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vendredi 17 juillet 2015

TRACER DES TRAITS SUR LE SOL



L'ÉVANGILE DE LA FEMME ADULTÈRE 
(Jean, chapitre 8, 1-11)
par Denis KAPLAN


"penserlasubversion" aborde pour la deuxième fois une thématique qui ne lui est par habituelle. Retour sur ce qui en fait la raison : notre blogue publie l'article qui suit en ce qu'il est l'illustration de ce qui distingue religion et spiritualité, de ce qui différencie l'obéissance à un dogme du libre parcours de l'intelligence de toute foi. Parce qu'il expose cette séparation et cette opposition qui forment plus que jamais le rempart protecteur de la liberté de penser et de la tolérance. 

De l’épisode de la femme adultère on cite généralement la première séquence, celle qui conduit au « Que celui d’entre vous qui est sans péché ».

L’histoire s’arrêterait-elle là qu’elle ne ferait que dispenser une morale au fond assez banale. Et prise au premier degré, elle mettrait cette morale à peu près au niveau d’un précepte pour cour d’école, du genre du bien connu « celui qui le dit, il l’est ».

Ainsi tronquée, elle appellerait cependant ce questionnement qui vaut, sur toute l’étendue du ministère de Jésus, pour chacune de ses confrontations avec ses auditoires : comment la sommation qui clôt ce qui forme la partie publique du récit a-t-elle été reçue et comprise par ceux à qui elle est adressée ?

La scène montre certes les intéressés aussi décontenancés par la réponse qui leur est décochée qu’ils avaient auparavant été insistants. On les voit déconcertés au point de se résoudre à se retirer un à un. Mais tout donne en revanche à penser que dans sa logique comme dans son principe, l’avertissement adressé aux Pharisiens et aux scribes ne se différenciait pas de la lecture des Commandements que ceux-ci pratiquaient.

En effet, cet avertissement d’avoir à s’interroger sur ce qui habiliterait à juger se conforme, dans le cheminement de pensée qui mène à son énoncé, au mode de raisonnement suivi par le commentaire interprétatif des docteurs de la Loi.

Ce qui nous est donné à voir, c’est un Jésus qui discute de la Loi comme un rabbi de son temps. Et qui répond comme tel au piège imaginé par ses contradicteurs : à ceux qui veulent le mettre en contradiction avec la Loi de Moïse, Jésus oppose un positionnement irréprochable par rapport à celle-ci en ce  que le jugement qu’il exprime se fond entièrement dans l’herméneutique juive, dans ses ressources et dans sa pratique déjà multi séculaire.

Le « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » se donne  ainsi à comprendre comme un midrash - exégèse biblique qui interroge et interprète l’écrit, qui répond à l’exigence de l’Ecriture elle-même qui veut que son sens ressorte, en déconstruisant et en ré assemblant les significations pour donner une lumière nouvelle au texte et faire texte à son tour.

Et la référence à l’herméneutique juive devait être d’autant plus évidente pour les interrogateurs de Jésus, que le « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché  » qui réplique à l'interpellation « Et toi qu’en dis-tu ? », se lit aussi « Y en a-t-il un entre vous qui soit sans péché et qui s’en trouve justifié de lui jeter la première pierre ? » :

Le midrash du rabbi Jésus emprunte là l’un des détours par excellence de la construction du commentaire juif qui consiste à répondre à une question par une autre question : méthode d’accouchement ou de surgissement du sens pratiquée par Jésus dans d’autres épisodes évangéliques et qui n’avait rien pour surprendre ses auditeurs assurément en terrain de connaissance.

La teneur de la réponse, le raisonnement sur lequel elle se fonde, ne manifestaient pas davantage de déviation par rapport à la jurisprudence qui avait été fixée par les docteurs de la Loi concernant le châtiment de l’adultère.

Cette jurisprudence posait les conditions à réunir pour déterminer la culpabilité -  existence avérée d’un flagrant délit, nombre de témoins requis ... Conditions toutes impératives et propres à rendre l’application de la Loi exceptionnelle.

Pour ce qui est du constat de flagrance, le texte fait entendre qu’il confronte des protagonistes qui n’ignorent pas qu’il est exigé, puisqu’il prend soin de préciser au sujet de la femme qui est amenée à Jésus « qu’on (l’)avait surprise en adultère ».

