¤ Chapitre 3 :
À la femme est revenu le
sacrement
dont procèdent tous les autres.
Un
autre parcours de subversion est ouvert, le plus essentiel, mais infiniment
plus obscur. Parce que l’interrogatoire se tourne vers une
Toute(s)-Puissance(s), vers un Elohim qui n’a rien dit d’autre sur
Lui-même que son « Je suis celui qui suis »[1] ;
et qui, comme si cela ne suffisait pas, a posé au départ le contre-sens
paradoxal du monothéisme : « Je forme la
lumière, et je crée les ténèbres, je réalise la paix et je crée le malheur ;
Moi, l’Éternel, je fais toutes ces choses ».
Et
parce que, de surcroît, le contradictoire a lieu avec l’intraduisible de
l’hébreu, avec la déperdition théologique qui tronque sa translation
linguistique, avec l’encodage qui nantit chaque verset biblique de sept lectures. En sorte que toute
épiphanie d’un sens laisse présumer un don préalable par l’Esprit de la
parcelle d’intuition appropriée.
Un
labyrinthe donc, mais où, somme toute, venant de la critique historique et
méthodologique des textes et des sources[2],
ou émanées de la déconstruction-reconstruction qui construit le parcours sans
limites de l’exercice midrashique, des lueurs nous éclairent cet infime retranchement
de l’impénétrable et de l’inconnaissable qui nous est accessible avant que les
temps soient accomplis et que ‘’tout soit arrivé’’.
… le féminin au service de l’œuvre de D.ieu
Des
lueurs derrière lesquelles, si l’on y scrute les signifiants qui rapportent le
masculin et le féminin au service de
l’œuvre de D.ieu, en les cherchant dans les combinaisons du narratif, des
analogies et des allégories, ou dans un
iota ou un seul trait de lettre,
ou dans ce que le rabbi écrit avec le
doigt sur le sol, la grâce d’intuition pourrait nous souffler que la
thématique qu’on questionne n’est plus celle de l’égalité, mais de la prééminence de la
femme.
La
prééminence – dans une déclinaison symbolique - de Sarah et des
Myriam-Marie qui viennent successivement sur le devant de la scène des
Ecritures. Abraham et Moïse ouvrent certes la route des peuples de l’Alliance,
mais de ces cheminements, les figures des femmes de la Bible sont le portail et
le Portique.
Sarah qui se croit stérile et (ou) qui malgré son grand âge[3]
donne naissance à Isaac, inaugure la lignée « de la stérile (qui) accouche
sept fois[4] ».
Une lignée de métaphores emboitées ou répétées en abyme à travers lesquelles
l’humanité entrevoit et partage le libre parcours du Créateur.
Et
où l’Alliance pressent qu’elle est appelée à
féconder l’incroyable. A l’autre
bout de la chaîne, la promesse de cette fécondation des impensables se reporte
sur la silhouette de la jeune femme de
Nazareth, dessinée comme enceinte bien qu’elle ne connaisse pas d'homme.
Les
Myriam-Marie bibliques, personnifications
itératives de la communauté d’Israël[5], et en même temps investies chacune,
fût-ce quand elles se fondent au fil des Écritures dans un personnage unique
(féminin ou masculin), du rôle singulier qu’elles ont à projeter – ici, la sœur
de Moïse et d’Aaron, là encore, entre tant d’autres, la sœur de Marthe et de
Lazare -, construisent la lignée suivante qui mène à l’Incarnation.
Ce deuxième mouvement de l’Alliance qui,
comme le premier, se finit et se pose sur Marie, fille d’Israël. Par qui cet
Israël porte en ses flancs le Messie qui lui a été annoncé. En qui la jeune
fille se fait « mère de l'Homme » en accouchant de
l’incarnation humaine du Verbe.
Avec
Marie de Magdala, la déclinaison
franchit son troisième pas, et la
hauteur du Portique atteint sa dernière élévation – s’exhausse à
l’incommensurable. En ce que par l’amie ou la compagne[6]
du Rabbi Jésus, et entre les seules mains de cette femme, la Résurrection se fait corps.
Des
mains qui attestent, en une probation unique, de l’Intégralité, c'est-à-dire de
la plénitude de la victoire sur la mort : les autres ‘’apparitions’’ ensuite
mises en scène ne seront transcrites qu’en forme de prodiges – le Ressuscité y
traverse les portes ou les murs, n’y est reconnu qu’après avoir disparu aussi
soudainement qu’il est venu, s’y élève dans les nuées[7]
...
Cette
résurrection du corps, celle qui fait sens en regard de l’Incarnation, est
signifiée par l’intimation du « Ne me touche pas », du « Cesse
de me toucher » : c’est le corps d’un homme, et le corps de l’homme
bien aimé, avec lequel il est enjoint à la femme de Migdal de ne
pas avoir de contact. Par le rappel de l’état d’indisponibilité du Nidah[8]
et des distances corporelles qui s’y rattachent.
