Confirmant,
si besoin était, que « le ventre est
encore fécond d’où a surgi la bête immonde », l’antisémitisme est redevenu
une menace, et une menace qui s’appréhende au nombre et à l’horreur des crimes
que le retour de la judéophobie a déjà produits.
La réplique –
a-t-elle tardé ? – vient de s’activer. Plans de lutte, ouvrages collectifs de
dénonciation, appels indignés, signatures de manifestes ... autant de
réconfortantes réactions face à l'abjection – même si, dans le nombre,
certaines ne furent pas exemptes de confusions, d’erreurs de cibles ou de
parti-pris.
Et surtout, au
total, autant de mobilisations indispensables (y compris celles ‘’à côté de la plaque’’), car toutes
fondées sur la juste mesure d'un péril qui ne cesse de s'étendre et de
s'aggraver.
Mais le mal
qui de nouveau sévit peut-il être combattu à coup de louables intentions, et en
comptant sur les suites qui sont habituellement données à celles-ci quand
l’autre devient un sujet à défendre ?
Et vis-à-vis
de ce mal, peut-on au reste espérer davantage que de faire taire ceux qui le
propagent ; davantage que d'en stopper la progression, puis d'en réduire la
pénétration et la l’expression à leurs plus étroites limites - celles dans
lesquelles une secte de demeurés, de crétins incurables et de pervers
engraissés au fanatisme, vivote sur elle-même, se confine dans ses obsessions et
dans les pulsions de haine qui s'y forment.
Un confinement
où s'enferme et s'épuise sa capacité de nuisance, pour monstrueusement
puissante que soit celle-ci. Et auquel, s’agissant de l'antisémitisme, notre
société, comme les autres sociétés démocratiques, était parvenue entre l'après
Seconde guerre mondiale et le début des années quatre-vingts. En frappant le
discours anti-juif, et les actes susceptibles de s'en réclamer, d'une censure
morale qui était devenue l'un des requis les plus impératifs de ce qu’on
n’appelait pas encore notre "vivre-ensemble".
La question la
plus utile, et la plus urgente, n'est-elle pas celle des causes de
l’effritement puis de la levée de cette censure ? Une question qui donnera à
voir que le recul devant l'antisémitisme
est le pendant du recul du pacte républicain : deux reculs parallèles, et
dont il était logique qu'ils le fussent puisque le bannissement du mépris des
juifs et du déni de leurs droits est partie prenante à ce pacte républicain.
Depuis
l'Affaire Dreyfus, il figure aux toute premières places des clauses de ce pacte
; et il y prend place à travers tous les enseignements que la République a su
tirer de son combat victorieux d'alors contre une extrême-droite qui avait
commencé à exister dans les traits que nous lui connaissons, en se dotant de ce
corpus immuable d’exécrations sous lequel elle ne cesserait plus de se donner à
découvrir. Et en se forgeant cet argumentaire où la paranoïa l’a toujours
disputé à la plus crasse stupidité.
Le combat en
défense de cette clause républicaine s'est poursuivi pendant les sinistres
années Trente et sous le régime de Vichy : la législation antisémite déployée
par celui-ci, et la rage de persécution et d’humiliations qui l’accompagnait,
auraient d’ailleurs suffi à attester de la détermination viscéralement
antirépublicaine de la ‘’Révolution nationale’’ si tout en celle-ci n’avait pas
affiché, et revendiqué, cette vocation. Et, surtout, ce combat s’est affirmé,
sous de multiples formes d’engagement, comme l'un des déterminants éthiques de
l’entrée dans la résistance à l'Occupant nazi.
