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dimanche 6 mai 2018

¤ LA PANDÉMIE DU COMMUNAUTARISME.

Confirmant, si besoin était, que « le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde », l’antisémitisme est redevenu une menace, et une menace qui s’appréhende au nombre et à l’horreur des crimes que le retour de la judéophobie a déjà produits.

La réplique – a-t-elle tardé ? – vient de s’activer. Plans de lutte, ouvrages collectifs de dénonciation, appels indignés, signatures de manifestes ... autant de réconfortantes réactions face à l'abjection – même si, dans le nombre, certaines ne furent pas exemptes de confusions, d’erreurs de cibles ou de parti-pris.

Et surtout, au total, autant de mobilisations indispensables (y compris celles ‘’à côté de la plaque’’), car toutes fondées sur la juste mesure d'un péril qui ne cesse de s'étendre et de s'aggraver.

Mais le mal qui de nouveau sévit peut-il être combattu à coup de louables intentions, et en comptant sur les suites qui sont habituellement données à celles-ci quand l’autre devient un sujet à défendre ?

Et vis-à-vis de ce mal, peut-on au reste espérer davantage que de faire taire ceux qui le propagent ; davantage que d'en stopper la progression, puis d'en réduire la pénétration et la l’expression à leurs plus étroites limites - celles dans lesquelles une secte de demeurés, de crétins incurables et de pervers engraissés au fanatisme, vivote sur elle-même, se confine dans ses obsessions et dans les pulsions de haine qui s'y forment.

Un confinement où s'enferme et s'épuise sa capacité de nuisance, pour monstrueusement puissante que soit celle-ci. Et auquel, s’agissant de l'antisémitisme, notre société, comme les autres sociétés démocratiques, était parvenue entre l'après Seconde guerre mondiale et le début des années quatre-vingts. En frappant le discours anti-juif, et les actes susceptibles de s'en réclamer, d'une censure morale qui était devenue l'un des requis les plus impératifs de ce qu’on n’appelait pas encore notre "vivre-ensemble".

La question la plus utile, et la plus urgente, n'est-elle pas celle des causes de l’effritement puis de la levée de cette censure ? Une question qui donnera à voir que le recul devant l'antisémitisme est le pendant du recul du pacte républicain : deux reculs parallèles, et dont il était logique qu'ils le fussent puisque le bannissement du mépris des juifs et du déni de leurs droits est partie prenante à ce pacte républicain.

Depuis l'Affaire Dreyfus, il figure aux toute premières places des clauses de ce pacte ; et il y prend place à travers tous les enseignements que la République a su tirer de son combat victorieux d'alors contre une extrême-droite qui avait commencé à exister dans les traits que nous lui connaissons, en se dotant de ce corpus immuable d’exécrations sous lequel elle ne cesserait plus de se donner à découvrir. Et en se forgeant cet argumentaire où la paranoïa l’a toujours disputé à la plus crasse stupidité.

Le combat en défense de cette clause républicaine s'est poursuivi pendant les sinistres années Trente et sous le régime de Vichy : la législation antisémite déployée par celui-ci, et la rage de persécution et d’humiliations qui l’accompagnait, auraient d’ailleurs suffi à attester de la détermination viscéralement antirépublicaine de la ‘’Révolution nationale’’ si tout en celle-ci n’avait pas affiché, et revendiqué, cette vocation. Et, surtout, ce combat s’est affirmé, sous de multiples formes d’engagement, comme l'un des déterminants éthiques de l’entrée dans la résistance à l'Occupant nazi.

La réflexion qu’on propose interpelle donc sur l'itinéraire qu'ont suivi l'ébranlement et l'effacement progressif des bases du pacte républicain : rétraction de l'Etat qui était son garant et qui tirait sa légitimité d'être son protecteur, rétraction conséquente de la solidarité constitutive de la nation, creusement continu des inégalités et fracturations sociales et sociétales en découlant à coup d'effritements et de remises en cause des garanties sociales .... le diagnostic est d'autant plus désespérant que tous les regards un tant soit peu lucides n'ont cessé de le poser, et de le répéter, sans qu'aucune contre mesure probante ne soit seulement esquissée ...

Et d'abord parce que rien n'a été davantage nié et combattu ces dernières décennies, à mesure que le totalitarisme du marché emportait tout, que l'idée qui avait cimenté le contrat social réécrit à la Libération et qui veut que solidarité et cohésion de la nation s’agrègent pour former un lien de conditionnalité réciproque.

