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mercredi 3 juin 2020

L’HONNEUR PERDU DE LA RÉPUBLIQUE


  
¤ QUAND UNE CROIX DE BOIS SIGNALE UN CRIME
ET UNE FORFAITURE.

Je passais en voiture, l’autre jour, à la hauteur de l’Etang Rompu, en forêt de Rambouillet. A cet endroit, dans un virage en surplomb de l’étang, une croix a été déposée, plantée ou fixée, avec ces mots : « A notre père ».

C’est là en effet, dans l’eau de cet étang, que le 30 octobre 1979, a été retrouvé le corps sans vie de Robert BOULIN,  ministre du travail et de la participation dans le gouvernement Raymond Barre.

Cela fait donc quarante ans que la République s’arrange de son déshonneur.

Robert BOULIN, détenteur du record de la longévité ministérielle, avait été secrétaire d'État puis ministre sous les présidences de Gaulle, Pompidou et Giscard d'Estaing. Sur près de quinze ans, il avait occupé un nombre plus qu’impressionnant de portefeuilles divers – Rapatriés, Budget, Fonction publique, Agriculture, Santé publique et Sécurité sociale, Relations avec le Parlement …

On a retenu de lui ‘’un homme intègre, possédant une grande capacité de travail et très apprécié de l'opinion publique’’.

Résistant, gaulliste social, ministre estimé, il se murmurait que le président Giscard d'Estaing envisageait de le nommer Premier ministre – ce qui promettait de fracturer le RPR créé et dirigé par Jacques Chirac. Et voué au service des ambitions de ce dernier.

Une sombre affaire de ventes de terrain à Ramatuelle, dans laquelle il avait fait montre de naïveté à l’endroit de l’une de ses connaissances – pas moins qu’un escroc -, avait alors ‘’fuité’’ dans la presse pour le déconsidérer et mettre fin à sa carrière politique.

Or, Robert BOULIN possédait (et on peut penser que c’était depuis peu) les preuves de financements illégaux de partis politiques. Impliquant principalement le RPR. Et étroitement liés aux affaires nauséabondes, néocolonialistes et maffieuses, de la ‘’Françafrique’’ – de celles, mêlant corruption, prévarications, trafics en tous genres et barbouzeries, dont les valises de billets aéroportées en provenance du Gabon ou d’ailleurs sont devenues l’image.

Robert BOULIN est mort d’avoir détenu ou connu  ces preuves : en l’état, c’est là le plus crédible.

Et d’une mort qu’on a voulu déguiser en suicide. Un camouflage auquel les plus hautes autorités de l’Etat ont prêté la main, les basses œuvres étant sous le contrôle de gens du Parquet sur qui on savait pourvoir compter, aussi vils et aussi infamants que les procédés dussent être ; elles ont été exécutées par des enquêteurs appelés en substitution sur le même calcul pour servir à la manœuvre. Constations bâclées, autopsies truquées, prélèvements biologiques détruits, pièces d’archives et autres preuves ou indices inexplicablement disparus quand on finissait par se décider à les rechercher …  

Au total, une forfaiture d’une dimension et d’une gravité sans exemples. Sur laquelle la justice a été empêchée pendant des lustres de faire la lumière – et s’en est accommodée. Jusqu'au 10 septembre 2015 quand le parquet de Versailles a annoncé l'ouverture d'une information judiciaire pour « arrestation, enlèvement et séquestration suivi de mort ou assassinat » - étape préalable avant d’instruire – enfin ! - sur les causes et sur les auteurs de la mort du ministre.

Dans le même temps, 14 journalistes qui avaient travaillé sur l’’’affaire Boulin’’ ont publié une lettre ouverte adressée au président de la République pour demander la dé-classification des archives des services de renseignement français et américains. Dans cette lettre ouverte, les journalistes signataires ont dénoncé  les « mystifications entourant cette affaire, les graves lacunes de l'enquête et de la procédure qui entachent les circonstances de cette disparition ».


Demeure que la famille de Robert BOULIN, ne lâchant rien, poursuivant inlassablement sa quête de la vérité, a dû se battre contre la République. Une République qui a voulu cacher que l’un de ses ministres avait été assassiné – avec ce comble dans l’exposition du crime que ce ministre était un ministre en exercice. Et une République qui a  offert ou garanti l’impunité aux assassins. Et aux donneurs d’ordre, puisque beaucoup donne à penser que ceux-ci sont à compter en sus des exécutants.

Une indignité a ainsi été interminablement commise à l’égard d’une épouse qui n’a pu  entendre de la justice de la République par qui, avec quels auxiliaires, pourquoi et dans quelles conditions, son mari avait été supprimé. A l’égard des enfants de Robert BOULIN à qui la protection de la loi a été refusée, alors même qu’en l’espèce, la vocation de la loi touchait au plus constitutif de l’état de droit : l’élucidation de la mort de leur père.

Robert BOULIN était un homme public  - on a rappelé son exceptionnel parcours ministériel  et sa place sur la scène politique avant que survienne sa disparition. A ce titre déjà, la nation devait tout  savoir des raisons, des conditions et des artisans de sa mort. Dans toute l’étendue et dans tous les ressorts de la vérité que, tout spécialement devant un événement aussi inouï, une démocratie doit à ses citoyens. Dans la vérité qu’il incombe à l’institution judiciaire, et d’abord quand elle statue dans le champ pénal, de rechercher et de produire. De cette administration de la vérité dépendent la probité de la vie publique, la confiance sociétale, et in fine les gages les plus déterminants de la paix civile.

Autant d’obligations qu’il arrive aux gouvernements démocratiques, et aux justices les plus réputées pour leur indépendance, de ne pas remplir, ou de satisfaire de façon partielle et/ou insincère. Mais ces manquements ne tombent pas dans l’oubli, et si cela finit par advenir, les citoyens les plus indignés peuvent  encore les regarder comme des exceptions.