La réflexion qu’on propose interpelle donc sur l'itinéraire
qu'ont suivi l'ébranlement et l'effacement progressif des bases du pacte
républicain : rétraction de l'Etat qui
était son garant et qui tirait sa légitimité d'être son protecteur, rétraction
conséquente de la solidarité constitutive de la nation, creusement continu des
inégalités et fracturations sociales et sociétales en découlant à coup
d'effritements et de remises en cause des garanties sociales .... le diagnostic
est d'autant plus désespérant que tous les regards un tant soit peu lucides
n'ont cessé de le poser, et de le répéter, sans qu'aucune contre mesure
probante ne soit seulement esquissée ...
Et d'abord
parce que rien n'a été davantage nié et combattu ces dernières décennies, à
mesure que le totalitarisme du marché emportait tout, que l'idée qui avait
cimenté le contrat social réécrit à la Libération et qui veut que solidarité et cohésion de la nation
s’agrègent pour former un lien de conditionnalité réciproque.
Un lien qui
pour demeurer exempt de fissure ou de déchirure notable, requiert que l'Etat
républicain assume sa fonction de protection dans toute l’exigence qu’elle
comporte et dans toute son étendue. A l’exemple, avant lui, de la monarchie
capétienne qui, en restaurant et en exerçant la plénitude de ses prérogatives,
a gagné de se voir reconnaître le monopole de la charge de cette protection. Et
s’y est identifiée au point que d’un consensus progressif sur ce monopole
monarcho-étatique a émergé sur la longue durée l'existence de la nation.
Faute que ce
lien ait été tenu, aucune réponse n'a été
apportée - entre autres démissions collectives - au défi ou, devrait-on dire, à
la mise en demeure qui est devenue un enjeu central pour la République. Et qui
porte sur sa capacité à intégrer en son sein des populations venues d’autres
cultures, aussi diverses que la
coexistence ou la cohabitation avec elles sont récentes. Des cultures dont,
pour une majorité d’entre elles, la différenciation est singulièrement
approfondie et surexposée par un déterminant religieux prépondérant.
A considérer
cet enjeu, on jugerait qu’il se solde par un constat d’échec si seulement il
avait été entrepris de s’y confronter. C'est-à-dire de s’y attaquer en prenant
la mesure, sans doute immense, de l’engagement public qu’il appelait. Et de le
faire à tous les niveaux où cette mobilisation devait porter.
Cette absence
de réponse rend compte d’une inaptitude à élargir la citoyenneté à de nouveaux
arrivants. Une impuissance sur laquelle ‘’bute’’ désormais la nation, et qui
est d’autant plus angoissante qu’elle englobe largement des générations en
principe promises à l’indifférenciation citoyenne que le droit du sol devait
leur valoir ; et dont l’aveu de la relégation, ou de l’exclusion, est déjà
contenu dans la désignation de « issues
de l’immigration » qu’on leur réserve ...
L’incapacité à
intégrer, agissant au surplus au détriment de plusieurs générations, a produit ce que ce type de défaillance de l’Etat
et de la société a toujours eu rapidement et durablement pour effet : la ghettoïsation des exclus. A laquelle
ceux-ci répondent immanquablement par le communautarisme, et d'autant plus
spontanément qu'une crise sociale et sociétale est à l'œuvre autour d'eux et a
déjà produit des communautarismes revendiqués, ou a encouragé d'une façon ou
d'une autre au déploiement de communautarismes préexistants.
A la nation
républicaine fait ainsi place, de proche en proche, une addition et une
juxtaposition de communautarismes, de revendications d'’’identités’’ toutes
fantasmées à la mesure de la compulsion à l’exclusivisme qui les nourrit. Dans
l'effondrement de la raison, de l'intelligence du corps social, qui en découle
se constitue le terreau le plus favorable à l'émergence et à la progression
irrésistible de prétentions séparatistes violemment concurrentes -
confessionnalistes, intégristes, racialistes, "souchiennes" ... - et,
partant, à l'exaspération des haines inter communautaires.
Qu'on laisse
assez de temps au renforcement et à l'induration de ces enfermements dans le
sectarisme des "racines", des croyances et des représentations de
type tribal, et le paysage d'un malheur public parmi les pires s'exposera en
lieu et place de celui que les valeurs originelles de la République et les
principes démocratiques voulaient dessiner.