Un lien qui pour demeurer exempt de fissure ou de déchirure notable, requiert que l'Etat républicain assume sa fonction de protection dans toute l’exigence qu’elle comporte et dans toute son étendue. A l’exemple, avant lui, de la monarchie capétienne qui, en restaurant et en exerçant la plénitude de ses prérogatives, a gagné de se voir reconnaître le monopole de la charge de cette protection. Et s’y est identifiée au point que d’un consensus progressif sur ce monopole monarcho-étatique a émergé sur la longue durée l'existence de la nation.

Faute que ce lien ait été tenu, aucune réponse n'a été apportée - entre autres démissions collectives - au défi ou, devrait-on dire, à la mise en demeure qui est devenue un enjeu central pour la République. Et qui porte sur sa capacité à intégrer en son sein des populations venues d’autres cultures, aussi diverses que la coexistence ou la cohabitation avec elles sont récentes. Des cultures dont, pour une majorité d’entre elles, la différenciation est singulièrement approfondie et surexposée par un déterminant religieux prépondérant.

A considérer cet enjeu, on jugerait qu’il se solde par un constat d’échec si seulement il avait été entrepris de s’y confronter. C'est-à-dire de s’y attaquer en prenant la mesure, sans doute immense, de l’engagement public qu’il appelait. Et de le faire à tous les niveaux où cette mobilisation devait porter.

Cette absence de réponse rend compte d’une inaptitude à élargir la citoyenneté à de nouveaux arrivants. Une impuissance sur laquelle ‘’bute’’ désormais la nation, et qui est d’autant plus angoissante qu’elle englobe largement des générations en principe promises à l’indifférenciation citoyenne que le droit du sol devait leur valoir ; et dont l’aveu de la relégation, ou de l’exclusion, est déjà contenu dans la désignation de « issues de l’immigration » qu’on leur réserve ...

L’incapacité à intégrer, agissant au surplus au détriment de plusieurs générations, a produit ce que ce type de défaillance de l’Etat et de la société a toujours eu rapidement et durablement pour effet : la ghettoïsation des exclus. A laquelle ceux-ci répondent immanquablement par le communautarisme, et d'autant plus spontanément qu'une crise sociale et sociétale est à l'œuvre autour d'eux et a déjà produit des communautarismes revendiqués, ou a encouragé d'une façon ou d'une autre au déploiement de communautarismes préexistants.

A la nation républicaine fait ainsi place, de proche en proche, une addition et une juxtaposition de communautarismes, de revendications d'’’identités’’ toutes fantasmées à la mesure de la compulsion à l’exclusivisme qui les nourrit. Dans l'effondrement de la raison, de l'intelligence du corps social, qui en découle se constitue le terreau le plus favorable à l'émergence et à la progression irrésistible de prétentions séparatistes violemment concurrentes - confessionnalistes, intégristes, racialistes, "souchiennes" ... - et, partant, à l'exaspération des haines inter communautaires.

Qu'on laisse assez de temps au renforcement et à l'induration de ces enfermements dans le sectarisme des "racines", des croyances et des représentations de type tribal, et le paysage d'un malheur public parmi les pires s'exposera en lieu et place de celui que les valeurs originelles de la République et les principes démocratiques voulaient dessiner.

Le regain - d'autres diront, peut-être à juste titre, la flambée - de l'antisémitisme est l'un des repères de ce malheur public. Sachant que cet ingrédient et ce précurseur du malheur public a tout pour devenir un poison mortel, dont le siècle passé a démontré qu'une fois administré, il était capable de provoquer une folie homicide sans bornes, le repère est ici déjà bien plus qu'un signal d'alarme.

Assignation, en tout cas, à une prise de conscience, il invite à cibler les communautarismes et les pulsions identitaires comme les ennemis présentement les plus redoutables pour la nation. A les traiter comme tels - en restaurant les référents fondamentaux des notions républicaines de nation et de citoyenneté, en les rendant de nouveau opérants au bénéfice de toutes et de tous, comme ils n'auraient jamais dû cesser de l'être. Si on n'avait pas baissé la garde en se laissant aller à croire que la restauration du règne absolu de la concurrence, une concurrence "libre" (à l'instar - comme il fut dit jadis - du renard libre dans un poulailler libre) et censée être "non faussée" (ce dont la compulsion du profit ne saurait s'accommoder !), était la grande affaire de notre projet de civilisation.