La
scénographie de cette probation s’ordonne sur les signes d’un événement inouï.
En commençant par suspendre la séquence de
la Rencontre devant le tombeau vide le temps que les personnages se mettent
en place : il faut que Marie soit censée ne pas savoir qui est là pour que
la résurrection s’annonce de la bouche même de Celui qui l’interpelle.
Une
mise en scène qui installe Marie – importe peu que dans l’ultime épiphanie
messianique, elle soit l’épouse, la disciple préférée, ou la mère de
Jésus, «la Magnifiée»[9],
- dans la symétrie des présences et des visibilités et, partant, dans la
relation gnostique qui avait été refusée à Moïse quand l’Eternel lui
signifia :
« Quand ma gloire passera, je te mettrai dans un creux du
rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que j'aie passé. Et lorsque je retournerai ma main, tu me verras par derrière, mais ma face ne
pourra pas être vue.”[10].
A Marie
à présent de conjuguer le verbe retourner.
A elle, et à elle seule, il est procuré, au passage de la gloire, le privilège de se
retourner – l’évangile-Jean rapporte que par deux fois elle s’est retournée, mais la répétition
est posée en sorte que le second mouvement confisque toute la valeur du geste
signifié : la répétition emporte une appropriation absolue de ce geste
parce que le second ‘’retournement’’[11] ne
survient, lui, qu’après que le Ressuscité s’est fait connaître ; que
lorsque, devant le creux du tombeau,
la scène écrite et dialoguée pour le rebond de l’Alliance est prête à être
interprétée.
Rebond
et dépassement, car ce n’est plus l’Eternel, en sa ‘’colonne du nuées’’, qui
dans la tente d’assignation, parle à Moïse face
à face comme on parle à un ami, mais à un ami dont les yeux ne verront
pas : en trois répliques, tout
est accompli, et Marie de Magdala, la Marie
du tombeau vide, et le Verbe incarné revenu du séjour de la mort sont
charnellement l'un en face de l'autre. Là où Moïse avait reçu la promesse de
voir la bonté et d’entendre le Nom, et entrevu la grâce et la miséricorde, ce l'un en face de
l'autre magnifie les corps dans la lumière,
exposée et partagée, de la résurrection et de la vie.
… l’incarnation prend fin.
De même
que la Genèse clôt son œuvre sur la création sexuellement dissociative de la femme et de
l’homme, tirés de la vie et du sommeil profond de l’ADAM et placés l’un en face de
l'autre, de même l’Incarnation prend fin, au sortir du jour d'abstention du Chabbat et du sommeil où D.ieu ‘’passe toujours en sa
puissance’’, dès qu’ont été prononcées les quatre phrases qui
accomplissent l’apparition du Ressuscité devant Marie, l’un en face de
l'autre. Par les mots d’une nouvelle
annonciation qui, le temps où ils devaient être dits, retiennent cette
réapparition corporelle, diffèrent son évanouissement.
Tout est écrit de ce qui avait à l’être.
Dans les gestes qui étaient prédestinés à révéler, à exalter et à enseigner la
victoire de la vie ; dans le toucher
de ces traits de doigts sur celui qui
en suspend la caresse pour accomplir la Loi et ressourcer l’espérance. Dans les
paroles où le Fils de l’homme prévient que le Verbe, remontant à sa place du
commencement, retourne en-Dieu, et
que va cesser le temps de l’Incarnation, celui du corps effleurable, câlinable
et enlaçable.
Dans celles intimant à Marie de s’en retourner à sa mission – pourquoi
lui demander de se porter témoin, alors que tel aurait été spontanément son
mouvement de l’âme, si ce n’est pour confier aux femmes le ministère de la résurrection et
de la présence ?
Pour leur confier suivant le dessein pour
lequel, ce matin là, l’élue parmi toutes les Marie, choisie comme première
messagère, presse le pas. Avant de recevoir l’investiture de la dissemblance : les deux apôtres – dont
le disciple préféré -, sont entrés dans le tombeau, l’ont vu vide du cadavre
qui y avait reposé, ont cru sur ce qu’ils avaient vu, compris sur la foi des
indices, et ils sont ensuite retournés
chez eux ; mais la femme, toute à sa prière des larmes[12],
demeure devant
‘’la pierre enlevée de
l'entrée du tombeau’’, en attente que l’obscurité se dissipe entièrement – et
parce qu’elle est penchée sur le tombeau
et qu’elle y guette un signe des anges, sa prière est aussi celle de la confiance
aux aguets, déconcertée et indécise, celle du questionnement de l’alliance à
venir.
À cette
femme, ce n’est pas une réponse qui échoit en retour, mais sa consécration au nouveau temple[13].