Cette vision réconfortante ne vaut pas pour la France. Les affaires étouffées s’y décomptent sous tous les régimes. Mais ce ne sont pas tant en eux-mêmes les scandales mêlant le politique et le financier que les mises sous le boisseau dont ils ont été l’objet qui ont impressionné l’esprit public (et laissé les citoyens blasés et incrédules sur les sujets de probité publique et d’impartialité de la justice). Une impression certes parfois éruptive mais le plus souvent désabusée : si sur les deux derniers siècles, l’opinion a pu faire montre d’une capacité d’indignation très réactive - allant jusqu’à des convulsions de la violence de l’émeute du  6 février 1934 –, au total, les Français ont montré qu’ils se faisaient à l’idée que l’étouffement des ‘’affaires’’ appartenait autant à l’ordre des choses que ces affaires elles-mêmes, et que les manquements et les fautes qui y étaient entrevus.

Une accoutumance ou une résignation qui ont dérivé jusqu’à un ‘’à quoi bon’’ encore plus défaitiste quand la Vème république a restauré l’empire souverain de la raison d’Etat. Un empire qui, soit notifiait l’inexistence des affaires quelque vraisemblance ou indice eussent entouré leurs mises au jour, soit prononçait la réduction de celles-ci à quasiment rien en leur affectant le qualificatif de subalterne.

Le faire-silence dont a usé à sa discrétion l’Etat pour ne rien concéder sur les vérités contrariantes, humiliantes ou accablantes - et en tout cas compromettantes -dont il entendait garder le secret. Et qui a achevé de neutraliser les contre-pouvoirs, inclus les nouveaux médias de communication audiovisuelle qui pourtant prenaient alors leur essor. Mais il en a résulté que la Vème république s’est caractérisée par la dimension et la portée sans précédents de ses affaires d’Etat. Sans qu’il eût été besoin d’un grand recul pour prendre toute la mesure de la gravité des atteintes à l’état de droit et des impunités qui y étaient organisées.

Avec le point commun à ces affaires d’impliquer, en cause première, le recours à un système clandestin, ou plus ou moins bien camouflé, de polices parallèles et autres sortes de supplétifs formant autant de phalanges dédiées à des actions occultes. Et issues d’un recrutement composite mais tournant dans l’orbite d’un ‘’esprit de réseau’’ : celui là même qui était consubstantiel au gaullisme glorieux de la France Libre et de la Résistance,  mais qui mis au service d’un parti, puis appelé en renfort du régime instauré en 1958, se détournait vers de viles  besognes. D’autant que la nature des officines et des groupes impliqués prédestinent ceux-ci à un mélange des genres où les coups de mains se financent – et financent leurs auteurs – à coup de malversations et de trafics dans lesquelles les moyens de la cause politique et les fins d’enrichissement personnel ne tardent pas à se confondre de façon indémêlable.

On a concédé que tant que se prolongeait la guerre d’Algérie, il ne pouvait être fait reproche à l’Etat républicain d’ajouter à ses armes légales, celles offertes par ce système dans sa mouture de l’époque. Et plus particulièrement pour venir à bout de  la guerre civile entreprise à son encontre par l’OAS.

Mais ce n’est pas seulement parce que ‘’le pli était pris’’, que ce mode d’action souterraine a perduré : pour le régime en place, il faisait corps avec sa conception du Pouvoir – fût-ce par une étrange contre-perception de l’autorité de l’Etat - ;  et il avait de surcroît pour vocation et mission de concourir au maintien de la Vème république et de conforter, à coups d’impunités, la résilience de ses partisans - avant même qu’il advînt que ces derniers fussent étrangement désignés comme « l’armée de ceux qui (…) soutiennent » ce régime et son chef.

L’enlèvement du colonel Argoud, au mépris de la souveraineté  d’un Etat voisin, marquait déjà (tout ‘’officier félon’’ et sombre figure du drame algérien et de ses pire ressorts que ce personnage pouvait apparaître) que, quoique sorti de la guerre d’Algérie, le régime ne cesserait pas d’utiliser son bras agissant hors de la loi - ni aux ‘’coups tordus’’ dont les opérateurs de ce bras passaient pour être des experts.

Il va de soi que la Vème république ne se résume pas à sa face noire, et que son histoire s’écrit de la geste gaullienne au refus de Jacques Chirac d’aller guerroyer en Irak (et à son discours réparateur du Vel d’Hiv’), en passant par les deux septennats successifs qui furent accomplis par « le dernier des Capétiens » – ainsi qu’on prêta à feu le comte de Paris d’avoir distingué François Mitterrand.

Cette face noire pèse néanmoins au bilan du régime, et d’un poids qui se mesure – pour la faible, ou très faible part qui a émergé de l’iceberg de la glaciation du silence d’Etat – à la sordide et crapuleuse chronique qui va du rapt du colonel Argoud, déjà évoqué, à l’indicible horreur de la tuerie d’Auriol perpétrée au sein même du SAC, en passant par les complicités qui entourèrent l’enlèvement, en plein Paris, de Medhi Ben Barka sur commande des services spéciaux marocains - un enlèvement suivi de la mise à mort, par les mêmes, de celui-ci sur le sol français : comment ne pas se dire  que rien ne rend compte plus démonstrativement de la corruption de l’état de droit qu’a représentée, pendant plusieurs décennies, l’emprise des services parallèles, que le rappel de ce qu’il a suffi d’un « Foccart est au parfum » pour que, du côté français, la machinerie crypto-barbouzarde de la collaboration à l’élimination de l’opposant marocain et leader tiers-mondiste se mette en mouvement.

