité de la Loi jusqu’à la consommation des siècles, que naît ici la supposition que ces traits tracés du doigt sur le sol figurent, successivement, le décompte messianique des lois données dans la Première Alliance, puis le même décompte des mêmes lois mais transfigurées par la Grâce qui fonde la Nouvelle Alliance et qui lui est consubstantielle.

Par cette dispensation de la grâce « la justice de la loi (est) accomplie », et - pour citer encore l’apôtre Paul - au point que quiconque y entre « (n’est) pas (n’est plus) sous la loi, mais sous la grâce  ».

Proposer cette lecture, c’est faire ressortir de la péricope de la Femme adultère rien moins que l’un des grands actes de la parole évangélique. Où s’affirme que la loi est tout entière dans ce qui constitue son essence.

A nous dès lors de comprendre, à travers la relaxe accordée à la femme adultère, que dans l’Alliance nouvelle, cette essence de la loi, mise en lumière pour l’accomplissement de chaque iota et de chaque trait de lettre que celle-ci renferme, réside dans la seule soumission à l’amour, double signifiant de la grâce.


La troisième énigme fait l’essentiel de la seconde séquence du récit où le rabbi Jésus et la femme coupable se retrouvent seuls après le départ des accusateurs.

Séquence qui, pour mettre en scène ce qui la rend capitale, délimite dans l’espace les positionnements respectifs des deux personnages. Le texte prend soin de préciser que «  Jésus resta seul », pour marquer qu’il demeure à la place assignée au juge, celle où la comparution devant lui de la Femme adultère, organisée par ses détracteurs, l’a placé.

Et que la Femme adultère « était(…) là, au milieu du cercle », donc exactement à l’endroit où elle se tenait - « au milieu du groupe ». - pendant l’audience publique qui vient de s’achever sur la confusion des scribes et des Pharisiens.

Il importait donc au(x) rédacteur(s) du texte que l’issue de leur confrontation se dévoilât dans le dispositif spatial, dans la forme scénique d’un jugement - du véritable jugement qui va être rendu par le Messie après que ses contradicteurs, qui s’étaient érigés à la fois en jury et en procureurs, eurent prononcés leur propre récusation.

Subsidiairement (encore que pour ce(s) même(s) rédacteur(s), il n’y eût dans cette indication rien de secondaire !), la mention qui est faite de l’éloignement physique qui sépare Jésus de Femme adultère exonère chacun des acteurs du reproche de s’être affranchi des prescriptions de la Loi en ne se gardant pas, l’un vis à vis de  l’autre, d’une trop grande proximité dans l’isolement où la situation les réunit.

Le décor judiciaire ainsi nettement dessiné,  le récit, par l’échange de seulement deux répliques[3] en arrive à l’affirmation décisive que la séquence du jugement prononcé par le Messie est destinée à porter.

Un jugement qui tient dans cette brève sentence : « Moi non plus, je ne te condamne pas ». Et qui au premier abord possède la clarté et l’évidence d’une relaxe pure et simple. Mais qui, à le relire, est à la fois déroutant et dérangeant.

Déroutant, en ce qu’il ne réfère pas au caractère illimité du pardon, pour le silence dont il recouvre cette part essentielle de la Révélation : ce n’est pas par l’effet de ce pardon que la Femme adultère ressort libre du tribunal improvisé auquel elle a été déférée, ce n’est pas ce pardon qui viendrait effacer son péché.

Dérangeant, il l’est par ce que sous entend sa motivation. Car le « Moi non plus » qui constitue l’unique attendu du jugement du Messie signifie bien que Jésus, lui-même, en tant qu’homme, est dans l’impossibilité de juger et ce au même titre que les Pharisiens et les scribes qui viennent d’être récusés et renvoyés à leurs péchés. Et qu’il se reconnaît ainsi une incapacité de même nature que la leur, résultant comme pour eux des péchés commis.

Cette invalidation prononcée par le Messie à son propre égard recèle quelque chose d’irrecevable si on la rapporte à un enseignement de la Foi qui n’a cessé de diviniser le personnage de Jésus au détriment de la nature humaine qu’il a en partage, au point que cette nature humaine a tendu à s’estomper, à s’effacer de la représentation du Messie.

Que Jésus ait commis des péchés, qu’il ait été sujet au péché, les Evangiles en donnent suffisamment d’exemples - cf., entre autres, sa colère à l’encontre des marchands du Temple (pour légitime qu’apparaisse l’emportement qui l’a saisi). Cette exposition au péché qui est signifiée au terme du récit, est tout simplement indétachable de sa condition humaine.