Le regain -
d'autres diront, peut-être à juste titre, la flambée - de l'antisémitisme est
l'un des repères de ce malheur public. Sachant que cet ingrédient et ce
précurseur du malheur public a tout pour devenir un poison mortel, dont le
siècle passé a démontré qu'une fois administré, il était capable de provoquer
une folie homicide sans bornes, le repère est ici déjà bien plus qu'un signal
d'alarme.
Assignation,
en tout cas, à une prise de conscience, il invite à cibler les communautarismes
et les pulsions identitaires comme les ennemis présentement les plus
redoutables pour la nation. A les traiter comme tels - en restaurant les
référents fondamentaux des notions républicaines de nation et de citoyenneté,
en les rendant de nouveau opérants au bénéfice de toutes et de tous, comme ils
n'auraient jamais dû cesser de l'être. Si on n'avait pas baissé la garde en se
laissant aller à croire que la restauration du règne absolu de la concurrence,
une concurrence "libre" (à l'instar - comme il fut dit jadis - du renard libre dans un poulailler libre)
et censée être "non faussée" (ce dont la compulsion du profit ne
saurait s'accommoder !), était la grande affaire de notre projet de
civilisation.
Et en
commençant, dans ces référents fondamentaux, par la laïcité : non seulement en
ce qu'elle conditionne l'essentiel, la liberté de conscience et de la liberté
d'opinion, mais parce qu'elle forme le premier rempart contre l'exposition et
la propagande des communautarismes.
L'analyse
qui précède, et les avertissements qu'elle comporte, ont été formulés du cœur
de la ville la plus riche de l'ouest parisien. Or, et plus qu’étrangement, ce
cadre urbain privilégié qui a entouré leur écriture donne à voir un
communautarisme aussi revendiqué que celui que décrivent, dans des
environnements certes autrement plus rudes et sur un fond confessionnel
musulman, les reportages, les documentaires ou les livres consacrés aux
quartiers-ghettos du 9.3. Quand il ne s’agit pas de Trappes, ou d'une autre
ville devenue emblématique de par son alignement sur le modèle sociétal de l’islamisme.
Le communautarisme dont la
présence incongrue se signale dans cette ville est certainement convaincu de ne
récuser en rien la République. Il déclarerait avec la même certitude qu'il
n’entend aucunement s’en disjoindre, et naturellement encore moins contester
les libertés et les droits qu’elle garantit. Mais il a pour caractère d’être un
communautarisme religieux, c'est à dire de relever de la catégorie de communautarisme
qui se montre d’autant plus délibérément séparative que, précisément, son
constituant est religieux – et comme tel non négociable, puisque, par essence,
la vérité qu’il professe, et conséquemment les préceptes et les exclusions que
celle-ci énonce, ne sauraient jamais l’être.
Ce communautarisme là - et ceci
vaut pratiquement toutes confessions et institutions religieuses confondues -
est d'autant plus résolu à faire souscrire à ce qu'il estime avoir de
distinctif dans la nation que ‘’l'identité’’ cultuelle dont il se réclame est
inséparable d'un corpus de normes qui créent bien plus qu'une spécificité
culturelle. Des normes dont tant les cultes historiquement majoritaires - et
ceux-ci auraient-ils renoncé à imposer les leurs au corps social en son entier
- que les cultes minoritaires ou marginaux, tiennent que l'observance et la
sauvegarde en leur sein exigent qu'un statut ou des particularismes juridiques
leur soient reconnus.