La mort de Robert BOULIN appartient à cette séquence où, en France, l’Etat s’est servi  d’hommes de main et de voyous. Encadrés par une sorte de ligue clanique ou autres groupements occultes. Autant d’entités et de réseaux qui appuyaient leur raison d’être et de perdurer sur la commodité qu’il y avait à les utiliser pour les ténébreuses manœuvres déployées dans le champ empuanti de la Françafrique. Et qui tiraient leurs ressources, outre de fonds spéciaux, de leur implication – indéracinablement assise - dans les trafics, les corruptions et les turpitudes publiques et privées qui servaient de base aux opérations secrètes et aux sombres intrigues auxquelles on les employait.

Leur grande époque commençant à s’éloigner, le petit jeu du rapport de forces politique, dans sa déclinaison du « tu me tiens-je te tiens » a suffi à les rendre intouchables. Au point de les maintenir dans la position d’agents de la raison d’Etat ayant échappé … au contrôle de l’Etat. D’un l’Etat qui se résignait pour longtemps à son impuissance à leur endroit.


Décrire cette toile de fond n’est en tien entamer l’essentiel. Qui réside en ce qui suit.

D’une part, en la mémoire historique qui rapporte que le capitaine Alfred Dreyfus a été réhabilité par la République, et que pour trop nombreuses qu’eussent été les années que cette réhabilitation a exigées, en progressant à travers une succession d’intenses épisodes politiques et judiciaires, la République s’est finalement montrée digne d’elle-même. Mieux, en affirmant et en recouvrant cette dignité, le régime républicain a rebondi dans une phase nouvelle, de consolidation et d’avancées – la plus notable étant la loi de Séparation qui a institué la  laïcité en garante de la liberté de conscience.

Et d’autre part en ce qui ressort, par une opposition saisissante, du constat  que quarante ans après que son corps a été découvert dans un étang de la forêt de Rambouillet, Robert BOULIN demeure sous le coup d’un effarent déni de justice. Avec lui, son épouse, ses enfants et ses proches se sont vu exclure de la première et de la plus fondamentale des sûretés qu’un Etat, et plus que tout autre un Etat démocratique, doit assurer à ses citoyens : la sauvegarde de leur vie et, si rien n’a pu faire que celle-ci soit préservée des menaces qui étaient dirigées contre elle, la certitude que la justice mettra tout en œuvre pour  retrouver les auteurs du crime et réprimer conformément à la loi la commission de ce dernier.

L’exclusion de la protection de la loi ainsi perpétrée dépasse l’arbitraire des décisions et des arrangements qui ont été pris en vue de faire accroire à un suicide de Robert BOULIN. Puis de constituer un mensonge d’Etat en vérité judiciaire et de pérenniser celle-ci, nonobstant les invraisemblances qui se faisaient jour à son encontre et la puissance des preuves  qui venaient étayer la démonstration du travestissement opéré.

Oui, cette exclusion va au-delà de  l’imposture qui s’est rangée sur une raison d’Etat de surcroît dévoyée. Elle ne s’arrête pas à la qualification de forfaiture qui s’applique aux plus hauts niveaux du pouvoir exécutif qui ont dérobé les faits et aux magistrats indignes qui ont sciemment méconnu que la justice « rend des arrêts et non pas des services » : qui ne voit que c’est l’honneur de la République qui a été atteint et dégradé à travers la mort infligée à Robert BOULIN et restée impunie ? Que partant, c’est la République qui s’est discréditée.

De la complicité apportée au maquillage de cette mort en suicide, et conjointement du silence imposé sur  les circonstances de ce que (et pour vouloir ici laisser la latitude la plus extrême à la notion de doute judiciaire) un faisceau outrageusement dense d’indices, alliant les plus hauts niveaux de gravité et de concordance, désigne comme un crime, au sauf-conduit accordé aux auteurs de ce crime, et aux pressions et falsifications menées pour que ce sauf-conduit demeure agissant sur quatre décennies, cette somme de hontes – dont la commission aurait été rigoureusement impensable dans n’importe laquelle des démocraties modernes dont la République française prétend faire partie- saurait-elle se résumer autrement, en fin de compte, qu’en ‘’L’HONNEUR PERDU DE LA RÉPUBLIQUE’’ ?


De tous les acteurs qui, dans l’Etat, ont compté et pesé au premier chef dans ‘’l’affaire Boulin’’ – Président, Premier ministre, ministres de l’intérieur, de la justice, chefs de parti, hauts responsables de la police et du renseignement … -, aucun à ce jour n’a parlé ou dit sa ‘’part de vérité’’. Or, ils savaient, soit en totalité soit au minimum ce qu’il n’est pas vraisemblable qu’ils eussent ignoré. Sauf à leur prêter d’avoir été impuissants ou incapables de découvrir, ou de venir à connaître, ce qui dans le dossier d’un crime d’Etat, relevait de leurs responsabilités, de leurs compétences ou de leurs fonctions respectives.

 Seul, aujourd’hui, demeure en vie le Président de la République de l’époque des faits - en tout cas parmi ceux qui étaient en mesure, et en devoir, d’absolument tout savoir et dont on ne peut pas penser qu’ils n’aient pas tout su. Pour avoir eu rang de premier magistrat de la République, il bénéficie d’une présomption : celle d’avoir dicté dans ses dernières volontés de rendre public un mémoire écrit de sa main dans la résolution de s’acquitter de l’exposition et de la récapitulation de la totalité des éléments relatifs à la mort de Robert BOULIN.

Si un tel mémoire, établi aux fins d’une divulgation exhaustive post mortem, existe, probablement comporte-t-il le plaidoyer pro domo de l’ancien Président sur les motifs et les considérations qui ont dicté le ‘’faire-silence’’ qui, en 1979, a dérobé un fait aussi inouï que le meurtre ou l’assassinat d’un membre du gouvernement de la République. Qui l’a dérobé d’abord aux plus proches de la victime et, avec eux, au peuple français à qui, démocratiquement parlant, il appartenait et à la justice qui devait l’instruire en son nom.

