Publié le 18 septembre 2023
par le blogue Garrigues et Sentiers
Lire Thomas Piketty – et en particulier pour son article La France et ses fractures territoriales – est toujours une très tonique confrontation avec le sujet de l’inégalité.
Sujet redevenu le plus central après les décennies de cette dérégulation
financière et de cette libéralisation commerciale vécues depuis les années
1980-1990 sous l’empire du business et de la sujétion au culte
du marché.
Inégalité qui se décrit au pluriel, et l’article met en évidence l’une de
ses formes les plus délétères pour une nation. Des inégalités qui, toujours
davantage, impriment précarité, pauvreté, discrimination, ségrégation et
exclusion. Et au vu de ce tableau, on s’étonnerait que le corps social n’en
puisse plus, qu’il se défasse, qu’il se fractionne et se fracture ? Que
chaque ligne de clivage devienne une frontière intérieure – territoriale,
sociale, éducative, culturelle et communautaire.
Là où le marché (syn. l’argent, le profit, la concurrence, les
« investisseurs »…) est roi, l’impôt et ses emplois sont mis au
pilori. Écouter le discours à prétention moralisatrice qui depuis 2017 fustige
la dépense publique et la range au nombre des sales manies auxquelles la France
s’adonne depuis toujours, laisse plus que sidéré : tout bonnement terrifié
par la méconnaissance ou l’inintelligence de l’Histoire qui s’expose à chaque
certitude, à chaque article de foi énoncés. De l’Histoire dont est sortie
– non le mirage d’une identité collective bricolée sur des préconçus et
des phantasmes religieux ou ethniques –, mais la nation à laquelle les
Français se sont fait à l’idée d’appartenir.
Une singularité française ?
Une nation que l’impôt à fait naitre. Si elle s’est constituée autour de
l’État – singularité française ? –, autour de l’état royal et de
la monarchie capétienne, c’est pour la raison que le pouvoir qui s’y élevait
est peu à peu apparu, et de fait très tôt dans son esquisse, comme le seul
véritable protecteur sur lequel pouvaient compter les sujets du Roi et ceux qui
le devenaient au fil des siècles et des agrandissements du royaume. Protecteur
vis-à-vis des ennemis de l’extérieur ainsi que des prédateurs de l’intérieur
– pour ceux-ci que ce soit à travers les guerres et autres violences et
exactions féodales, les pillages, dévastations et mises à sacs des bandes de
brigands, ou la permanence des menaces en tous genres émanant de seigneuries et
d’usurpations locales. Protecteur également des chartes concédées aux villes et
aux corporations, préfiguration d’un état de droit.
L’exercice de cette protection a exigé toujours davantage de ressources,
excédant bientôt celles tirées du domaine royal. Le recours à l’impôt s’est
ainsi imposé et ses conséquences ont façonné à bien des titres la nation qui se
formait. Parce que l’impôt d’Ancien Régime était injuste et brutal, une
propension à la résistance et à la révolte fiscale s’est nourrie et ancrée de
siècle en siècle – le poujadisme des années 1950, entre autres exemples,
n’en a-t-il pas été une résurgence contemporaine ? Parce que le pouvoir du
Roi n’était pas conçu comme absolu, la question s’est posée dès Charles V
– les dépenses militaires de la guerre de Cent ans lui donnant une acuité
particulière – de savoir si les États généraux avaient à autoriser la
levée de l’impôt, ou seulement la création d’impôts nouveaux. Parce que la
monarchie administrative instaurée par Louis XIV, elle aussi exposée à un
poids écrasant de dépenses militaires, a écarté sur une longue durée la
délibération fiscale des États généraux, la convocation de ceux-ci par
Louis XVI – dictée par l’état des finances publiques, sinistrées
après la guerre d’indépendance de l’Amérique et l’échec de la politique de
Necker – a tout eu d’un anachronisme (on ne savait même plus vraiment
comment procéder à leur élection). Et cet anachronisme a enfanté d’une
Révolution.
Révolution qui, par la Déclaration des droits de 1789, a établi deux
principes qui ont régi l’impôt sous les régimes qui lui ont fait suite :
Art. 13. Pour l'entretien de la
force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune
est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les
citoyens, en raison de leurs facultés.
Art. 14. Tous les Citoyens ont le
droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de
la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et
d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.
La IIIe république ajoutant à ces bases démocratiques de la
contribution publique l’instauration, le 15 juillet 1914, de l’impôt progressif
sur le revenu. Là encore le financement des dépenses d’armement figure à
l’arrière-plan, tant du vote des Chambres que de la levée, les années
suivantes, des limitations mises au nouvel impôt.