Une autre convergence avec la jurisprudence rattache la réponse du rabbi Jésus aux cheminements intellectuels les plus spécifiques du judaïsme. Elle renvoie aux bornes que les commentateurs de la Loi assignaient à la capacité de la justice humaine à atteindre la vérité[1].

De tout ce qui précède devrait se dégager l’idée que l’intérêt du récit réside dans la relation de l’une des multiples controverses entre Jésus et ses contradicteurs habituels - controverse dont une fois encore ce dernier sort vainqueur pour avoir déployé une dialectique supérieurement déroutante pour ses adversaires.

Ce caractère évènementiel du récit est démenti par les trois énigmes qui s’y font jour.

La première a trait, ce qui n’est pas rien, à l’origine du texte : il s’agit probablement d’une péricope qui n’appartenait pas originellement à l’évangile selon Jean et qui, issue d’une tradition indépendante, a été insérée après coup - en ayant connu de surcroît de nombreuses variantes.

Ce parcours rédactionnel et éditorial interroge sur la raison qui a dirigé le cheminement de cet ajout et son insertion dans l’évangile de Jean, et précisément dans celui-ci (alors qu’une étude détaillée des textes validerait son attribution à Luc [2])


La deuxième énigme se superpose à la relation du débat qui occupe la première séquence du récit. Elle tient dans la notation « Jésus, se baissant, se mit à tracer du doigt des traits sur le sol »; et elle ouvre rien moins qu’un abîme d’interrogations.

Pourquoi le(s) rédacteur(s) du texte, par deux fois, mentionne(nt)-il(s) que Jésus, baissé, écrit ou dessine sur le sol ? Pourquoi rien n’est-il dit de ce que signifient ou représentent ces traits ?

Les interprétations retiennent généralement l’idée d’un dénombrement : dénombrement  des péchés, inscriptions des noms des pêcheurs dans la terre …

Sans doute faut-il plutôt penser qu’une fois encore, le texte renvoie au texte, que le fait exposé est mis en résonance avec un écrit antérieur pour établir une relation ou une transposition, une circulation de sens allant de ce qui était annoncé ou préfiguré à ce qui est survenu ou dit, ou renvoyant réciproquement de l’un à l’autre.

Et qu’on est bien de nouveau au cœur d’un midrash qui relie des passages différents pour élaborer un système de sens, chaque partie commentant ou complétant toute autre partie.

Où trouver cette mise en relation qui dégagerait la signification de la gestuelle du rabbi, et de l’intention qui veut que ces traits soient tracés par deux fois par un Jésus penché sur le sol. ?

Ne se lirait-elle pas, non en lien avec un écrit antérieur lointain, mais avec l’une des affirmations les plus décisives des Evangiles touchant à la mission du Messie.

Affirmation qui renvoie à Matthieu 5 :17-18 - « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la Loi ou les prophètes ;  je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » :

Jésus s’y fait même plus catégorique pour assurer que «  tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre (représentant les plus petits caractères de l’écriture hébraïque) jusqu'à ce que tout soit arrivé »

Le choix de cette image, la référence qui est faite au signe le plus élémentaire de l’écrit, suggère l’idée d’une correspondance entre les traits qui forment les mots inscrits dans les prescriptions de Moïse et les traits dessinés pendant cette audience publique où comparaît la femme adultère et où il est précisément débattu de l’application de la Loi.

C’est de la confrontation, sur deux temps et par deux textes des Evangiles, entre la gestuelle du rabbi Jésus et la proclamation a priori paradoxale de la pérennité de la Loi jusqu’à la consommation des siècles, que naît ici la supposition que ces traits tracés du doigt sur le sol figurent, successivement, le décompte messianique des lois données dans la Première Alliance, puis le même décompte des mêmes lois mais transfigurées par la Grâce qui fonde la Nouvelle Alliance et qui lui est consubstantielle.

Par cette dispensation de la grâce « la justice de la loi (est) accomplie », et - pour citer encore l’apôtre Paul - au point que quiconque y entre « (n’est) pas (n’est plus) sous la loi, mais sous la grâce  ».

Proposer cette lecture, c’est faire ressortir de la péricope de la Femme adultère rien moins que l’un des grands actes de la parole évangélique. Où s’affirme que la loi est tout entière dans ce qui constitue son essence.