S’il y avait là la perspective que les culpabilités fussent publiées, ainsi qu’un argumentaire éclairant la fabrication du mensonge d’Etat (vraisemblablement par les capacités de nuisance du RPR sous le septennat alors en cours -quel autre parti aurait eu à employer ses ressources d’intimidation pour protéger les organisations parallèles a priori impliquées ?), leurs échéances apparaissent en l’état beaucoup trop tardives, et ce quel que soit la survenue effective de leur terme.


Après quarante années au cours desquelles un déni de justice aussi extraordinaire a pu s’étendre, et a pu se fortifier (disons au moins jusqu’à à l'ouverture en 2015 d'une information judiciaire apparue crédible) - c'est-à-dire après quarante années où il a été recouvert par l’étanchéité d’une dissimulation décidée, orchestrée et étayée depuis le sommet de l’Etat, avec tous les appuis et relais utiles du côté d’une institution judiciaire tantôt complice, tantôt désarmée, tantôt rendue impuissante par le défaut de moyens, et avec aussi le probable bénéfice de l’entregent des services dédiés aux actions clandestines et de leurs spécialistes -, l’enjeu est d’une toute autre urgence, pour désespérément réduite que soit encore son appréhension.

Là où cette appréhension a percé, et à ceux qui s’en sont rapprochés, il faut dire qu’à retarder plus longtemps une révélation  qui s’imposait aux autorités publiques au rythme où les faits étaient élucidés, c’est la très fragile croyance en la probité du gouvernement de la République qui ne peut plus avoir cours, et le non moins faible crédit encore alloué à cette probité qui, à juste titre, s’effondre. « Il est des vérités qui peuvent tuer un peuple » : cela se discute, mais il en va toujours plus certainement des mensonges. Et spécialement dans des nations fracturées comme la nôtre et déchirées entre des antagonismes qui évoquent de plus en plus des exécrations à caractère tribal, dans des sociétés où la défiance envers les représentants du peuple, la colère voire la haine à l’endroit des gouvernants et autres ‘’élites’’, ne cessent plus de s’afficher et de s’enraciner.

C’est bien dans le plus immédiat que doivent être enfin dévoilés les auteurs et les motifs - et publiées les circonstances et les conditions - de la mort de Robert BOULIN. Ainsi que toutes les sortes de complicités qui s’y sont activées, y compris à travers tout ce qui a été partie prenante au mensonge d’Etat originel et à la consolidation de ce dernier pendant des décennies. Au reste, à simplement considérer le dossier de date à date, toute idée d’un sursis s’ajoutant à ceux que les acteurs de la forfaiture se sont octroyés, est en elle-même affectée d’une flétrissure morale sans pareille.

Que toute la lumière soit ainsi faite. Que pour cela, toutes les archives à présent s’ouvrent, qu’en même temps tous les témoignages soient rendus ou se rendent publics. En premier lieu, naturellement, parce que si la vérité est dite ‘’CE SERA JUSTICE’’ selon la formule consacrée ; mais aussi parce que la parole de l’Etat républicain ‘’qui dit vrai et qui dit tout’’ sans avoir eu à céder à une pression citoyenne portée à l’insoutenable (celle-là même qui aurait dû s’exprimer irrésistiblement en 1979 et depuis …), a tout pour prodiguer la plus exemplaire pédagogie civique.

Par la démonstration de ce que sont inséparables deux des obligations les plus majeures qu’il est assigné aux gouvernants d’un Etat démocratique de satisfaire pour que cet Etat soit reconnu tel : celle d’assumer leur responsabilité politique devant la nation, et celle de se ranger sous l’empire absolu de l’état de droit. Remplir pleinement ces obligations, pour les mandataires du gouvernement du peuple, c’est en outre s’inscrire en faux contre les discours dominants de la démagogie : attester que dans un régime démocratique, l’improbité des dirigeants, si par nature elle existe, demeure contenue dans une exception et est toujours vouée à être découverte et sanctionnée.


Est-ce de l’ordre du vœu pieux que de dire en quoi consiste le devoir le plus impatient de la République, que de tracer les voies et moyens que ce devoir détermine pour mettre fin au déshonneur qu’il y a pour la France à ‘’traîner’’ depuis quarante ans  une ’’affaire Boulin’’ ?

Après tout, la veuve de Maurice Audin, à l’extrême fin de sa vie, a pu entendre de la bouche du président de la République, le 13 septembre 2018, que l’Etat républicain reconnaissait que son mari, arrêté à Alger en 1957 par des militaires français (et dont le corps n'a jamais été retrouvé), était mort sous la torture que ceux-ci lui avaient infligée ou avait été exécuté de leurs mains. Une mort elle aussi camouflée, sous le récit d’une tentative d’évasion, par un mensonge d’Etat contre lequel Josette Audin s’était battue toute sa vie au nom de la vérité et pour la mémoire de son mari. Cette falsification officielle a duré 60 ans, en dépit des mobilisations militantes qui avaient dénoncé le crime dès sa commission, toutes les autorités de l’Etat et tous les artifices de la raison d’Etat (plus le vote d’une loi d’amnistie couvrant les crimes et atrocités commis pendant la guerre d’Algérie) ayant concouru à sa construction et à sa fortification au long de cette durée.

Ce rapprochement entre deux crimes d’Etat esquisse au demeurant des scénarios de réparation épousant des processus voisins ou ressemblants. Un premier aveu officiel, par le président François Hollande, de la mort en détention de Maurice Audin avait en effet eu lieu  en juin 2014, mais imprécis et sans que les documents la confirmant fussent rendus publics. La reconnaissance solennisée par Emmanuel Macron, dénonçant le ‘’système institué alors en Algérie par la France", a été affermie, elle, par un arrêté du 9 septembre 2019 portant ouverture des archives publiques relatives à la disparition de Maurice Audin - soit celles conservées aux Archives nationales, aux Archives nationales d’outre-mer, aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine et, ce qui en théorie figurerait un champ productif ouvert à cette libre consultation, au Service historique de la Défense.


