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mardi 19 septembre 2023

L'impôt fait la Nation

 

 Publié le 18 septembre 2023 

par le blogue  Garrigues et Sentiers

Lire Thomas Piketty – et en particulier pour son article La France et ses fractures territoriales – est toujours une très tonique confrontation avec le sujet de l’inégalité.

Sujet redevenu le plus central après les décennies de cette dérégulation financière et de cette libéralisation commerciale vécues depuis les années 1980-1990 sous l’empire du business et de la sujétion au culte du marché.

Inégalité qui se décrit au pluriel, et l’article met en évidence l’une de ses formes les plus délétères pour une nation. Des inégalités qui, toujours davantage, impriment précarité, pauvreté, discrimination, ségrégation et exclusion. Et au vu de ce tableau, on s’étonnerait que le corps social n’en puisse plus, qu’il se défasse, qu’il se fractionne et se fracture ? Que chaque ligne de clivage devienne une frontière intérieure – territoriale, sociale, éducative, culturelle et communautaire.

Là où le marché (syn. l’argent, le profit, la concurrence, les « investisseurs »…) est roi, l’impôt et ses emplois sont mis au pilori. Écouter le discours à prétention moralisatrice qui depuis 2017 fustige la dépense publique et la range au nombre des sales manies auxquelles la France s’adonne depuis toujours, laisse plus que sidéré : tout bonnement terrifié par la méconnaissance ou l’inintelligence de l’Histoire qui s’expose à chaque certitude, à chaque article de foi énoncés. De l’Histoire dont est sortie – non le mirage d’une identité collective bricolée sur des préconçus et des phantasmes religieux ou ethniques –, mais la nation à laquelle les Français se sont fait à l’idée d’appartenir.

Une singularité française ?

Une nation que l’impôt à fait naitre. Si elle s’est constituée autour de l’État – singularité française ? –, autour de l’état royal et de la monarchie capétienne, c’est pour la raison que le pouvoir qui s’y élevait est peu à peu apparu, et de fait très tôt dans son esquisse, comme le seul véritable protecteur sur lequel pouvaient compter les sujets du Roi et ceux qui le devenaient au fil des siècles et des agrandissements du royaume. Protecteur vis-à-vis des ennemis de l’extérieur ainsi que des prédateurs de l’intérieur – pour ceux-ci que ce soit à travers les guerres et autres violences et exactions féodales, les pillages, dévastations et mises à sacs des bandes de brigands, ou la permanence des menaces en tous genres émanant de seigneuries et d’usurpations locales. Protecteur également des chartes concédées aux villes et aux corporations, préfiguration d’un état de droit.

L’exercice de cette protection a exigé toujours davantage de ressources, excédant bientôt celles tirées du domaine royal. Le recours à l’impôt s’est ainsi imposé et ses conséquences ont façonné à bien des titres la nation qui se formait. Parce que l’impôt d’Ancien Régime était injuste et brutal, une propension à la résistance et à la révolte fiscale s’est nourrie et ancrée de siècle en siècle – le poujadisme des années 1950, entre autres exemples, n’en a-t-il pas été une résurgence contemporaine ? Parce que le pouvoir du Roi n’était pas conçu comme absolu, la question s’est posée dès Charles V – les dépenses militaires de la guerre de Cent ans lui donnant une acuité particulière – de savoir si les États généraux avaient à autoriser la levée de l’impôt, ou seulement la création d’impôts nouveaux. Parce que la monarchie administrative instaurée par Louis XIV, elle aussi exposée à un poids écrasant de dépenses militaires, a écarté sur une longue durée la délibération fiscale des États généraux, la convocation de ceux-ci par Louis XVI – dictée par l’état des finances publiques, sinistrées après la guerre d’indépendance de l’Amérique et l’échec de la politique de Necker – a tout eu d’un anachronisme (on ne savait même plus vraiment comment procéder à leur élection). Et cet anachronisme a enfanté d’une Révolution.

Révolution qui, par la Déclaration des droits de 1789, a établi deux principes qui ont régi l’impôt sous les régimes qui lui ont fait suite :

Art. 13. Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.

Art. 14. Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. 

La IIIe république ajoutant à ces bases démocratiques de la contribution publique l’instauration, le 15 juillet 1914, de l’impôt progressif sur le revenu. Là encore le financement des dépenses d’armement figure à l’arrière-plan, tant du vote des Chambres que de la levée, les années suivantes, des limitations mises au nouvel impôt.