Et en commençant, dans ces référents fondamentaux, par la laïcité : non seulement en ce qu'elle conditionne l'essentiel, la liberté de conscience et de la liberté d'opinion, mais parce qu'elle forme le premier rempart contre l'exposition et la propagande des communautarismes.


 > … ET L’INCIVILITÉ INTÉGRISTE.

L'analyse qui précède, et les avertissements qu'elle comporte, ont été formulés du cœur de la ville la plus riche de l'ouest parisien. Or, et plus qu’étrangement, ce cadre urbain privilégié qui a entouré leur écriture donne à voir un communautarisme aussi revendiqué que celui que décrivent, dans des environnements certes autrement plus rudes et sur un fond confessionnel musulman, les reportages, les documentaires ou les livres consacrés aux quartiers-ghettos du 9.3. Quand il ne s’agit pas de Trappes, ou d'une autre ville devenue emblématique de par son alignement sur le modèle sociétal de l’islamisme.

Le communautarisme dont la présence incongrue se signale dans cette ville est certainement convaincu de ne récuser en rien la République. Il déclarerait avec la même certitude qu'il n’entend aucunement s’en disjoindre, et naturellement encore moins contester les libertés et les droits qu’elle garantit. Mais il a pour caractère d’être un communautarisme religieux, c'est à dire de relever de la catégorie de communautarisme qui se montre d’autant plus délibérément séparative que, précisément, son constituant est religieux – et comme tel non négociable, puisque, par essence, la vérité qu’il professe, et conséquemment les préceptes et les exclusions que celle-ci énonce, ne sauraient jamais l’être.

Ce communautarisme là - et ceci vaut pratiquement toutes confessions et institutions religieuses confondues - est d'autant plus résolu à faire souscrire à ce qu'il estime avoir de distinctif dans la nation que ‘’l'identité’’ cultuelle dont il se réclame est inséparable d'un corpus de normes qui créent bien plus qu'une spécificité culturelle. Des normes dont tant les cultes historiquement majoritaires - et ceux-ci auraient-ils renoncé à imposer les leurs au corps social en son entier - que les cultes minoritaires ou marginaux, tiennent que l'observance et la sauvegarde en leur sein exigent qu'un statut ou des particularismes juridiques leur soient reconnus.

La dévolution d'un privilège de cet ordre, conjuguée non seulement à la sanctuarisation statutaire qui en résulte mais surtout à la visibilité de conduites de vie distinctives qui s'en trouve significativement, ou exagérément, amplifiée, aboutit en fin de compte à consacrer un découpage communautaire au sein de la nation. Laquelle, dans son acception républicaine, ne connaît que des citoyens et la libre association que ceux-ci ont formée dans son unité et son indivisibilité, à l'exclusion de toute autre entité constitutive. Des citoyens égaux en droits, et donc indifférenciés - hors les garanties spécifiques susceptibles d’être accordées à ceux pour lesquels l’appartenance à telle catégorie de la société rendrait l’exercice des droits et des libertés communes plus incertain (ou plus problématique, ce qui recouvre les accommodements raisonnés qui, à la marge, ont concilié laïcité républicaine et libre exercice des cultes).

Le plus incongru dans le cas sur lequel on a voulu s’arrêter étant que le maire de la ville en cause encourage – voire s’emploie à faire prospérer – une implantation communautariste qui, en l’espèce, agrège des juifs ‘’religieux’’. Une implantation qui se traduit par l’exposition d’une ‘’communauté’’ de croyants dont la visibilité, en termes d’abord de singularisation vestimentaire, et le renfermement sur elle-même signifié sur le mode comportemental, marquent une auto-ségrégation volontaire, ou sont nécessairement ressentis comme tels ; et dont la concrétisation la plus frappante se manifeste dans la confessionnalisation du périmètre de rues qui semble lui avoir été attribué.

