... à la gloire des ’’ lois non écrites’’.
On a trop méconnu la nécessité d’enseigner la
désobéissance. Vertu pourtant plus utile, comme en témoigne une somme de vies
humaines exemplaires, que l’obéissance ordinaire, souvent frileuse et sans
imagination. Oui, « sans cette désobéissance (…) pas de libération ».
Oui, la désobéissance nous réconcilie avec tout ce qui est contenu dans l’idée
de dignité quand elle est « le refus d’obéir à l’injustice », quand
elle est « (une) résistance au mal qui se fait agissante, qui prend les
moyens de résister ».
Que d’occasions offertes dans l’Histoire à
l’exercice de cette vertu que résume si exactement la notion d’objection de
conscience. Une notion qu’enfant, j’ai découverte parce que de jeunes hommes
s’en réclamaient pour refuser de prendre part à une ‘’sale guerre’’ - ‘’sale’’
comme le sont toutes les guerres, mais avec cette accentuation particulière
dans le registre de l’abjection et de la cruauté qu’ont toujours les guerres
coloniales.
Un peu plus âgé, on m’a instruit de ce que
nous devions aux Justes. Ces « justes parmi les nations » qui comme
la fille de Pharaon, ont obéi à leur conscience - selon une formule qui semble
si convenue et si banale - et qui partant n’ont rien cédé à la force de lois
iniques ni aux détenteurs des instruments de la puissance et de l’apparence de
la légitimité qui avaient promulgué ces lois. Obéir à sa conscience : effectivement
une expression qui semble tombée dans le langage commun et y avoir perdu à peu
près toute capacité d’évocation de ce qu’elle désigne. Pourtant ces justes-là,
en leur temps, ont préservé un espace du monde, celui qu’ils ont investi parce
que cette même conscience leur avait signifié qu’il leur était imparti, et ils l’ont
préservé pour que ce que nous nous représentons comme l’humanité ne soit pas
totalement aboli. Et placés chacun au cœur de leur nation, c’est aussi
l’honneur de celle-ci qu’ils ont sauvé pour la durée des siècles qui restent à accomplir.
La désobéissance ne vient pas seule, elle ne
se montre pas sous les seuls traits qui lui sont couramment attribués. Cet
honneur qu’on vient d’évoquer l’accompagne - car est-il rien qui l’engage
davantage que d’être « la bouche qui dit non ! » devant une
prétention, vouée à être tyrannique voire meurtrière, à détenir la vérité, que
tout dans la raison infirme ? L’esprit de subversion n’en est pas moins
séparable en ce qu’il est la première ressource de la contestation de
l’injustice, comme il en est souvent le premier déclencheur : sans lui, de
quoi seraient parties, sur quoi se seraient appuyées et affermies la volonté de
réhabiliter Calas, celle d’innocenter le capitaine Dreyfus ?
Mais l’objection de conscience porte aussi sa
propre récompense. Ne laisse-t-elle pas percevoir, plus invinciblement
peut-être que ne le fait pour son compte toute autre espèce de lien fédérateur
à travers le monde, la communion qu’elle instaure entre celles et ceux qui
interpellent, fût-ce dans le silence du combat clandestin, la violence de l’ordre
établi et l’insoutenable que celui-ci entend faire prévaloir quand il se fait
totalitaire ? Autre illustration de cette devise teilhardienne qui nous promet
que « tout ce qui monte converge ».
Je pense à cet égard à ces villages des
Cévennes dont on nous dit que depuis la Révocation de l’Edit de Nantes, plus
aucune parole, plus aucun mot, n’y avaient été échangés, de part et d’autre, entre
huguenots et papistes. Quand vint, après la défaite de 1940, le temps de vivre
sous le régime de Vichy, d’abord en « zone non occupée » et, après
novembre 1942, en subissant directement l’occupation allemande, l’arrivée de
juifs de tous horizons qui cherchaient et trouvaient refuge sur cette terre
cévenole depuis si longtemps formée à la rébellion de la conscience et à
l’insoumission, à la résistance spirituelle et à la solidarité avec les proscrits,
puis la protection des enfants juifs cachés dans les maisons et dans les fermes
alentours, obligèrent à organiser localement des réseaux de prise en charge :
une logistique qui ne pouvait être que commune, en particulier pour s’occuper de
ces enfants et pour partager la vigilance qui était jour après jour requise
pour assurer leur sécurité. Et c’est là qu’on vit pasteur et curé travailler
ensemble, catholiques et protestants concourir ensemble à la sauvegarde des
persécutés qu’ils avaient accueillis.