Rien, bien entendu, ne donne cependant à se convaincre que vis à vis de la mort de Robert BOULIN, la réparation tant différée surviendra sur un mode aussi exemplaire que cette adresse en forme de Lettre ouverte à la République intime qu’il soit - par  la mise au jour de la totalité des faits commis et par la désignation de tous les auteurs de ceux-ci et de tous leurs complices de tous ordres. Ni, plus encore, qu’elle se produira dans le temps de l’aveu que cette même Lettre d’injonction appelle à rendre désormais exclusif de tout sursis.

De cette Lettre ouverte, y a-t-il d’ailleurs un écho conséquent à attendre ? Et un crime resté impuni depuis quarante années, ainsi que la forfaiture qui l’a couvert, peuvent-ils émouvoir les foules quand celles-ci sont interpellées, comme c’est le cas ici, par une indignation solitaire ? Cette indignation se réclamerait-elle du soutien qu’elle aspire à apporter à l’indécourageable combat judiciaire mené du sein de la descendance de Robert BOULIN.

Présumons-donc – au moins pour faire avancer la réflexion– qu’écrire les lignes qui précèdent a tout eu d’un coup d’épée dans l’eau. Que de ces lignes ne ressort qu’un bruit perdu au milieu de tous les autres, innombrables ; et un bruit que sa faible puissance de propagation rend bien incapable d’atteindre des oreilles attentives hors de l’étroit périmètre où il lui est donné d’être audible.


Resterait alors la ressource, inaliénable, dont dispose tout citoyen en régime démocratique. Et qui est de la même nature que l’objection de conscience et que la désobéissance civile qui récusent les actes publics et qui révoquent l’obligation, respectivement, d’y souscrire et de s’y soumettre, s’il advient que ceux-ci procèdent de la méconnaissance des lois – des lois écrites comme des lois non écrites qui sont appelées en légitimation et en validation éthique des codes et des normes. Et que, par là, ils attentent à la liberté en détruisant son assise.

Désignons cette ressource sous les termes de retrait citoyen.

C’est là nommer le retrait que décidera le citoyen au vu des preuves qu’il a en mains, ou de l’intime conviction raisonnée qu’il se forme, de ce que l’Etat a commis, ou couvert, une faute d’une si exceptionnelle et si démonstrative gravité ou indignité - au regard des valeurs et des principes qu’il a la charge d’incarner, et des droits dont il garantit et dont il régit l’exercice - qu’il n’a d’autre choix civique que de se retirer du corps des ‘’citoyens actifs’’ : en jugeant que pour sa part,  et précisément en tant que citoyen, il ne saurait plus concourir au « gouvernement par le peuple » qui constitue le référent de la Loi fondamentale de ce même Etat. Y inclus au départage entre les partis politiques qui, constitutionnellement, appartiennent à l’entité étatique.

Et c’est encore décrire, par la justification que comporte le dit retrait citoyen, par la motivation individuelle et la résolution collective qui appellent à ce qu’il y soit fait recours, ce en quoi, dans ce qui est le sujet de cette Lettre ouverte, la République a failli. Un crime d’Etat dissimulé depuis quatre décennies - ce qui s’entend donc avec les noms des coupables de tous niveaux - sous l’imposture d’un mensonge d’Etat : non seulement la République a perdu son honneur en commettant cette forfaiture, mais le sens même de la notion de « chose publique » a été épuisé voire ruiné – au point que participer dans l’indivision citoyenne à une res publica qui n’aurait réparé ni ce crime ni ce mensonge, ce serait prendre part au recel de l’un et de l’autre.

De sorte que pour l’auteur de cette tribune, la décision de ce ‘’retrait citoyen’’ est irrévocablement arrêtée. Il se retirera du vote auquel ses concitoyens seront appelés pour l’élection présidentielle prévue en 2022 si, à la toute approche de l’ouverture de la campagne pour cette élection (soit de 10 à 15 jours) l’Etat républicain n’a pas dit la vérité sur la mort de Robert BOULIN – et dans toute l’acception de la vérité que la Justice définit dans le serment qu’elle exige de ses témoins en leur faisant jurer que celle-ci sera toute la vérité et rien que la vérité. L’injonction étant que cette vérité s’affirme aussi totale qu’a été la réhabilitation du capitaine Dreyfus ; et à tout le moins, si la réouverture du dossier découvre la nécessité d’en passer par des recherches dans les pièces d’archives et dans les éléments de mémoire, aussi authentifiée que ce qu’elle a été pour  la ‘’disparition’’ de Maurice Audin.

Rapprocher trois forfaits dont la réparation impliquait ou implique de faire céder une raison d’Etat, n’établit pas entre ceux-ci une similitude historique: le premier a été le fait d’une institution militaire rétrograde (pour ne pas dire intrinsèquement réactionnaire) et sous l’emprise de ses partis- pris de caste ; le deuxième n’a pu avoir lieu que par l’existence du ‘’système institué alors en Algérie par la France", i.e. un appareil répressif militaro-policier ayant eu tout latitude pour agir hors de la loi et passer outre à toute règle, y compris aux fragiles lois de la guerre – une latitude extensivement mise à profit avec le terrible bilan que l’on sait ; le dernier en date a visé un membre du gouvernement de la République, et des plus importants – ce qui a porté son occultation jusqu’à un impensable.