La configuration aberrante d’une contrefaçon de ‘’quartier juif’’ se mesure ainsi, sur ce périmètre de guère plus que de quelques centaines de mètres, par l’addition de deux lieux de culte, d’obédiences différentes, et de leurs annexes, ainsi que d’une école mono-confessionnelle – que peut-il, au reste, y avoir de plus contraire aux principes et au projet de la République qu’une école ainsi refermée sur elle-même, et vouant les enfants qui y sont inscrits à ne connaître et à ne fréquenter dans leur scolarité que des maîtres et des condisciples appartenant à la religion de leur famille et, qui plus est, strictement accordés à la pratique de cette religion qui y a cours ? Et, suivant la même logique confessionnaliste, par une multiplication d’enseignes soit cultuelles (librairie et magasin d’articles afférents au culte …), soit dans la mouvance directe du culte et dans la déclinaison des prescriptions qui sont attachées à celui-ci : commerces alimentaires, restaurants, traiteurs, super marchés ...

Un double impact de cette affectation communautaire de l’espace commun dont il est presque impossible de concevoir que sa conséquence – redoutable - ne vient pas spontanément à l’esprit de ceux qui la favorisent ou l’instrumentent. La conséquence que comporte toute espèce de communautarisation affichée sous cette forme et qui réside dans l’exacerbation des préjugés hostiles et des pulsions de rejet. Une exacerbation encore plus périlleuse quand il s’agit d’une communautarisation de nature religieuse – la religion et les différences qui s’organisent vis-à-vis d’elle n’ont-elles pas toujours fournies le motif le plus puissant, et le plus aisé à activer, de haine civile ? Avec cette circonstance singulièrement aggravante, dans le cas du culte concerné, que toute la partie de l’opinion qui a été conditionnée par le discours obsessionnel de l’antisémitisme irréductible de l’extrême droite le tient pour exogène, et ceux qui se réunissent dans sa pratique pour un corps étranger.

Et pourtant le même maire, interpellé ci-dessus, confirme et signe son inclination à agir en faveur de la constitution dans sa ville d’un quartier religieux. Ne vient-il pas d’annoncer qu’une petite place en forme de square, sise dans le périmètre qu’il a destiné à l’implantation communautaire des juifs religieux, prendrait le nom du Grand rabbin Sitruk ? Décision qui n’est, elle, ni de l’ordre de l’étrange ni de celui de l’incongru - rien d’autre, en droit, qu’un manquement manifeste, et certainement délibéré, à la laïcité républicaine (mais il est constant que celle-ci est tout sauf la ‘’tasse de thé’’ de cet édile ultra droitier et idéologiquement réactionnaire) : un dignitaire religieux peut, certes, être honoré sous cette forme, mais seulement pour des actes accomplis en tant que citoyen et dans la sphère laïque.

Et au-delà, une dénégation catégorique et parfaitement explicite dirigée contre la conception de la nation à laquelle la République se réfère. Puisque le personnage notoire que fut, à la tête de l’un des cultes présents sur le territoire de celle-ci, le Grand rabbin Sitruk, pour hautement respectable qu’il eût été au titre de sa fonction, et qu’il demeure en lui-même dans les mémoires, a incarné une volonté de rétraction et de cloisonnement identitaires du judaïsme français. Et a tout fait pour que cette rétraction et ce cloisonnement se généralisent et deviennent la règle – une bunkerisation à la fois religieuse et communautariste.

Faut-il ajouter que pour des juifs qui, d’une part, se réclament d’une assimilation civique volontairement et résolument engagée dès leur admission dans la citoyenneté française en 1791, ou depuis leur entrée plus tardive dans la nation (leur naturalisation ayant succédé, de la fin du XIX ème siècle au milieu des années Trente, à leur premier statut de réfugies - qu’ils aient fui les pogroms tsaristes ou, au centre et à l’est de l’Europe les persécutions d’un antisémitisme depuis toujours virulent, puis celles orchestrées par les régimes fascistes et assimilés et celles portées à leur paroxysme par l’hitlérisme), et qui, d’autre part, ont conservé intacte la mémoire de la notification visuelle de leur judéité qui fut imposée par l’occupant nazi, l’affichage public d’une différenciation religieuse est tout simplement de l’ordre de l’impensable. Et en outre, l'antisémitisme étant ce qu'il a toujours été, qu'il leur apparaît, à la limite, comme un risque pour le moins inutile.