La dévolution d'un privilège
de cet ordre, conjuguée non seulement à la sanctuarisation statutaire qui en
résulte mais surtout à la visibilité de conduites de vie distinctives qui s'en
trouve significativement, ou exagérément, amplifiée, aboutit en fin de compte à
consacrer un découpage communautaire au sein de la nation. Laquelle, dans son acception républicaine, ne connaît que des citoyens et
la libre association que ceux-ci ont formée dans son unité et son
indivisibilité, à l'exclusion de toute autre entité constitutive. Des
citoyens égaux en droits, et donc indifférenciés - hors les garanties
spécifiques susceptibles d’être accordées à ceux pour lesquels l’appartenance à
telle catégorie de la société rendrait l’exercice des droits et des libertés
communes plus incertain (ou plus problématique, ce qui recouvre les
accommodements raisonnés qui, à la marge, ont concilié laïcité républicaine et
libre exercice des cultes).
Le plus incongru dans le cas
sur lequel on a voulu s’arrêter étant que le maire de la ville en cause
encourage – voire s’emploie à faire prospérer – une implantation communautariste
qui, en l’espèce, agrège des juifs ‘’religieux’’. Une implantation qui se traduit
par l’exposition d’une ‘’communauté’’ de croyants dont la visibilité, en termes
d’abord de singularisation vestimentaire, et le renfermement sur elle-même
signifié sur le mode comportemental, marquent une auto-ségrégation volontaire,
ou sont nécessairement ressentis comme tels ; et dont la concrétisation la plus
frappante se manifeste dans la confessionnalisation du périmètre de rues qui
semble lui avoir été attribué.
La configuration aberrante
d’une contrefaçon de ‘’quartier juif’’
se mesure ainsi, sur ce périmètre de guère plus que de quelques centaines de
mètres, par l’addition de deux lieux de culte, d’obédiences différentes, et de
leurs annexes, ainsi que d’une école mono-confessionnelle – que peut-il, au reste, y avoir de plus
contraire aux principes et au projet de la République qu’une école ainsi
refermée sur elle-même, et vouant les enfants qui y sont inscrits à ne
connaître et à ne fréquenter dans leur scolarité que des maîtres et des
condisciples appartenant à la religion de leur famille et, qui plus est, strictement accordés à la pratique de cette religion
qui y a cours ? Et, suivant la même logique confessionnaliste, par une
multiplication d’enseignes soit cultuelles (librairie et magasin d’articles
afférents au culte …), soit dans la mouvance directe du culte et dans la
déclinaison des prescriptions qui sont attachées à celui-ci : commerces
alimentaires, restaurants, traiteurs, super marchés ...
Un double impact de cette
affectation communautaire de l’espace commun dont il est presque impossible de
concevoir que sa conséquence – redoutable - ne vient pas spontanément à
l’esprit de ceux qui la favorisent ou l’instrumentent. La conséquence que
comporte toute espèce de communautarisation affichée sous cette forme et qui
réside dans l’exacerbation des préjugés hostiles et des pulsions de rejet. Une exacerbation
encore plus périlleuse quand il s’agit d’une communautarisation de nature
religieuse – la religion et les différences qui s’organisent vis-à-vis d’elle
n’ont-elles pas toujours fournies le motif le plus puissant, et le plus aisé à
activer, de haine civile ? Avec cette circonstance singulièrement
aggravante, dans le cas du culte concerné, que toute la partie de l’opinion qui
a été conditionnée par le discours obsessionnel de l’antisémitisme irréductible
de l’extrême droite le tient pour exogène, et ceux qui se réunissent dans sa
pratique pour un corps étranger.
Et pourtant le même maire,
interpellé ci-dessus, confirme et signe son inclination à agir en faveur de la
constitution dans sa ville d’un quartier religieux. Ne vient-il pas d’annoncer
qu’une petite place en forme de square, sise dans le périmètre qu’il a destiné
à l’implantation communautaire des juifs religieux, prendrait le nom du Grand
rabbin Sitruk ? Décision qui n’est, elle, ni de l’ordre de l’étrange ni de
celui de l’incongru - rien d’autre, en droit, qu’un manquement manifeste,
et certainement délibéré, à la laïcité républicaine (mais il est constant que celle-ci est tout sauf la ‘’tasse de thé’’ de
cet édile ultra droitier et idéologiquement réactionnaire) : un dignitaire
religieux peut, certes, être honoré sous cette forme, mais seulement pour des
actes accomplis en tant que citoyen et dans la sphère laïque.