Un impensable de par le niveau et la nature des responsabilités qui se sont mises en jeu dans le détournement des faits rendant compte de la mort de Robert BOULIN : ce que le mensonge d’Etat par lequel sont passés les artifices de ce détournement, a d’incomparablement outré tient à ce que l’appareil d’Etat – à quelque considération ou intimidation qu’il a cédé - a dévoyé en s’y livrant  le service de la nation.  Un service qui est sa raison d’être - la seule ‘’raison d’Etat’’ qu’en démocratie, il lui soit accordé de considérer, et qui ne vaut que si elle est servie suivant les lois dont la nation s’est dotée pour la protection de ses libertés et de ses droits .  Et à ce qu’il se soit trouvé dans l’institution judiciaire assez de gens, volens nolens, pour seconder l’imposture et faire perdurer ses effets.

Un égarement tel que celui dont l’intérêt public a été ainsi doublement l’objet ne connaît  qu’une conséquence : sa sanction réside dans l’invalidation de la présomption de probité qui est accordée aux magistrats de la république – que ceux-ci soient en charge des intérêts de la nation ou qu’ils soient investis aux fins de rendre au nom du peuple une justice équitable et égale. Et la révocation de cette présomption prive la république du préconçu politique sans lequel son ciment institutionnel devient  moins que poussière.

Et c’est bien de cet impensable qui qualifie la commission de la forfaiture au moyen de laquelle la vérité a été travestie – pour dérober dans quelles circonstances, entre quelles mains, pour quels intérêts et à quelles instigations est survenue  la mort de Robert BOULIN -, et travestie  à l’endroit des plus proches de celui-ci et, dans la même durée, au préjudice du peuple de la République, que se sépare, que s’exile le retrait citoyen qu’on décide ici pour soi-même.


A vrai dire, les raisons se bousculent, et se sont bousculées depuis l’origine, pour faire défense à un républicain de participer par son vote – et a fortiori en étant candidat … (seul Pierre Mendès France s’est  appliqué cette interdiction-là) - à une élection présidentielle où l’appel au suffrage universel direct se disqualifie dans la signification et dans l’expression d’un plébiscite. Plébiscite : une notion et un terme qui sont odieux aux républicains depuis le Second Empire.

Nous avons tous sacrifié à la nécessité, qui nous paraissait impérative, du "vote utile". Quand cette élection mettait face à face, au second tour, deux programmes, deux projets de société, auxquels s’identifiaient respectivement les deux candidats en présence. Et même ensuite, quand le second tour (et quelque fois le premier, comme ce fut le cas en 2017) se réduisait à l’obligation d’éliminer un candidat qui, par ses idées et/ou son inconduite, menaçait ou outrageait la République.

Beaucoup, en outre, ont cessé de combattre ce plébiscite et de le faire pour la première raison qu’ils avaient de le récuser : celle qui tient au fait que d’un vote plébiscitaire procède toujours l’exercice d’un pouvoir personnel, autocratique ou monarchique. Et, peut-être pire, la légitimation qui sera alléguée à l’appui de ce pouvoir. Or, il ne fallait pas cesser d’affirmer que celui-là n’est pas républicain qui ne porte pas dans toutes les fibres de son être une exécration invincible et perpétuelle à l’endroit du  pouvoir personnel, à quel que niveau que ce mode de pouvoir se place.

Le plus improbable a été que passé la décennie des années soixante,  il ne s’est quasiment plus trouvé de républicains (par lassitude, résignation ou alignement ?) pour continuer à dénoncer le moyen par lequel le pouvoir monarchique propre à la Vème république s’est établi et s’est enraciné, et qui n’est rien d’autre que la confiscation par le président de la République des attributions constitutionnelles du Gouvernement et du Premier ministre. Mais, ceci étant, existe-t-il même encore des professeurs de droit public pour identifier cette confiscation et pour la condamner ?

Ceux qui sont invités dans les colonnes ou sur les plateaux médiatiques ne dissonent pas du discours courant où commentateurs, politologues, experts en communication ou en études d’opinion, et politiques d’à peu près tous les bords n’ont de cesse d’invoquer « l’esprit des institutions de la Vème république » : comme si la pratique d’un mode de configuration du pouvoir exécutif foncièrement contraire aux dispositions de la Loi fondamentale, pouvait arguer d’émaner d’un esprit de la Constitution qui aurait transcendé le texte – la lettre - de celle-ci.

Ce à quoi on a eu affaire, sur plus d’un demi-siècle, avec l’établissement du pouvoir personnel qui a transformé un président arbitre et garant en chef du pouvoir exécutif, tout en conservant à ce dernier l’irresponsabilité politique et l’impunité judiciaire qui étaient l’apanage du premier magistrat de la République placé au-dessus des partis, ne saurait se définir autrement qu’en une violation de la Constitution.  Hors périodes dites de ‘’cohabitation’’ - dites ainsi à tort car la circonstance visée est des plus normales pour un président-arbitre –, et encore que la position de chef de l’opposition qu’y occupe le président de la République soit aussi peu constitutionnelle que son accaparement, en temps ordinaire, de la détermination et de la conduite de la politique de la nation au détriment du Gouvernement, cette violation[1] renvoie à ce ‘’Coup d’Etat permanent’’ qui fut naguère dénoncé avec autant de force que de talent.

 Pour ne pas s’arrêter davantage à la circonstance très aggravante de sa longue durée, il s’impose à l’esprit que le fait qu’elle a pu être commise ne s’apprécie pleinement qu’en regard de ce qu’elle comportait de totalement inconcevable dans toutes les autres démocraties - où la Loi fondamentale est entourée d’un respect religieux ou relevant d’une sorte de dévotion ou de communion laïque. Dans le même ordre de comparaison, le déséquilibre des pouvoirs qui s’est substitué au balancement rationnalisé dont se réclamaient les rédacteurs de la Constitution, rapproche la République française bien davantage (sinon infiniment plus) des royaumes du Maroc ou de Jordanie que de la République fédérale d’Allemagne ou de la démocratie parlementaire finlandaise ou néerlandaise.