La loi républicaine autorise, certes, tout un chacun à se vêtir et à se couvrir comme il l’entend. Et lorsque l’intention obéit à une prescription religieuse, le libre exercice des cultes pourvoit à la protection de cette intention. Les exceptions se légitiment sans exception du principe qui veut qu’une liberté s’exerce toujours dans le cadre des lois qui la régissent, et qui interviennent pour protéger un droit concurrent, égal ou supérieur, et les autres libertés que son usage pourrait contredire ou menacer. Ainsi en va-t-il des restrictions au port de signes ostensibles d’appartenance confessionnelle qui sont édictées en vertu du caractère laïque de l’Etat républicain (et plus particulièrement pour les agents publics), et qui renvoient à la raison d’être de notre laïcité : la conciliation de la liberté de croyance, et donc de non croyance, avec la paix civile – celle-là même dont des siècles de luttes religieuses, incluant de récurrentes décennies de guerre civile, ont prouvé combien elle était inestimable … et foncièrement fragile face aux fanatismes.

L’équilibre en la matière repose sur des règles aussi limpides que le bon sens qui les éclaire se pénètre aisément. S’il fallait néanmoins recourir à une pédagogie par l’exemple, on pourrait dire que d’un rabbin très notable, « là-dessus, (on) suit le sentiment » : ce dernier, en effet, ne manquait jamais de se découvrir en entrant dans un bureau de vote « par respect pour la République ». Geste que la loi ne lui imposait aucunement, seuls les citoyens membres du bureau de vote, collaborateurs du service public le plus considérable dans la nation - celui du suffrage universel -, étant soumis aux directives laïques de neutralité. 

Rien dans ce qui précède ne cherche à convaincre de ce que le souci d’une discrétion dans le signalement public de son affiliation confessionnelle obéit à un diktat de la prudence. Ni par conséquent à laisser entendre qu’un juif - ou tout autre croyant minoritaire - en sécurité est celui qui se soumet à une obligation de ne laisse rien transparaître de la religion à laquelle il appartient – autrement et plus brutalement dit : qui cache cette appartenance, et donc qui se cache.

 Et c’est bien l’exemple de ‘’notre’’ rabbin précité qui démentirait cette interprétation infondée, mais mise couramment en avant. Sachant en outre que la détermination de chacun, relativement à ce qui identifie sa croyance (ou ses adhésions philosophiques) vis-à-vis d’autrui, et qui plus est si l’identifiant risque d’appartenir davantage à l’ordre de l’ostentatoire qu’à celui de l’ostensible, s’apprécie en premier lieu au regard de la notion de civilité républicaine. Qui mêle au respect des principes fondateurs et référentiels de la République, et donc de la laïcité de la sphère commune, celui qui est dû à ses concitoyens - et qui doit dissuader de projeter sur ceux-ci, de quelque manière et par quel truchement que ce soit, la déclaration de ses attaches cultuelles personnelles. Des concitoyens qui ne sont a priori nullement demandeurs de connaître ces attaches dont ils recevront l’affirmation, vestimentaire ou autre, comme une intrusion dans le périmètre où est enclos le plus intime de leur pensée, de leurs convictions et donc de leur personne – si ce n’est comme l’avertissement ou la semonce qu’ils méritent pour leur méconnaissance de ‘’la vraie foi’’, voire comme la signification de la condamnation qui les attend s’ils persévèrent dans leur erreur.

Pour ne rien dire, quant au signifiant communautaire qui se lie à cette intrusion, de ce que, par exemple, le port de la kippa au volant d’un véhicule – illustration choisie pour le nombre grandissant de cas où elle s’observe – peut laisser entendre à qui en est le spectateur : un petit air qui lui donne à comprendre que le conducteur qui se fait l’auteur de cette identification cultuelle lui signifie sans embarras qu’ils appartiennent respectivement à des mondes différents et cloisonnés par les obligations religieuses auxquelles ce conducteur se conforme.