Le parti-pris de désarmer l’État

En regard de ce survol schématique, qui renvoie à « une certaine idée de la France » dont l’amorce d’une prise de conscience se profile dès la bataille de Bouvines, l’assimilation de la dépense publique à une drogue et, par voie de conséquence, l’anathème politique lancé contre l’impôt – et d’autant plus si cet impôt demande davantage aux plus riches – se retrouvent à leur juste place : celle du non-sens. Ou plutôt d’un cumul de non–sens : non seulement celui qui consiste à prétendre gouverner une démocratie sur la consécration d’injustices et de privilèges, mais plus que tout autre le parti-pris de désarmer l’État.

Pendant des siècles, la monarchie n’a cessé de conforter et d’agrandir l’État au prix d’une tension permanente ou d’une crise de ses finances, parce que les enjeux et les défis auxquels le royaume faisait successivement face, guerres extérieures ou intérieures, ne lui laissaient pas d’autre choix que de les relever. Philippe le Bel recourut à la dévaluation sinon à la fausse monnaie, Louis XIV, outre de faire fondre sa vaisselle et de devoir en appeler aux banquiers, dut alourdir et élargir la pression fiscale jusqu’au-delà du soutenable, et, après lui, les guerres ne cesseront plus d’augmenter le déficit et de creuser la dette. Ses successeurs feront face aux défauts de la confiance publique et à une insolvabilité gouvernementale chronique due à l’archaïsme du système fiscal. Le tout jusqu’à la quasi cessation de paiement de 1789.  Et, face à la coalition des Rois, la Première république – autre continuité entre l’Ancien régime et la Révolution – finança la guerre avec l’inflation des assignats. Trois républiques plus tard, six dévaluations concourront à la Reconstruction.

Eût-elle tout sacrifié à l’équilibre budgétaire, il y a fort à parier que la France de la guerre de Cent Ans aurait intégré un précoce Royaume-Uni, que les possessions de Charles Le Téméraire seraient devenues un état plus puissant qu’elle, et que les puissances européennes ennemies auraient remporté la Guerre de Succession au trône d'Espagne et assuré leur domination en Europe.

Ce qui précède n’est en en rien, bien sûr, un plaidoyer pour le déficit, l’endettement et, plus largement, pour le laxisme financier. La gestion de la ressource publique ne se réfère qu’au Bien commun, et comme telle implique une constance de rigueur et de vigilance. La proscription des gaspillages et des emplois fautifs est commandée, en tout premier lieu, par le respect qui est dû aux contributions citoyennes qui ont constitué cette ressource – ce qui s’oublie trop souvent au vu du constat des avantages personnels octroyés, entre reproduction historique et attraction du monde des affaires privées, aux hiérarques à de multiples niveaux de l’appareil d’État et de son attenant (pour le plus immédiatement visible, on se reportera aux véhicules « de fonction » et autres « frais de représentation »).  

Le refus de l’impôt est celui de l’impôt injuste

Les considérations ci-avant énoncées tendent à récuser l’idée que la main de l’État doit trembler avant de signer une mesure fiscale, celle-ci étant vouée à provoquer une explosion de colère chez un peuple accablé d’impôts où chacun s’attend à une nouvelle jacquerie nationale, ou se prépare à y prendre part.

Une récusation qui argue de ce que le refus de l’impôt est celui de l’impôt injuste. De l’impôt qui ne démontre pas que les citoyens y concourent « en raison de leurs facultés », et avec une progressivité qui réduit les inégalités au niveau où les écarts de ressources sont compatibles avec l’égalité des droits promise par la démocratie et, dans la conscience du citoyen, inséparable de celle-ci. Une compatibilité dont la Finlande propose aujourd’hui le meilleur exemple, sans pour autant faire renoncer à l’objectif d’un optimum social : celui, à terme, d’une échelle des revenus consensuellement bornée à un rapport de 1 à 10.

Est rejeté l’impôt que réclame un État qui a rompu avec le contrat social réécrit à la Libération et développé sur les décennies suivantes. Un État qui a régressé, dans les obligations auxquelles il avait à se conformer, jusqu’à consentir à la restauration d’une féodalité – alors même qu’à la base de sa légitimité résidait le combat contre tout forme de féodalité dont il était investi –, et avec la circonstance des plus aggravantes que la nouvelle Noblesse qui venait lui dicter ses volontés, était cette fois financière, transnationale et mondialisée. Et jusqu’à se soumettre à un Clergé nouvelle manière, aux ministres du culte de la sainte économie de marché, dont les Congrégations pour la doctrine de la Foi – agences de notation, cabinets internationaux de « conseil », autorités de contrôle et de contrainte installées par la Curie bruxelloise … – ont érigé le « néolibéralisme » (si tant est qu’un rapprochement terminologique entre l’ultima ratio des dividendes et les idées de liberté et de libéralisme soit autre chose qu’un blasphème conceptuel) en religion des États.