Le retrait citoyen de l’élection présidentielle à venir acte donc aussi que l’usurpation du pouvoir exécutif par le président de la République dépouille la fonction de son assise républicaine en la recouvrant, sans hélas gêner les pas de grand monde, du « bleu manteau des Rois ». Et que ce travestissement n’a été rendue irrémédiable que par la fallacieuse légitimation plébiscitaire que cette élection lui a procurée de scrutin en scrutin - en utilisant, sous couvert d’un appel au peuple, le ressort intime du second avatar du bonapartisme.


Reste, vis-à-vis du choix de ce retrait citoyen, que l’abstention est toujours civiquement dérangeante et moralement inconfortable. Appelé à contribuer à l’expression de la volonté générale, le citoyen peine à se défausser : le droit au suffrage est de ceux qui s’exercent aussi comme un devoir.

Si difficilement acquis, ce droit, dont l’existence sans restriction et la mise en œuvre sans trucage ni falsification, forment ensemble le premier des critères qui attestent qu’un régime politique est démocratique, se laisse d’autant moins délaisser quand de son usage, et de son bon usage, dépend la préservation, voire la sauvegarde de la démocratie. Ainsi, en 2002 et en 2017, déserter aurait-il eu, concernant la démocratie, dépérir pour synonyme.

Mais demeure également qu’il existe, dans un Etat de droit appartenant au système démocratique, des repères intangibles, indissociablement collectifs et personnels, qui possèdent la force propres aux symboles. Ils s’élèvent en forme d’impératifs éthiques contre lesquels aucune autre préoccupation du corps social ne saurait par principe prévaloir. Et, partant, ils sont autant de bornes que les consciences, servies par les objections qui y prennent vie, s’interdisent de franchir que ce soit pour agir ou pour consentir.

Le plus certain, le plus irrécusable et le plus éclatant de ces repères interpelle sans relâche la démocratie sur son respect des lois qu’elle s’est données au nom du Bien commun. Un concept qui surpasse les formulations différentes et divergentes de l’intérêt général dont la société démocratique organise la libre concurrence dans le débat public. Et un concept en lequel se résument, dans notre république,  toutes les conditions qui se réunissent en caution de la pérennité d’une nation qui se garantit à elle-même, en les déclarant inséparables de son existence, sa liberté, ses droits et sa souveraineté politique.

Au total, les lois qui entrent dans ce dénominateur commun sont en nombre limité (point commun qu’elles ont avec les autres lois-sources). Pour essentielles qu’elles soient, il y est souvent désobéi, comme à toute autre loi. Rien là qui instruisent à charge contre l’élaboration démocratique dont elles procèdent. Ni rien qui puisse couvrir d’opprobre la République qui les a instituées.

Pour autant que l’infraction à ces lois fondamentales, et la violence faite aux valeurs et aux principes qui ont commandé leur formation (et dont l’importance extrême qualifiera symétriquement cette violence d’extrême), soient dûment sanctionnées et justement réparées. Si le système démocratique, si l’Etat républicain se placent dans le déni de la violation commise ou, pire, se font d’une quelconque façon le complice des auteurs de celle-ci, c’est l’édifice normatif qui, dans toutes ses composantes, est frappé de doute et qui s’expose à être déclaré en péril à l’instar d’un immeuble menacé. Si le déni ou la complicité persistent sans être dénoncés et condamnés, le doute s’étend aux piliers sur lesquels repose en son entier l’architecture juridique de la nation. Et au fil du temps, et d’un temps limité, c’est la confiance commune en l’appareil idéologique et moral qui légitime le régime politique de la cité qui se trouve invalidée.

Ce processus de discréditation décrit le parcours personnel qui gouverne la décision de se ranger au retrait citoyen. Et s’y retrouve d’abord tout ce qui emporte la mise en demeure qui s’adresse à la République pour lui enjoindre de publier la vérité sur la mort de Robert BOULIN – i.e., effectivement, la vérité telle que les « Quis, Quid, Ubi, Quibus auxiliis, Cur, Quomodo, Quando » la définissent et la décrivent conjointement pour façonner une instruction criminelle.

Taire encore plus longtemps cette vérité -ou, comme cela s’entend ici, faire défaut à sa révélation d’ici à l’échéance électorale de 2022 -, revient à décider que, dans la durée, des surcroîts d’indignité s’ajouteront continument à l’infamie du mensonge d’Etat qui perdure depuis la flétrissure infligée à la loi républicaine au 30 octobre 1979. Une flétrissure qui, à quel que moment qu’il aurait pu en être pris majoritairement conscience, et pour autant qu’une subversion massive serait alors venue demander raison de l’imposture commise, aurait découvert que, de son fait, le lien, tissé de crédit et de consentement, et en même temps quasi spirituel, du citoyen avec sa République était déjà invisiblement déchiré. Et au point qu’il ne restait peut-être plus de place à cette déchirure pour s’étendre.

La forfaiture perpétrée sur quatre décennies, par laquelle le mensonge d’Etat et le crime d’Etat ne se différencient plus,  a rayé du contrat social la première et la plus élémentaire des protections qu’aux termes de ce contrat, l’Etat démocratique a en charge d’assurer et d’affermir : la sauvegarde de la vie et de l’honneur de chaque membre de la nation (quand bien même a-t-on oublié que l’honneur est en tête des biens à protéger). Qu’un seul citoyen – par ailleurs l’un de ces serviteurs de la République dont il est assigné à celle-ci de défendre et de soutenir la dignité -, et non des milliers ou des centaines de milliers, ait vu cette protection lui faire défaut est indifférent pour juger que la démocratie a failli.

Dès lors, eu égard à l’immensité et à la profondeur de cette faillite – l’une et l’autre exactement mesurées par le caractère essentiel à l’Etat de droit de la garantie dont a délibérément été privé le ministre Robert BOULIN, et par tout ce qui rend cette même garantie indissociable du système démocratique – comment l’électeur qui raisonne sa République s’investirait-il,  à cette échéance de 2022, dans le gouvernement citoyen de cette république ?