Et au-delà, une dénégation
catégorique et parfaitement explicite dirigée contre la conception de la nation
à laquelle la République se réfère. Puisque le personnage notoire que fut, à la
tête de l’un des cultes présents sur le territoire de celle-ci, le Grand rabbin
Sitruk, pour hautement respectable qu’il eût été au titre de sa fonction, et qu’il
demeure en lui-même dans les mémoires, a incarné une volonté de rétraction et
de cloisonnement identitaires du judaïsme français. Et a tout fait pour que
cette rétraction et ce cloisonnement se généralisent et deviennent la règle –
une bunkerisation à la fois
religieuse et communautariste.
Faut-il ajouter que pour des
juifs qui, d’une part, se réclament d’une assimilation civique volontairement
et résolument engagée dès leur admission dans la citoyenneté française en 1791,
ou depuis leur entrée plus tardive dans la nation (leur naturalisation ayant
succédé, de la fin du XIX ème siècle au milieu des années Trente, à leur
premier statut de réfugies - qu’ils aient fui les pogroms tsaristes ou, au
centre et à l’est de l’Europe les persécutions d’un antisémitisme depuis
toujours virulent, puis celles orchestrées par les régimes fascistes et
assimilés et celles portées à leur paroxysme par l’hitlérisme), et qui, d’autre
part, ont conservé intacte la mémoire de la notification visuelle de leur
judéité qui fut imposée par l’occupant nazi, l’affichage public d’une différenciation religieuse est tout simplement
de l’ordre de l’impensable. Et en outre, l'antisémitisme étant ce qu'il a
toujours été, qu'il leur apparaît, à la limite, comme un risque pour le moins
inutile.
La loi républicaine autorise,
certes, tout un chacun à se vêtir et à se couvrir comme il l’entend. Et lorsque
l’intention obéit à une prescription religieuse, le libre exercice des cultes
pourvoit à la protection de cette intention. Les exceptions se légitiment sans
exception du principe qui veut qu’une liberté s’exerce toujours dans le cadre
des lois qui la régissent, et qui interviennent pour protéger un droit
concurrent, égal ou supérieur, et les autres libertés que son usage pourrait
contredire ou menacer. Ainsi en va-t-il des restrictions au port de signes
ostensibles d’appartenance confessionnelle qui sont édictées en vertu du
caractère laïque de l’Etat républicain (et plus particulièrement pour les
agents publics), et qui renvoient à la raison d’être de notre laïcité : la
conciliation de la liberté de croyance, et donc de non croyance, avec la paix
civile – celle-là même dont des siècles de luttes religieuses, incluant de
récurrentes décennies de guerre civile, ont prouvé combien elle était
inestimable … et foncièrement fragile face aux fanatismes.
L’équilibre en la matière
repose sur des règles aussi limpides que le bon sens qui les éclaire se pénètre
aisément. S’il fallait néanmoins recourir à une pédagogie par l’exemple, on
pourrait dire que d’un rabbin très
notable, « là-dessus, (on) suit
le sentiment » : ce dernier, en effet, ne manquait jamais de se découvrir
en entrant dans un bureau de vote « par
respect pour la République ». Geste que la loi ne lui imposait
aucunement, seuls les citoyens membres du bureau de vote, collaborateurs du
service public le plus considérable dans la nation - celui du suffrage
universel -, étant soumis aux directives laïques de neutralité.
Rien dans ce qui précède ne
cherche à convaincre de ce que le souci d’une discrétion dans le signalement
public de son affiliation confessionnelle obéit à un diktat de la prudence. Ni par conséquent à laisser entendre qu’un
juif - ou tout autre croyant minoritaire - en sécurité est celui qui se soumet
à une obligation de ne laisse rien transparaître de la religion à laquelle il
appartient – autrement et plus brutalement dit : qui cache cette
appartenance, et donc qui se cache.