Une intrusion d’autant plus inexcusable que pour ce qui concerne au moins les prescriptions vestimentaires, et plus spécialement les prescriptions visant les couvre-chefs – celles dont la mise en pratique traditionnelle ‘’dénote’’ le plus dans l’espace public, celles qui suggèrent la signification la plus séparative du corps social et de ses valeurs contemporaines, et celles qui se regardent le plus facilement comme une revendication communautariste, quand ce n’est pas comme un marqueur identitaire -, les substituts et recours ne manquent pas pour concilier pratique cultuelle et alignement sur les modes de civilité républicaine les plus ‘’basiques’’. Casquette et chapeau suppléent ainsi de très longue date au port de la kippa, tandis que bien d’autres moyens que le voile dit islamique répondent à l’injonction de dérober ses cheveux aux regards des hommes. La part étant faite, sur ce point, à ce que l’enseignement (public ou, dans son champ propre, confessionnel) pourrait faire connaître du peu d’enracinement historique dans l’authentiquement religieux que comportent les commandements relatifs au port du voile, ou tel de leurs équivalents …   

On est bien là devant un prolongement de ces accommodements raisonnés dont il a déjà été fait mention. Ce que ceux-ci, et ceux de même nature ou inspiration qui ont à les compléter, ont de caractéristique tient à ce qu’ils s’entendent entièrement comme des accommodements que les cultes, et leurs pratiquants captifs (ou peu éloignés) d’une lecture fondamentaliste de ceux-ci, ont à consentir, ou à inventer, pour se ranger sur l’idée de nation qui fait corps avec la République. Sur les principes intangibles dont celle-ci se réclame et, au quotidien, sur les civilités citoyennes qui en procèdent.    

Ce contrepoint, géographiquement très ciblé, qu’on a ainsi apporté en regard du panorama global de la progression du communautarisme, a aussi voulu rappeler que parmi toutes les identitarismes concurrents qui se logent et prospèrent dans les fractures de la société, seul celui qui émane de musulmans ne profite pas de la cécité que manifeste la République face à la fortification continue des séparatismes de toutes observances.

Mais ce qu’il s’est prioritairement attaché à faire valoir est bien la conviction que les communautarismes auxquels nous avons affaire étant au premier chef inspirés par la revendication d’un différencialisme confessionnel, la laïcité dont s’est dotée la République constitue le premier ressort de la résistance que celle-ci est en capacité de déployer à leur encontre. Et d’opposer à la production de haines que chacun de ces communautarismes qui sont partis à l’assaut de la nation, secrète par nature et dirige contre l’un ou l’autre des communautarismes qui lui sont antagonistes.

Ce qui replace la montée de l’antisémitisme, sujet originel de cet article, mais aussi l’induration des autres racismes qui sont à l’œuvre autour de nous - et d’abord, bien sûr, le racisme anti ‘’arabe’’ devenu exécration du musulman -, sous l’éclairage sans doute le plus révélateur de leur cause et du contexte qui les sert. En la mesure exacte où dans l’expression et dans la militance d’aujourd’hui de ces racismes, le référent religieux est bien le plus fréquemment allégué à l’appui de ceux-ci et, partant, le facteur premier de leur virulence.

En disposant que « La République ne reconnaît (…) aucun culte », la loi de Séparation de 1905 a invalidé, pour son époque et pour l’avenir, toute prétention d’un groupe confessionnel à se voir traité comme une communauté ayant vocation à se découper dans le tissu de la nation. A se voir attribuer un statut distinctif et séparatiste qui l’habiliterait à édicter une législation interne substitutive, ou simplement additionnelle, à celle dont la République s’est dotée en vertu de la volonté générale démocratiquement exprimée par les citoyens. Et à assujettir à cette législation et aux autres codes qui lui seraient propres, quiconque dont elle jugerait - et au demeurant sur ses seuls critères - qu’il relève de leurs dispositions et de leurs normes : en ce qu’il lui appartiendrait, corps et âme, par une prédestination sur laquelle il n’aurait aucune prise et qui le ferait tomber sous sa juridiction sans faculté de s’y soustraire.

Une communauté qui, pire encore, pousserait sa prétention jusqu’à arguer de l’infaillibilité, et de la suprématie conséquente, que sa source religieuse confèrerait à sa législation, pour se dire bien-fondée à imposer celle-ci à l’ensemble du corps social. Ou, à tout le moins, à subordonner la loi commune à la condition d’une irréprochable conformité à ses règles ; et par conséquent à sanctionner en dernier ressort la recevabilité de cette loi commune sur son adéquation aux préceptes qu’elle proclame intangibles et dont elle entend consacrer la vérité absolue.