Une condition humaine, et par conséquent faillible, attestée au terme du parcours terrestre, d’abord à la veillée de Gethsémani puis dans les souffrances de la crucifixion, et qui transparaît respectivement dans l’angoisse vécue et dans le sentiment d’abandon éprouvé - un sentiment qui croît jusqu’au reproche et dont l’expression, déjà portée par la citation des Psaumes (Eli, Eli, lama azavtani),  nous sera de surcroît transmise en araméen, comme s’il fallait que la langue maternelle du supplicié y souligne encore davantage la profondeur du désarroi ressenti..

La commission des péchés à laquelle le Messie est exposé met à jour une énigme dans l’énigme : au nom de quel dessein fallait-il que l’homme-Jésus prît part à la faute originelle[4] ? Enigme abyssale puisqu’elle interpelle le projet même du Père. Et qui renvoie au questionnement sur la substance du Christ.

L’esquisse de réponse qui est accessible à notre raison retient qu’en partageant le péché originel, l’homme-Jésus manifeste son insertion dans la condition humaine. Et que c’est de ce partage que procède la ligne séparative entre les deux natures du Christ.

Entre le « Fils de l'Homme » qui a reçu en transmission le péché et qui en tire son l'humanité, et le « Fils de Dieu » qui, en divinité, est indemne de toute faute et n’a connaître de celles-ci.que dans son pouvoir et dans sa liberté de remettre et d’absoudre.

Le raisonnement se referme ici sur lui lui-même : ne rien retrancher de la condition humaine du Messie, c’est exclure que le Fils de l'Homme  ait été conçu et soit né exempt du péché originel, puisque cette exemption l’aurait écarté de la communion à l’humanité alors même qu’il venait s’inscrire dans cette humanité et partager sa faiblesse.

La seconde séquence du récit s'achève en seulement une phrase et sur une rupture de ton. En renvoyant la femme adultère sur un « … va, et désormais ne pèche plus », Jésus énonce mot pour mot ce qu’un rabbi ne pouvait manquer de dire en la circonstance; et il prononce les paroles que cette femme s’attendait à entendre.

Conclusion qui termine la péricope sur une notation réaliste, comme pour offrir au lecteur un point de repère rassurant, après l’avoir autant troublé, dérouté et dérangé. Mais que le rabbi Jésus eût endossé in fine le rôle qu’il était présumé tenir ne retire rien à la puissance d’interpellation du texte.

Puissance et somme d’interpellations où se découvre la présence d’une injonction personnelle et collective.

Percevoir cette injonction, c’est entendre que comme devant tout autre texte, il nous est demandé de reconnaître et d’emprunter le sentier qui par tant de détours, et souvent si obscurément, serpente vers l’intelligence de la Foi.

Après tout, l’Esprit ne nous a pas été donné pour rien, et le don de l’Esprit et l’humilité de l’Esprit s’accordent sur le même itinéraire : l’enracinement au plus profond du texte,  la perception de ce qu’il n’y est pas de mot ou de signe qui ne soit chargé de sens, l’interrogation de la mémoire transmise, la confrontation aux exégèses, puis le rebondissement sur sa propre  pensée - quitte à ce que ce soit pour concéder une halte hésitante , un temps d’étape à son entendement.

Nous ne  progresserons dans ce cheminement qu’à la mesure des lumières qu’on aura reçues à cette fin et de ce qu’il est donné à notre temps de déchiffrer. Mais ce qui ne sera ni retiré ni contesté du gain de cet effort, c’est la conscience qu’on aura acquise de ce qu’aspirer à l’intelligence de la Foi est en même temps prier et rendre grâces.


Denis KAPLAN - 1 er novembre 2014

Publié par "penserlasubversiondans "collection LUMENA".


PS : à qui souhaite approfondir sa connaissance de l’activité midrashique, je ne saurais trop recommander (outre ce que Garrigues et Sentiers leur propose sur ce thème !) la lecture de « Portrait d’Israël en jeune fille - Genèse de Marie »  de Sandrick Le Maguer (Gallimard, collection L’INFINI, 2008). Ouvrage éblouissant d’intelligence et d’érudition qui donne à découvrir une interprétation du personnage de Marie dans les Evangiles à la fois passionnante et ‘’décoiffante’’. 





[1] Ainsi était-il considéré qu’il y avait motif d’infirmer la chose jugée si les juges s’étaient tous prononcés sur des considérants identiques - parce qu’il n’était simplement pas concevable, au regard des facultés humaines, que leur collégialité se fût accordée unanimement sur les motivations de leur décision.
[2] Voir « La quatrième tentation du Christ » - Publié le 27 février 2009 par Garrigues & Sentiers.
[3] L’une pour le constat que Jésus dresse, derrière le leurre d’une interrogation, de l’auto-récusation et du retrait des juges-accusateurs (« Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? »), l’autre pour que la femme coupable, en réponse, s’approprie le non-lieu auquel a abouti son audition publique (« Personne, Seigneur »).
[4] interrogation qui vaut quelle que soit la définition de celle-ci à laquelle on s’arrête.