Le parti-pris de désarmer l’État
En regard de ce survol schématique, qui renvoie à « une certaine idée
de la France » dont l’amorce d’une prise de conscience se profile dès la
bataille de Bouvines, l’assimilation de la dépense publique à une drogue et,
par voie de conséquence, l’anathème politique lancé contre l’impôt – et
d’autant plus si cet impôt demande davantage aux plus riches – se
retrouvent à leur juste place : celle du non-sens. Ou plutôt d’un cumul de
non–sens : non seulement celui qui consiste à prétendre gouverner une
démocratie sur la consécration d’injustices et de privilèges, mais plus que
tout autre le parti-pris de désarmer l’État.
Pendant des siècles, la monarchie n’a cessé de conforter et d’agrandir
l’État au prix d’une tension permanente ou d’une crise de ses finances, parce
que les enjeux et les défis auxquels le royaume faisait successivement face,
guerres extérieures ou intérieures, ne lui laissaient pas d’autre choix que de
les relever. Philippe le Bel recourut à la dévaluation sinon à la fausse monnaie,
Louis XIV, outre de faire fondre sa vaisselle et de devoir en appeler aux
banquiers, dut alourdir et élargir la pression fiscale jusqu’au-delà du
soutenable, et, après lui, les guerres ne cesseront plus d’augmenter le déficit
et de creuser la dette. Ses successeurs feront face aux défauts de la confiance
publique et à une insolvabilité gouvernementale chronique due à l’archaïsme du
système fiscal. Le tout jusqu’à la quasi cessation de paiement de 1789.
Et, face à la coalition des Rois, la Première république – autre
continuité entre l’Ancien régime et la Révolution – finança la guerre avec
l’inflation des assignats. Trois républiques plus tard, six dévaluations
concourront à la Reconstruction.
Eût-elle tout sacrifié à l’équilibre budgétaire, il y a fort à parier que
la France de la guerre de Cent Ans aurait intégré un précoce Royaume-Uni, que
les possessions de Charles Le Téméraire seraient devenues un état plus puissant
qu’elle, et que les puissances européennes ennemies auraient remporté la Guerre
de Succession au trône d'Espagne et assuré leur domination en Europe.
Ce qui précède n’est en en rien, bien sûr, un plaidoyer pour le déficit,
l’endettement et, plus largement, pour le laxisme financier. La gestion de la
ressource publique ne se réfère qu’au Bien commun, et comme telle implique une
constance de rigueur et de vigilance. La proscription des gaspillages et des
emplois fautifs est commandée, en tout premier lieu, par le respect qui est dû
aux contributions citoyennes qui ont constitué cette ressource – ce qui
s’oublie trop souvent au vu du constat des avantages personnels octroyés, entre
reproduction historique et attraction du monde des affaires privées, aux
hiérarques à de multiples niveaux de l’appareil d’État et de son attenant (pour
le plus immédiatement visible, on se reportera aux véhicules « de
fonction » et autres « frais de représentation »).
Le refus de l’impôt est celui de l’impôt injuste
Les considérations ci-avant énoncées tendent à récuser l’idée que la main
de l’État doit trembler avant de signer une mesure fiscale, celle-ci étant
vouée à provoquer une explosion de colère chez un peuple accablé d’impôts où
chacun s’attend à une nouvelle jacquerie nationale, ou se prépare à y prendre
part.
Une récusation qui argue de ce que le refus de l’impôt est celui de l’impôt
injuste. De l’impôt qui ne démontre pas que les citoyens y concourent « en
raison de leurs facultés », et avec une progressivité qui réduit les
inégalités au niveau où les écarts de ressources sont compatibles avec
l’égalité des droits promise par la démocratie et, dans la conscience du
citoyen, inséparable de celle-ci. Une compatibilité dont la Finlande propose
aujourd’hui le meilleur exemple, sans pour autant faire renoncer à l’objectif
d’un optimum social : celui, à terme, d’une échelle des revenus
consensuellement bornée à un rapport de 1 à 10.
Est rejeté l’impôt que réclame un État qui a rompu avec le contrat social
réécrit à la Libération et développé sur les décennies suivantes. Un État qui a
régressé, dans les obligations auxquelles il avait à se conformer, jusqu’à
consentir à la restauration d’une féodalité – alors même qu’à la base de
sa légitimité résidait le combat contre tout forme de féodalité dont il était
investi –, et avec la circonstance des plus aggravantes que la nouvelle
Noblesse qui venait lui dicter ses volontés, était cette fois financière,
transnationale et mondialisée. Et jusqu’à se soumettre à un Clergé nouvelle
manière, aux ministres du culte de la sainte économie de marché, dont les
Congrégations pour la doctrine de la Foi – agences de notation, cabinets
internationaux de « conseil », autorités de contrôle et de contrainte installées par la Curie bruxelloise … – ont érigé le
« néolibéralisme » (si tant est qu’un rapprochement terminologique
entre l’ultima ratio des dividendes et les idées de liberté et
de libéralisme soit autre chose qu’un blasphème conceptuel) en religion des
États.