Et c’est bien l’exemple de ‘’notre’’ rabbin précité
qui démentirait cette interprétation infondée, mais mise couramment en avant. Sachant
en outre que la détermination de chacun, relativement à ce qui identifie sa
croyance (ou ses adhésions philosophiques) vis-à-vis d’autrui, et qui plus est
si l’identifiant risque d’appartenir davantage à l’ordre de l’ostentatoire qu’à
celui de l’ostensible, s’apprécie en premier lieu au regard de la notion de civilité républicaine. Qui mêle au respect des principes fondateurs
et référentiels de la République, et donc de la laïcité de la sphère commune,
celui qui est dû à ses concitoyens - et qui doit dissuader de projeter sur ceux-ci,
de quelque manière et par quel truchement que ce soit, la déclaration de ses
attaches cultuelles personnelles. Des concitoyens qui ne sont a priori nullement
demandeurs de connaître ces attaches dont ils recevront l’affirmation, vestimentaire
ou autre, comme une intrusion dans le périmètre où est enclos le plus intime de
leur pensée, de leurs convictions et donc de leur personne – si ce n’est comme l’avertissement
ou la semonce qu’ils méritent pour leur méconnaissance de ‘’la vraie foi’’, voire comme la signification de la condamnation
qui les attend s’ils persévèrent dans leur erreur.
Pour ne rien dire, quant au
signifiant communautaire qui se lie à cette intrusion, de ce que, par exemple,
le port de la kippa au volant d’un
véhicule – illustration choisie pour le nombre grandissant de cas où elle
s’observe – peut laisser entendre à qui en est le spectateur : un petit
air qui lui donne à comprendre que le conducteur qui se fait l’auteur de cette
identification cultuelle lui signifie sans embarras qu’ils appartiennent
respectivement à des mondes différents et cloisonnés par les obligations
religieuses auxquelles ce conducteur se conforme.
Une intrusion d’autant plus
inexcusable que pour ce qui concerne au moins les prescriptions vestimentaires,
et plus spécialement les prescriptions visant les couvre-chefs – celles dont la
mise en pratique traditionnelle ‘’dénote’’ le plus dans l’espace public, celles
qui suggèrent la signification la plus séparative du corps social et de ses
valeurs contemporaines, et celles qui se regardent le plus facilement comme une
revendication communautariste, quand ce n’est pas comme un marqueur identitaire
-, les substituts et recours ne manquent pas pour concilier pratique cultuelle
et alignement sur les modes de civilité républicaine les plus ‘’basiques’’.
Casquette et chapeau suppléent ainsi de très longue date au port de la kippa, tandis que bien d’autres moyens
que le voile dit islamique répondent
à l’injonction de dérober ses cheveux aux regards des hommes. La part étant
faite, sur ce point, à ce que l’enseignement (public ou, dans son champ propre,
confessionnel) pourrait faire connaître du peu d’enracinement historique dans
l’authentiquement religieux que comportent les commandements relatifs au port
du voile, ou tel de leurs équivalents …
On est bien là devant un
prolongement de ces accommodements
raisonnés dont il a déjà été fait mention. Ce que ceux-ci, et ceux de même
nature ou inspiration qui ont à les compléter, ont de caractéristique tient à
ce qu’ils s’entendent entièrement comme des accommodements que les cultes, et
leurs pratiquants captifs (ou peu éloignés) d’une lecture fondamentaliste de
ceux-ci, ont à consentir, ou à inventer, pour se ranger sur l’idée de nation
qui fait corps avec la République. Sur les principes intangibles dont celle-ci
se réclame et, au quotidien, sur les civilités citoyennes qui en procèdent.