Lorsque le peuple – et pour le pire impact en termes de dégâts et d’humiliations, la section du peuple déjà la moins nantie qui, plus les commandements de cette religion sont obéis, s’enfonce dans toujours davantage de précarité, de restriction et de privation – constate que l’État républicain a cessé d’être ce pourquoi il était fait, rien ne l’attache plus à la République, à celle dont les gouvernants ont révoqué le pacte social. Il se replie, entre accablement et colère, et il s’abstient (ou, de rage, vote pour le pire démagogue venu).  

Car c’est bien là ce que signifie la remise des clefs de l’intérêt général à des entreprises privées : la substitution de logiques commerciales, et de la course aux profits en découlant, à la vocation hier assignée à la charpente de services publics et d’entités publiques qui avaient en charge les Biens communs. Qu’on soit revenu sur l’appropriation collective de biens et de services à l’accès desquels est conditionnée la dignité de chaque citoyen, que la nation ait vu le crédit et la monnaie cesser d’être de son ressort, que la concurrence ait été appelée à régir les énergies d‘hier et de demain, les transports ferroviaires et aériens et les autoroutes, qu’au nom de la réduction de la dépense publique, les missions et les responsabilités de l’État parmi les plus prioritaires (santé, instruction, justice, moyens de la sûreté publique …) aient été abandonnées à une paupérisation insoutenable… le tout forme un tableau d’aberrations qui en appelle au trop bien connu, et trop constamment vérifié : « Ceux que Jupiter veut perdre, il commence par leur ôter la raison.».

Quand la pauvreté fait un retour en force, et – pour ne prendre que ces seuls exemples – affiche un nombre croissant de familles revenues à des restrictions alimentaires ou d’enfants élevés dans la rue (dans l’un des pays les plus riches du monde !), quel gouvernant censé peut-il détourner le regard des inégalités et des défections sociales de l’État (déserts médicaux, saturation des services d’urgence, exclusions dues au coût du logement, enseignants abandonnés, justice inaccessible aux plus modestes …) ?

Des états démocratiques qui renouent avec la fonction de protection ?

Et à considérer l’avenir que rien n’annonce autrement que fait de défis inouïs, voire déjà perdus d’avance, la confrontation entre l’espèce humaine et la planète qu’elle a sinistrée, celle entre nos sociétés jusqu’ici privilégiées et les chaos climatiques qui se font de plus en plus proches, avec toute la somme des enjeux environnementaux et des périls pour le vivant qui s’y adjoignent, peuvent-elles être déléguées aux actionnaires des multinationales à travers lesquelles le capitalisme financier mondialise ses intérêts ?

On plaidera que la question qui fait sens est plutôt de se demander s’il existe une chance, avant que l’irréversible ne soit atteint, pour que les États – i.e. les états démocratiques, seuls à donner aux citoyens la faculté de se faire entendre, d’agir dans la décision et de sanctionner les erreurs et les carences – se déterminent à se réarmer. Pour qu’ils soient suffisamment nombreux à renouer avec l’idée et avec l’intelligence de la fonction de protection qui les a fait concevoir et exister. Et à décider d’engager la totalité des ressources et des moyens qu’exige la sauvegarde de nos Communs et de nos conditions d’existence.

Pour l’autre terme de l’alternative, on renverra à l’absurdité du monde qui aura préexisté à ce réarmement. Ce monde où le marché aura été roi, où les plus riches auront pris une part si infime aux contributions publiques, et où les inégalités auront moins que jamais gêné ni même soucié les élites.

Un monde qui se profile dans l’image virtuelle de dizaines de lignes de TGV, ou de dizaines de chaussées d’autoroutes, tracées, sur toute leur longueur, en parallèles les unes avec les autres dans l’agencement le plus conforme aux lois de l’économie classique. Dans la configuration de la plus parfaite mise en concurrence de leurs « opérateurs » privés respectifs.

Didier Levy

4 septembre 2023

(Date qui tient à un hasard de l’agenda, et non à une intention de rappel  historique – encore que, par ce qu’il a eu d’emblématique, celui-ci ne soit au fond pas si malvenu)

Publié par Garrigues et Sentiers dans Réflexions en chemin