Le premier cas renvoie naturellement à l’islamisme intégriste qui est à l’œuvre dans toutes les sociétés et parmi toutes les populations musulmanes. Le second vise toutes les religions majoritaires, ou qui n’ont pas fait leur deuil de ne plus l’être. Et pour les pays dits latins, cible de façon directe l’Eglise catholique. A cet égard, les défilés des phalanges bien pensantes – familles tradi, cheftaines en uniforme, et autres inépuisables dénonciateurs, de tous âges, de la ‘’loi Veil’’ -  mobilisées pour faire échec au ‘’mariage pour tous’’, ont bien obéi au mot d’ordre d’un cléricalisme peu à même de prendre la mesure de ce qui le rattache à l’identitarisme politico-cultuel : le dessein confessionnaliste de soumettre le contrat civil qu’est le mariage républicain, à la conception et à la réglementation du mariage religieux catholique (dessein dont l’aboutissement ultime serait d’ailleurs l’abolition du divorce), ne peut pourtant sortir que d’un communautarisme intériorisé à l’aune d’un apparentement millénaire entre société civile et Eglise romaine - et d’un communautarisme qui, en raison même de cet apparentement historique, se vit comme « fier de lui et dominateur » au point de prétendre englober la nation et contenir son essence. Et qui entend s’y tenir au prix d’une confusion entre ses propres frontières et l’étendue intellectuellement pluraliste qu’a prise la nation.   

Le différencialisme confessionnel qui est le moteur des communautarismes qui s’affrontent présentement à la République conjugue les trois vices que partagent toutes les constructions communautaires : la prétention à être reconnues comme telles, incluant la consécration de leur corpus normatif, l’invocation des ‘’racines’’, insusceptibles d’être mises en question, qui en certifieraient l’appellation d’origine, et le référencement à une identité collective, notion dont la validation accompagne nécessairement toute concession consentie à un identitarisme politico-cultuel. On s’est longuement étendu sur le premier de ces vices – à la mesure de ce qu’il paraissait mériter. Le second affiche la faiblesse de sa conception : n’a de racines que ce qui est voué à l’immobilité, à l’impossibilité de se mettre en mouvement – et les tenants de cet enracinement (ceux qui ont appelé à ce qu’on s’enracinât et auxquels, en la personne de Barrès, André Gide fit un sort) ont amplement démontré leur peu de disposition au mouvement de la pensée.

Le troisième vice se dissimule sous une métaphore qui très au-dessus de toutes celles qui ont mérité d’être jugées approximatives ou factices, ou non fondées, ou carrément artificieuses, se présente comme la plus invalide qui ait pu jamais être figurée. Glisser de l’identité au sens propre – ce qui est distinctif d’un individu au point d’exclure toute confusion avec un autre - au sens imagé où les caractères prêtés à un groupe érigeraient ce collectif en une entité aussi indissociable que saurait l’être une personne, est tout bonnement une construction intellectuelle si négligente d’une présomption de vraisemblance que la figuration qui en procède est a priori vidée de sens. Sauf à ce que ce glissement soit invalidé par son projet totalisant et totalitaire de réunir un groupe dans le même type d’unité que celui dont un individu peut se réclamer – ce qui s’accorde à la perfection avec la représentation que le communautarisme a de lui-même, et plus encore le communautarisme se réclamant d’un identitarisme confessionnel.     

Raison supplémentaire de conclure en réaffirmant l’ardente obligation de s’adosser au rempart de la laïcité républicaine pour continuer à pouvoir faire nation.

Cette si raisonnable laïcité à laquelle nous devons le bonheur inestimable, et si peu partagé de par le monde, de vivre dans un Etat qui attache aussi peu d’intérêt au fait que nous nous soyons catholique-pratiquant, conciliaire ou de penchant intégriste, ou membre d’une association de pêcheur à la mouche ; juif orthodoxe, ou libéral, ou sociétaire d’un club de philatélie ; converti au bouddhisme tibétain ou adepte du cyclotourisme ; protestant alsacien, ou cévenol, ou bibliophile passionné ; et agnostique, ou toute autre variété de libre-penseur ou d’athée convaincu, ou aquarelliste du dimanche. A cette énumération de confrontations non signifiantes mêlant des singularités qui ont été rendues indifférentes, manquent sans doute encore nos concitoyens musulmans -, ce qui suggère fortement à la République de tourner ses efforts dans leur direction.    

Didier LEVY - 03 05 2018

> Ce texte prolonge un article du même auteur publié sur Facebook le 24 04 2018 :
« LE VENTRE EST ENCORE FÉCOND D’OÙ A SURGI LA BÊTE IMMONDE ».