Une consécration qui la transporte dans le lieu le plus saint : car c’est en ce
que Marie reconnaît le Corps vivant, non par une perception mais par une réappropriation de ce corps, que l’Esprit est présent à la rencontre qui scelle la
résurrection. Et c’est en ce que cette réappropriation est charnelle comme la
victoire sur la mort, qu’elle surplombe à jamais tout ce qui avait été voué à
s’ordonner au plus sacré des sanctuaires ; qu’elle efface toutes les
prérogatives des pontifes dans les sacerdoces
d'Israël.
La
glorification du Ressuscité se devait d’être
éblouissante : elle le devient quand l’identification se fait
illumination, à cet instant où les attachements humains qui œuvrent au dévoilement jaillissent du «Marie ! » et de sa réponse en hébreu : «Rabbouni !».
En trois versets, le sacrement de la résurrection et de la vie est célébré par les deux
officiants, homme et femme, et il l’est dans le partage d’amour qui baigne
cette célébration. Un amour en communion
qui ne se dissocie pas en acceptions multiples, mais qui est d’essence unique
comme l’est la transcendance. Tout en sollicitant l’emploi de son équivalent,
le renvoi à la notion qui est son double : celle
qui convoque ce dont, précisément, aucune créature ne devrait jamais être
séparée, ne saurait en aucun cas être
privée, et qui porte un très beau nom : la tendresse.
Didier Lévy – 25 septembre 2019
[2] Dont les modes sont tracés, à partir
du versant juif de l’interprétation de l’Écriture, dès le Traité théologico-politique de Spinoza. L’hébreu-grec de Jean échappe-t-il à la déperdition ci-avant
visée?
[3] Qui la fait
au surplus ‘’rire’’ à la supposition d’avoir ‘’encore des désirs’’ : où Genèse 18 se
montre exempte de pudibonderie …
[4] La Genèse se
fait répétitive : à son tour, Isaac
implora l'Éternel pour sa femme, car elle était stérile, et (…) Rebecca devint
enceinte … de jumeaux (l'Éternel lui explique : « Deux nations sont dans ton
ventre. Deux peuples différents sortiront de tes entrailles »).
[5] Cf. le très
brillant essai midrashique de Sandrick Le Maguer « PORTRAIT D’ISRAEL EN JEUNE FILLE – GENÈSE DE MARIE » –
Gallimard, collection L’INFINI (2008).
[6] Sans, ici, d’autre forme de départage que de se
demander si en Terre promise, et aux temps que nous regardons comme
messianiques, de hommes juifs ordinaires
auraient pu ne pas être mariés ? Le rabbi
Jésus, trentenaire, les apôtres, et tous autres disciples des deux sexes,
auraient-ils pu participer d’une agrégation au peuple juif, et au corpus
hébraïque, sans avoir contracté mariage et fondé une famille ?
[7] La part étant faite des signes
surajoutés de corporéité qui seront appelées ‘’pour les besoins de la cause’’
dans les controverses théologiques les plus immédiates ou des tout premiers
siècles.
[8] L’interprétation de l’état de Nidah la plus signifiante - parce
qu’elle ne renvoie en rien à une notion physique d’impureté, de salissure ou de
souillure - est issue de la philosophie hassidique. Qui lit notamment (et sur
le même mode d’ailleurs que pour le cycle du
Chabbat)
dans le cycle menstruel une ascension
- vers le plus haut niveau de sainteté, i.e. le processus de création que la femme a le pouvoir de mettre
en œuvre ; puis une descente,
lorsque, à son point culminant, ce potentiel de sainteté ne s’est pas
concrétisé dans son corps et que la sainteté se retire. Mais cette descente dans le statut de Nidah a pour
finalité une ascension à un degré plus élevé, à travers le départ d’un nouveau
cycle.
[9] Thierry Murcia, ‘’Marie appelée la
Magdaléenne. Entre Traditions et Histoire. Ier - VIIIe siècle’’, Presses
universitaires de Provence, Collection Héritage méditerranéen, Aix-en-Provence,
2017.
[11] Le texte n’éprouve pas le
besoin de mentionner cet autre retournement, intermédiaire, qui était
nécessaire pour réorienter Marie ‘’dans
le mauvais sens’’ : le premier « elle se retourna » souligne ainsi encore davantage qu’il ne
s’y attache aucun sens – qu’il ne pèse en rien en regard du « S’étant retournée » qui le
suit.
[12] Larmes dont, en quelques lignes, il est fait
quatre occurrences dans Jean, chapitre 20 - quatre comme les phrases qui
accompagnent la reconnaissance du Ressuscité. Il n’en est plus d’autre une
fois engagé le dialogue de la résurrection.
[13] Une
consécration dont la confirmation, ou la redondance, conclut l’épisode de la Rencontre au tombeau. Quand Marie, effectuant le premier pas dans son ministère de la
résurrection, s’en va (…) annoncer aux disciples : « J’ai vu le Seigneur ! »,
et leur raconte ce qu’il lui avait (été) dit
par le Ressuscité.
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