Lorsque le peuple – et pour le pire impact en termes de dégâts et
d’humiliations, la section du peuple déjà la moins nantie qui, plus les
commandements de cette religion sont obéis, s’enfonce dans toujours davantage
de précarité, de restriction et de privation – constate que l’État
républicain a cessé d’être ce pourquoi il était fait, rien ne l’attache plus à
la République, à celle dont les gouvernants ont révoqué le pacte social. Il se
replie, entre accablement et colère, et il s’abstient (ou, de rage, vote pour
le pire démagogue venu).
Car c’est bien là ce que signifie la remise des clefs de l’intérêt général
à des entreprises privées : la substitution de logiques commerciales, et
de la course aux profits en découlant, à la vocation hier assignée à la
charpente de services publics et d’entités publiques qui avaient en charge les
Biens communs. Qu’on soit revenu sur l’appropriation collective de biens et de
services à l’accès desquels est conditionnée la dignité de chaque citoyen, que
la nation ait vu le crédit et la monnaie cesser d’être de son ressort, que la
concurrence ait été appelée à régir les énergies d‘hier et de demain, les
transports ferroviaires et aériens et les autoroutes, qu’au nom de la réduction
de la dépense publique, les missions et les responsabilités de l’État parmi les
plus prioritaires (santé, instruction, justice, moyens de la sûreté publique …)
aient été abandonnées à une paupérisation insoutenable… le tout forme un
tableau d’aberrations qui en appelle au trop bien connu, et trop constamment
vérifié : « Ceux que Jupiter veut perdre, il commence par
leur ôter la raison.».
Quand la pauvreté fait un retour en force, et – pour ne prendre que
ces seuls exemples – affiche un nombre croissant de familles revenues à
des restrictions alimentaires ou d’enfants élevés dans la rue (dans l’un des
pays les plus riches du monde !), quel gouvernant censé peut-il détourner
le regard des inégalités et des défections sociales de l’État (déserts
médicaux, saturation des services d’urgence, exclusions dues au coût du
logement, enseignants abandonnés, justice inaccessible aux plus modestes
…) ?
Des états démocratiques qui renouent avec la fonction de protection ?
Et à considérer l’avenir que rien n’annonce autrement que fait de défis
inouïs, voire déjà perdus d’avance, la confrontation entre l’espèce humaine et
la planète qu’elle a sinistrée, celle entre nos sociétés jusqu’ici privilégiées
et les chaos climatiques qui se font de plus en plus proches, avec toute la
somme des enjeux environnementaux et des périls pour le vivant qui s’y
adjoignent, peuvent-elles être déléguées aux actionnaires des multinationales à
travers lesquelles le capitalisme financier mondialise ses intérêts ?
On plaidera que la question qui fait sens est plutôt de se demander s’il
existe une chance, avant que l’irréversible ne soit atteint, pour que les États
– i.e. les états démocratiques, seuls à donner aux citoyens la
faculté de se faire entendre, d’agir dans la décision et de sanctionner les
erreurs et les carences – se déterminent à se réarmer. Pour qu’ils
soient suffisamment nombreux à renouer avec l’idée et avec l’intelligence de la
fonction de protection qui les a fait concevoir et exister. Et à
décider d’engager la totalité des ressources et des moyens qu’exige la
sauvegarde de nos Communs et de nos conditions d’existence.
Pour l’autre terme de l’alternative, on renverra à l’absurdité du monde qui
aura préexisté à ce réarmement. Ce monde où le marché aura été roi, où les plus
riches auront pris une part si infime aux contributions publiques, et où les
inégalités auront moins que jamais gêné ni même soucié les élites.
Un monde qui se profile dans l’image virtuelle de dizaines de lignes de
TGV, ou de dizaines de chaussées d’autoroutes, tracées, sur toute leur
longueur, en parallèles les unes avec les autres dans l’agencement le plus
conforme aux lois de l’économie classique. Dans la configuration de la plus
parfaite mise en concurrence de leurs « opérateurs » privés
respectifs.
Didier Levy
4 septembre 2023
Publié par Garrigues et Sentiers dans Réflexions en chemin(Date qui tient à un hasard de l’agenda, et non à une intention de rappel historique – encore que, par ce qu’il a eu d’emblématique, celui-ci ne soit au fond pas si malvenu)