Le retrait citoyen est certes une objection individuelle – ce qui va de pair avec son exemplarité. Mais cette objection peut revêtir une puissance collective. Et du geste contestataire singulier passer à une dimension de désobéissance civile, et de là subvertir le régime institutionnel en place comme le fit la réunion séparative du Tiers-Etat se déclarant Assemblée nationale en 1789. Subvertir ce régime par la dénonciation des mœurs qui y a fait sévir son archaïsme politique, et pour sanctionner démocratiquement la trahison que cet archaïsme a interminablement laissé s’accomplir à l’encontre de la loi républicaine et de la probité publique.


Ce changement de dimension, du particulier au collectif, entre déjà dans les étapes de la mise en accusation qui sous-tend la présente tribune. A la date butoir que celle-ci notifie pour la levée du recel de la vérité sur la mort de Robert BOULIN[2], l’auteur interpellera les mandataires et les répondants des autorités constituées dans la République : il le fera en lançant une pétition publique numérisée qui se réfèrera aux faits, et à l’argumentaire ordonné sur ceux-ci, qui ensemble appellent à un retrait citoyen de la prochaine élection du président de la République.

Une pétition qui reprendra, pour ses griefs, la charpente du réquisitoire que le très modeste ’’j’accuse’’ déroulé ci-dessus s’est fait un devoir civique de dresser.

Et une pétition qui mettra ces ‘’considérants’’ dans la forme d’une Lettre ouverte au président de la République que les signataires de la pétition seront invités à acheminer personnellement par voie postale à l’adresse :

Monsieur le Président de la République
En son château de l’Elysée - 75008 PARIS

Outre d’avoir une bien meilleure visibilité politique, la voie postale a en effet pour elle la faculté qu’elle offre  d’ajouter à l’envoi de cette Lettre ouverte le relief supplémentaire de l’adjonction d’une pièce emblématique de la démocratie  et de la citoyenneté : chaque expéditeur se voyant proposer, dans le paragraphe conclusif de la pétition, de partager la disposition que l’auteur entend prendre pour lui même – à savoir,  insérer dans son enveloppe d’expédition l’exemplaire original de sa carte d’électeur. En motivant cette insertion du considérant qui s’y rapporte.

Quel geste pourrait posséder une signification plus expressive de la décision citoyenne qui prend acte et tire la conséquence du manquement extraordinaire dont s’est rendu coupable l’Etat républicain en violant la loi sur laquelle repose la sûreté promise à la vie des citoyens, et qui, s’il est porté atteinte à cette sûreté et à cette vie, intime d’identifier et de punir les auteurs de cette atteinte ? Une loi qui - avec toutes celles dont se construit la défense des droits et de la dignité de chacun et qui ont été simultanément trahies en l’espèce - prend place au plus essentiel du corpus de normes et de valeurs d’une démocratie. De sorte que c’est, en fin de compte,  ce corpus qui n’a pas cessé d’être outragé par le biais et au long des déguisements et des silences qui ont couvert un crime et entretenu une imposture - le crime et l’imposture dont, respectivement, se qualifie et s’entoure la mort de Robert BOULIN.

Et à la forfaiture ainsi perpétrée par ceux qui ont successivement dévoyé, sur une quarantaine d’années, leur mandat ou leur investiture en faisant défaut à leur devoir d’ordonner leurs fonctions sur le corpus en cause, quel acte accusateur peut mieux répondre que celui qui signifie, par toute sa lecture symbolique, que cette forfaiture se dresse comme une barrière insurmontable entre l’électeur républicain et l’urne démocratique qui attend son suffrage ?

Pour autant qu’il est clairement entendu que le retrait citoyen n’est pas un retrait de la République. Qu’il n’est pas la pensée d’une séparation d’avec la nation, ni celle d’une rupture d’avec la chose publique. Contester sous cette forme l’appareil d’Etat qui a failli, entend bien qu’on ne se retire du gouvernement par le peuple que pour la raison que le gouvernement au nom du peuple s’est invalidé par son cumul d’une fraude à la loi et d’une improbité morale –celles-ci constituant, par leur degré, une objection dirimante à sa légitimité démocratique. Et qu’on ne cesse d’être un citoyen actif que tant que la démocratie se départit ainsi de l’idéal de gouvernance sur lequel elle s’est fondée. Que tant que la république, corrélativement, continue à s’arranger de son déshonneur.

Par là, le refus citoyen de s’investir dans le gouvernement de la chose publique vaut sommation à la République de recouvrer son honneur perdu.

Didier LEVY – 14 avril 2020




[1] Cette violation peut-être regardée comme consommée en 1962, quelques mois avant l’instauration de l’élection du président de la République au suffrage universel direct : elle se date –  emblématiquement au moins  - du simple rappel de ce que le général de Gaulle avait d’emblée interdit à Georges Pompidou, devenu ‘’son’’ Premier ministre (le possessif revoyant à la terminologie de la monarchie), de faire usage à son profit de l’appellation de « chef du gouvernement » - utilisée par son prédécesseur, Michel Debré, qui s’attachait, au reste, à exercer comme tel (au moins dans les grandes lignes) ses fonctions de Premier ministre, hors le ‘’domaine réservé’’ systématisé par Jacques Chaban-Delmas. La terminologie signale encore que la désignation monarchique de Chef de l’Etat à laquelle le général de Gaulle s’est constamment référé, avait auparavant été tristement consacrée par Philippe Pétain. Une désignation qui se révoque du seul effet qu’en république, le seul "chef de l'Etat" est le peuple qui possède et gouverne la chose publique.
[2] Ou avant cette date (mais de très peu) pour ménager, en pratique, un minimum de souplesse au calendrier de la sommation et, le cas échéant, laisser un délai suffisant à la collecte des signatures par rapport à la période apparaissant comme la plus décisive de la campagne électorale.

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