Ce contrepoint, géographiquement très ciblé, qu’on a ainsi apporté
en regard du panorama global de la progression du communautarisme, a aussi
voulu rappeler que parmi toutes les identitarismes concurrents qui se logent et
prospèrent dans les fractures de la société, seul celui qui émane de musulmans
ne profite pas de la cécité que manifeste la République face à la fortification
continue des séparatismes de toutes observances.
Mais ce qu’il
s’est prioritairement attaché à faire valoir est bien la conviction que les
communautarismes auxquels nous avons affaire étant au premier chef inspirés par
la revendication d’un différencialisme confessionnel, la laïcité dont s’est dotée la République constitue le premier ressort
de la résistance que celle-ci est en capacité de déployer à leur encontre. Et
d’opposer à la production de haines que chacun de ces communautarismes qui sont
partis à l’assaut de la nation, secrète par nature et dirige contre l’un ou
l’autre des communautarismes qui lui sont antagonistes.
Ce qui replace
la montée de l’antisémitisme, sujet originel de cet article, mais aussi
l’induration des autres racismes qui sont à l’œuvre autour de nous - et d’abord,
bien sûr, le racisme anti ‘’arabe’’ devenu exécration du musulman -, sous
l’éclairage sans doute le plus révélateur de leur cause et du contexte qui les sert.
En la mesure exacte où dans l’expression et dans la militance d’aujourd’hui de
ces racismes, le référent religieux est bien le plus fréquemment allégué à
l’appui de ceux-ci et, partant, le facteur premier de leur virulence.
En disposant
que « La République ne reconnaît (…)
aucun culte », la loi de Séparation de 1905 a invalidé, pour son
époque et pour l’avenir, toute prétention d’un groupe confessionnel à se voir
traité comme une communauté ayant
vocation à se découper dans le tissu de la nation. A se voir attribuer un
statut distinctif et séparatiste qui l’habiliterait à édicter une législation
interne substitutive, ou simplement additionnelle, à celle dont la République
s’est dotée en vertu de la volonté générale démocratiquement exprimée par les
citoyens. Et à assujettir à cette législation et aux autres codes qui lui seraient
propres, quiconque dont elle jugerait - et au demeurant sur ses seuls critères
- qu’il relève de leurs dispositions et de leurs normes : en ce qu’il lui
appartiendrait, corps et âme, par une prédestination sur laquelle il n’aurait
aucune prise et qui le ferait tomber sous sa juridiction sans faculté de s’y
soustraire.
Une communauté qui, pire encore, pousserait sa
prétention jusqu’à arguer de l’infaillibilité, et de la suprématie conséquente,
que sa source religieuse confèrerait à sa législation, pour se dire bien-fondée
à imposer celle-ci à l’ensemble du corps social. Ou, à tout le moins, à subordonner la loi commune à la condition d’une
irréprochable conformité à ses règles ; et par conséquent à
sanctionner en dernier ressort la recevabilité de cette loi commune sur son
adéquation aux préceptes qu’elle proclame intangibles et dont elle entend consacrer
la vérité absolue.
Le premier cas
renvoie naturellement à l’islamisme intégriste qui est à l’œuvre dans toutes
les sociétés et parmi toutes les populations musulmanes. Le second vise toutes
les religions majoritaires, ou qui n’ont pas fait leur deuil de ne plus l’être.
Et pour les pays dits latins, cible de façon directe l’Eglise catholique. A cet
égard, les défilés des phalanges bien pensantes – familles tradi, cheftaines en uniforme, et autres inépuisables
dénonciateurs, de tous âges, de la ‘’loi Veil’’ - mobilisées pour faire échec au ‘’mariage pour
tous’’, ont bien obéi au mot d’ordre d’un cléricalisme peu à même de prendre la
mesure de ce qui le rattache à l’identitarisme politico-cultuel : le
dessein confessionnaliste de soumettre le contrat civil qu’est le mariage
républicain, à la conception et à la réglementation du mariage religieux
catholique (dessein dont l’aboutissement
ultime serait d’ailleurs l’abolition du divorce), ne peut pourtant sortir
que d’un communautarisme intériorisé à l’aune d’un apparentement millénaire
entre société civile et Eglise romaine - et d’un communautarisme qui, en raison
même de cet apparentement historique, se vit comme « fier de lui et
dominateur » au point de prétendre englober la nation et contenir son
essence. Et qui entend s’y tenir au prix d’une confusion entre ses propres frontières
et l’étendue intellectuellement pluraliste qu’a prise la nation.