A nous dès lors de comprendre, à travers la relaxe accordée à la femme adultère, que dans l’Alliance nouvelle, cette essence de la loi, mise en lumière pour l’accomplissement de chaque iota et de chaque trait de lettre que celle-ci renferme, réside dans la seule soumission à l’amour, double signifiant de la grâce.


La troisième énigme fait l’essentiel de la seconde séquence du récit où le rabbi Jésus et la femme coupable se retrouvent seuls après le départ des accusateurs.

Séquence qui, pour mettre en scène ce qui la rend capitale, délimite dans l’espace les positionnements respectifs des deux personnages. Le texte prend soin de préciser que «  Jésus resta seul », pour marquer qu’il demeure à la place assignée au juge, celle où la comparution devant lui de la Femme adultère, organisée par ses détracteurs, l’a placé.

Et que la Femme adultère « était(…) là, au milieu du cercle », donc exactement à l’endroit où elle se tenait - « au milieu du groupe ». - pendant l’audience publique qui vient de s’achever sur la confusion des scribes et des Pharisiens.

Il importait donc au(x) rédacteur(s) du texte que l’issue de leur confrontation se dévoilât dans le dispositif spatial, dans la forme scénique d’un jugement - du véritable jugement qui va être rendu par le Messie après que ses contradicteurs, qui s’étaient érigés à la fois en jury et en procureurs, eurent prononcés leur propre récusation.

Subsidiairement (encore que pour ce(s) même(s) rédacteur(s), il n’y eût dans cette indication rien de secondaire !), la mention qui est faite de l’éloignement physique qui sépare Jésus de Femme adultère exonère chacun des acteurs du reproche de s’être affranchi des prescriptions de la Loi en ne se gardant pas, l’un vis à vis de  l’autre, d’une trop grande proximité dans l’isolement où la situation les réunit.

Le décor judiciaire ainsi nettement dessiné,  le récit, par l’échange de seulement deux répliques[3] en arrive à l’affirmation décisive que la séquence du jugement prononcé par le Messie est destinée à porter.

Un jugement qui tient dans cette brève sentence : « Moi non plus, je ne te condamne pas ». Et qui au premier abord possède la clarté et l’évidence d’une relaxe pure et simple. Mais qui, à le relire, est à la fois déroutant et dérangeant.

Déroutant, en ce qu’il ne réfère pas au caractère illimité du pardon, pour le silence dont il recouvre cette part essentielle de la Révélation : ce n’est pas par l’effet de ce pardon que la Femme adultère ressort libre du tribunal improvisé auquel elle a été déférée, ce n’est pas ce pardon qui viendrait effacer son péché.

Dérangeant, il l’est par ce que sous entend sa motivation. Car le « Moi non plus » qui constitue l’unique attendu du jugement du Messie signifie bien que Jésus, lui-même, en tant qu’homme, est dans l’impossibilité de juger et ce au même titre que les Pharisiens et les scribes qui viennent d’être récusés et renvoyés à leurs péchés. Et qu’il se reconnaît ainsi une incapacité de même nature que la leur, résultant comme pour eux des péchés commis.

Cette invalidation prononcée par le Messie à son propre égard recèle quelque chose d’irrecevable si on la rapporte à un enseignement de la Foi qui n’a cessé de diviniser le personnage de Jésus au détriment de la nature humaine qu’il a en partage, au point que cette nature humaine a tendu à s’estomper, à s’effacer de la représentation du Messie.

Que Jésus ait commis des péchés, qu’il ait été sujet au péché, les Evangiles en donnent suffisamment d’exemples - cf., entre autres, sa colère à l’encontre des marchands du Temple (pour légitime qu’apparaisse l’emportement qui l’a saisi). Cette exposition au péché qui est signifiée au terme du récit, est tout simplement indétachable de sa condition humaine.

Une condition humaine, et par conséquent faillible, attestée au terme du parcours terrestre, d’abord à la veillée de Gethsémani puis dans les souffrances de la crucifixion, et qui transparaît respectivement dans l’angoisse vécue et dans le sentiment d’abandon éprouvé - un sentiment qui croît jusqu’au reproche et dont l’expression, déjà portée par la citation des Psaumes (Eli, Eli, lama azavtani),  nous sera de surcroît transmise en araméen, comme s’il fallait que la langue maternelle du supplicié y souligne encore davantage la profondeur du désarroi ressenti..