Faire échec à la mort, résister au mal,
refuser d’obéir à l’injustice : le devoir de désobéissance a, dans les
nations, ses ‘’temps forts’’. Mais l’injustice, le mal et la mort sont de ce
monde, et il est peu de sociétés, de siècle en siècle, où il ne soit nécessaire
de se le remettre en mémoire parce qu’y survient, sans avoir trop crié gare, un
obscurcissement plus ou moins durable et, comme on le dit des conflits, de ‘’faible
intensité’’, de l’équité, de la notion du bien ou de la compassion. Un
obscurcissement qui peut même être tristement banal, composé de dénis
ordinaires aux droit des gens et qui pour être combattus n’en appellent pas à
l’héroïsme ni à aucune autre vertu éminente - ainsi les victimes de harcèlement
(quelle que soient la nature et le lieu de celui-ci) ont-elles seulement besoin
d’une solidarité agissante pour que le dommage qu’elles ont subi soit
pleinement réparé - encore faut-il que cette solidarité parte d’une
dénonciation de l’autorité qui a commis ou couvert ce dommage, dénonciation qui
passe immanquablement par une désobéissance ou par ce qui s’apparente à une
désobéissance.
Demeure que dans la diversité des causes où
elle se met en jeu, l’objection de conscience est un bloc. Qu’elle se dresse
face à d’immenses injustices et à des tragédies indicibles, ou contre des abus
ou des exactions majoritairement tenus pour appartenir à l’ordre incorrigible
des choses, elle témoigne également d’une aspiration à l’élévation de l’âme,
une aspiration que nous savons présente dans la créature humaine. Entendons une
élévation du niveau d’exigence éthique et une élévation de l’entendement et de
l’empathie devant les souffrances infligées à autrui.
Injustices, tragédies, souffrances :
tout commanderait d’en prendre pour exemple celles qu’endurent les hommes et
les femmes, les familles et les enfants, emportés par les grands mouvements
migratoires en cours, de dimensions historique et planétaire. Mais s’agissant
de l’impuissance, de la peur ou de la haine qui font barrage à ces réfugiés ou déplacés,
toutes origines de ceux-ci confondues, les responsabilités finissent par se
diluer dans le nombre des rejets et par se perdre dans l’étendue des abandons
de valeurs. Comme se perd de vue le détail des aides qui procèdent de la pitié
et de la fraternité et qui, partout, tentent d’être secourables.
De sorte que pour mettre mieux en lumière, au
cœur de ce qui nous est contemporain, la grandeur et le caractère irremplaçable
de l’objection de conscience en tant que force de résistance au mal, en tant
que déterminant et activateur de cette résistance, une échelle plus réduite convient
mieux. C’est celle aussi d’une injustice bien ciblée parce qu’elle est installée
chez nous de longue date. Et qui de surcroît souligne que le devoir de
désobéissance s’exprime aussi dans des actions modestes qui composent un
héroïsme du quotidien. Critères qui désignent par excellence ces militantes et
ces militants du Pas-de-Calais, de toutes associations, qui manifestent par les
gestes les plus simples, les plus élémentaires, une solidarité aussi peu
médiatisée qu’elle est inébranlable avec les migrants bloqués sur les falaises
du Calaisis où ils ont dû bâtir leurs cabanes ou creuser leurs terriers :
nourriture et vêtements distribués, téléphone mobile prêté pour un appel aux
proches restés en Iraq ou en Afghanistan, douche chaude et repas offerts chez
soi … autant d’actes qui sont susceptibles de tomber sous le coup des lois qui se
sont ingéniées a pénaliser l’assistance aux étrangers en situation dite
irrégulière.
Des lois dont rappel est fait, en forme
d’intimidation policière, à des femmes et à des hommes auxquels il indiffère
que l’extrême dénuement, matériel et moral, trouvée au terme de l’extrême
violence d’un parcours de milliers de kilomètres aux mains de trafiquants de
chair humaine, et d’un parcours qui a eu l’insoutenable pour point de départ,
réponde ou non à la catégorisation administrative de la ‘‘régularité’’.
Des
femmes et des hommes qui en se refusant en toute hypothèse à obéir à des lois
injustes, administrent à tous les types de défenseurs de l’ordre établi cette
‘’piqûre de rappel’’ d’une éthique formulée il y a plusieurs millénaires et qui
se réclame de la supériorité des’’ lois non écrites’’. Celles-là même au
nom desquelles la conscience désobéit, parce qu’elle y trouve le principe de
son objection.
Didier LEVY - publication au 24 04 2019
(première publication sur "Au bonheur de Dieu sœur Michèle" : 2015)