Le différencialisme
confessionnel qui est le moteur des communautarismes qui s’affrontent présentement
à la République conjugue les trois vices que partagent toutes les constructions
communautaires : la prétention à être reconnues comme telles, incluant la
consécration de leur corpus normatif, l’invocation des ‘’racines’’,
insusceptibles d’être mises en question, qui en certifieraient l’appellation d’origine, et le
référencement à une identité collective, notion dont la validation accompagne
nécessairement toute concession consentie à un identitarisme politico-cultuel. On
s’est longuement étendu sur le premier de ces vices – à la mesure de ce qu’il
paraissait mériter. Le second affiche la faiblesse de sa conception : n’a
de racines que ce qui est voué à l’immobilité, à l’impossibilité de se mettre
en mouvement – et les tenants de cet enracinement (ceux qui ont appelé à ce qu’on s’enracinât et auxquels, en la personne
de Barrès, André Gide fit un sort) ont amplement démontré leur peu de disposition
au mouvement de la pensée.
Le troisième
vice se dissimule sous une métaphore qui très au-dessus de toutes celles qui ont
mérité d’être jugées approximatives ou factices, ou non fondées, ou carrément artificieuses,
se présente comme la plus invalide qui ait pu jamais être figurée. Glisser de l’identité
au sens propre – ce qui est distinctif d’un individu au point d’exclure toute
confusion avec un autre - au sens imagé où les caractères prêtés à un groupe érigeraient
ce collectif en une entité aussi indissociable que saurait l’être une personne,
est tout bonnement une construction intellectuelle si négligente d’une présomption
de vraisemblance que la figuration qui en procède est a priori vidée de sens. Sauf à ce que ce glissement soit invalidé
par son projet totalisant et totalitaire de réunir un groupe dans le même type d’unité
que celui dont un individu peut se réclamer – ce qui s’accorde à la
perfection avec la représentation que le communautarisme a de lui-même, et plus
encore le communautarisme se réclamant d’un identitarisme confessionnel.
Raison
supplémentaire de conclure en réaffirmant l’ardente obligation de s’adosser au
rempart de la laïcité républicaine pour continuer à pouvoir faire nation.
Cette si raisonnable laïcité à laquelle nous devons le bonheur inestimable,
et si peu partagé de par le monde, de vivre dans un Etat qui attache aussi peu
d’intérêt au fait que nous nous soyons catholique-pratiquant, conciliaire ou de
penchant intégriste, ou membre d’une association de pêcheur à la mouche ;
juif orthodoxe, ou libéral, ou sociétaire d’un club de philatélie ; converti
au bouddhisme tibétain ou adepte du cyclotourisme ; protestant alsacien,
ou cévenol, ou bibliophile passionné ; et agnostique, ou toute autre
variété de libre-penseur ou d’athée convaincu, ou aquarelliste du dimanche. A
cette énumération de confrontations non signifiantes mêlant des singularités qui
ont été rendues indifférentes, manquent sans doute encore nos concitoyens
musulmans -, ce qui suggère fortement à la République de tourner ses efforts dans
leur direction.
Didier LEVY - 03 05 2018
> Ce texte prolonge un article du
même auteur publié sur Facebook le 24
04 2018 :
« LE
VENTRE EST ENCORE FÉCOND D’OÙ A SURGI LA BÊTE IMMONDE ».