La commission des péchés à laquelle le Messie est exposé met à jour une énigme dans l’énigme : au nom de quel dessein fallait-il que l’homme-Jésus prît part à la faute originelle[4] ? Enigme abyssale puisqu’elle interpelle le projet même du Père. Et qui renvoie au questionnement sur la substance du Christ.

L’esquisse de réponse qui est accessible à notre raison retient qu’en partageant le péché originel, l’homme-Jésus manifeste son insertion dans la condition humaine. Et que c’est de ce partage que procède la ligne séparative entre les deux natures du Christ.

Entre le « Fils de l'Homme » qui a reçu en transmission le péché et qui en tire son l'humanité, et le « Fils de Dieu » qui, en divinité, est indemne de toute faute et n’a connaître de celles-ci.que dans son pouvoir et dans sa liberté de remettre et d’absoudre.

Le raisonnement se referme ici sur lui lui-même : ne rien retrancher de la condition humaine du Messie, c’est exclure que le Fils de l'Homme  ait été conçu et soit né exempt du péché originel, puisque cette exemption l’aurait écarté de la communion à l’humanité alors même qu’il venait s’inscrire dans cette humanité et partager sa faiblesse.

La seconde séquence du récit s'achève en seulement une phrase et sur une rupture de ton. En renvoyant la femme adultère sur un « … va, et désormais ne pèche plus », Jésus énonce mot pour mot ce qu’un rabbi ne pouvait manquer de dire en la circonstance; et il prononce les paroles que cette femme s’attendait à entendre.

Conclusion qui termine la péricope sur une notation réaliste, comme pour offrir au lecteur un point de repère rassurant, après l’avoir autant troublé, dérouté et dérangé. Mais que le rabbi Jésus eût endossé in fine le rôle qu’il était présumé tenir ne retire rien à la puissance d’interpellation du texte.

Puissance et somme d’interpellations où se découvre la présence d’une injonction personnelle et collective.

Percevoir cette injonction, c’est entendre que comme devant tout autre texte, il nous est demandé de reconnaître et d’emprunter le sentier qui par tant de détours, et souvent si obscurément, serpente vers l’intelligence de la Foi.

Après tout, l’Esprit ne nous a pas été donné pour rien, et le don de l’Esprit et l’humilité de l’Esprit s’accordent sur le même itinéraire : l’enracinement au plus profond du texte,  la perception de ce qu’il n’y est pas de mot ou de signe qui ne soit chargé de sens, l’interrogation de la mémoire transmise, la confrontation aux exégèses, puis le rebondissement sur sa propre  pensée - quitte à ce que ce soit pour concéder une halte hésitante , un temps d’étape à son entendement.

Nous ne  progresserons dans ce cheminement qu’à la mesure des lumières qu’on aura reçues à cette fin et de ce qu’il est donné à notre temps de déchiffrer. Mais ce qui ne sera ni retiré ni contesté du gain de cet effort, c’est la conscience qu’on aura acquise de ce qu’aspirer à l’intelligence de la Foi est en même temps prier et rendre grâces.


Denis KAPLAN - 1 er novembre 2014

Publié par "penserlasubversiondans "collection LUMENA".


PS : à qui souhaite approfondir sa connaissance de l’activité midrashique, je ne saurais trop recommander (outre ce que Garrigues et Sentiers leur propose sur ce thème !) la lecture de « Portrait d’Israël en jeune fille - Genèse de Marie »  de Sandrick Le Maguer (Gallimard, collection L’INFINI, 2008). Ouvrage éblouissant d’intelligence et d’érudition qui donne à découvrir une interprétation du personnage de Marie dans les Evangiles à la fois passionnante et ‘’décoiffante’’. 





[1] Ainsi était-il considéré qu’il y avait motif d’infirmer la chose jugée si les juges s’étaient tous prononcés sur des considérants identiques - parce qu’il n’était simplement pas concevable, au regard des facultés humaines, que leur collégialité se fût accordée unanimement sur les motivations de leur décision.
[2] Voir « La quatrième tentation du Christ » - Publié le 27 février 2009 par Garrigues & Sentiers.
[3] L’une pour le constat que Jésus dresse, derrière le leurre d’une interrogation, de l’auto-récusation et du retrait des juges-accusateurs (« Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? »), l’autre pour que la femme coupable, en réponse, s’approprie le non-lieu auquel a abouti son audition publique (« Personne, Seigneur »).
[4] interrogation qui vaut quelle que soit la définition de celle-ci à laquelle on s’arrête.

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