SUR
UN TEXTE de Jean-François COLOSIMO
Jean-François
Colosimo : ‘’Ayant
perdu sa fonction de religion d’Etat, L’Eglise a jugé in fine, avoir acquis une
liberté plus en accord avec l’Evangile. Dans les faits, elle a conservé un
statut unique, en ce qu’elle est inséparable de l’Histoire nationale -et de la
laïcité… Elle n’est ni une faction, ni une fraction. Elle partage avec l’Etat
une sorte de responsabilité plus encore ontologique que morale à l’égard du
pays, du peuple, de la res publica. Tout le temps qu’elle tiendra cette
alliance non dite, elle retiendra ses fidèles de croire qu’ils sont passés de
l’état de majorité silencieuse à celui de minorité militante, à l’instar des
autres communautarismes, alors que si la France n’est pas catholique, elle ne
se conçoit pas sans le catholicisme’’. (Aveuglements, Fév.18).
L’Eglise
romaine est bien partie prenante à la res
publica. Mais ce fait, historique et culturel, ne tranche pas la
question de sa situation vis-à-vis de la République. Et encore moins, en sens
inverse, celle de l’appréhension – faut-il préciser : dans les deux du
sens du terme … ? - que la République a de la religion catholique.
La République est ouverte aux spiritualités.
En réponse,
une première donnée ne devrait pas faire débat : la République est ouverte
aux spiritualités, et d’abord en ce qu’elle comporte elle-même les traits d’une
spiritualité. L’idéal républicain s’est conformé sur les Lumières du XVIII ème
siècle et en se réclamant non des idées
des Lumières mais BIEN de l’esprit
des Lumières. Et ces lumena, dans
leur acception française, auxquelles tous les combats républicains se
référeront ensuite, n’ont intrinsèquement pas moins de halo spirituel que
celles dont les cultes revendiquent la propagation.
Dans leur
acception française ? En ce que notre républicanisme, en se plaçant -
avant même d’exister - « sous les auspices de l’Etre suprême »
(Déclaration des Droits de l’Assemblée constituante), s’est inscrit dans le
continuum des spiritualités ; et en ce qu’érigeant la liberté de
conscience et la libre communication des pensées et des opinions « même
religieuses » en clé de voute de son idéologie du progrès de l’humanité,
il a par avance fait place entière au spirituel – s’entend : celui dont
chaque citoyen est en droit de se former l’idée et de se réclamer - dans le
nouveau monde sur lequel il entendait ouvrir. A la différence de l’incorporation des Lumières par les Pères
fondateurs de la démocratie américaine qui consacrent la liberté de chaque
culte en lui faisant la place d’une communauté de plein exercice, il en est
allé tout à l’opposé pour la religion en tant que corps sociétal et
qu’institution cultuelle.
L’athéisme est
absent de la première république, et il sera dénoncé et combattu par
Robespierre : l’idéal républicain se veut à la fois si élevé et si
universel que comme son pendant maçonnique d’alors, les auspices d’un Grand
Architecte qu’il s’accorde propriu moto
lui apparaissent comme le corollaire de la bienfaisance naturelle et de la
modernité philanthropique de sa mission.
Et lorsque le
républicanisme et ‘’l’œuvre d’irréligion’’ marcheront de pair - ainsi en 1906
avec le déclaratif « nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne
rallumera plus » d’un Viviani -, nombre de républicains, socialistes et
radicaux inclus, garderont une distance avec l’athéisme, préférant se dire,
plus fidèles en cela à leurs sources, libres
penseurs. Avant que plus près de nous, l’athéisme n’en vienne, certes à la
marge des classifications républicaines, à être tenu pour une forme de
spiritualité : le questionnement qui interroge le vide du monde, reçût-il
une réponse affirmative, ne se différenciant pas, philosophiquement parlant, du
questionnement qui se tourne vers une transcendance remplissant le monde.
‘’L’esprit républicain’’, à l’instar de ‘’l’esprit des lois’’, relève d’une
terminologie de consécration : ce qui importe cependant tient à ce que
cette consécration est vécue à la fois comme raisonnée, conforme à son objet,
et donc légitime, par les pratiquants de l’un et de l’autre. Pendant plus d’un
siècle, les républicains de conviction se sentiront ainsi au moins autant les
porteurs d’un idéal, de surcroît universel, que les instruments d’un projet
politique.
Au reste, la
galerie des grands hommes de la République, de ceux qui incarnent pour leur
temps l’avancement intellectuel et la vertu émancipatrice des ‘’idées de
1789’’, comprend au moins deux personnages dont la pensée politique est tissée
de la plus prégnante spiritualité : Victor Hugo et Jean Jaurès, dans des
champs de vision finalement peu différents, et dans un registre de valeurs
communes sur l’essentiel, n’incarnent-ils, par excellence, les modèles les plus
achevés de ce que la République peut se reconnaître comme sources
d’inspiration ? Et de ce qu’elle est susceptible d’offrir à l’humanité,
selon son dessein constitutif, comme impulsion morale pour une
élévation collective ?
Prise comme
telle, à la hauteur de ses idéaux, la République est ‘’spirituelle’’ au point
de participer de cette ascension qui fédère, dans une vocation unanimiste, les
aspirations à porter l’humanité au dessus d’elle-même : partant, elle a sa
place dans le « Tout ce qui monte converge » de la vision
teilhardienne, comme en même temps le consensus sur cette convergence s’insère,
sans se faire particulièrement remarquer et dans une acception bien entendu
laïque, dans le corpus des référents républicains.
Reste que si
la République ‘’reconnaît’’ les spiritualités (le verbe étant pris dans un sens qui n’est en rien légaliste - donc
tout différent de celui qui lui sert à affirmer qu’elle ne ‘’reconnait’’ aucun
culte –, mais pour sa signification en terme d’estime), si elle les
considère en tant que co-autrices des grandissements intellectuels et créatifs
de l’esprit humain, c’est bien toujours - et pour conséquents que soient les
effets progressifs, notamment éthiques, des grandissements comptés à leur actif
- dans un lien étroit avec une intellection personnaliste de la liberté de
conception des pensées : cette liberté qui, pour elle, valide
l’authenticité et délimite le périmètre du spirituel.
De fait, il
n’est pas excessif de dire que pour la République, n’est spirituel,
véritablement spirituel, que ce qui s’est conçu, que ce qui se conçoit, dans
l’exercice individuel et donc citoyen du libre
examen.
Cette
définition personnaliste de la liberté de conscience et d’adhésion à un croire, figure comme l’une des ‘’rampes
de lancement’’ (à place quasi égale avec la rage d’abolir les privilèges) de la
subversion qui emporte la société d’Ancien Régime et balaie tous ses cadres
organiques.
Autant dire
que d’emblée, la Révolution et la république qui en est issue, ne pouvaient
voir dans la religion d’Etat que cet Ancien Régime leur léguait, rien d’autre
que l’institution par nature la plus contraire, dans tous ses constituants
doctrinaux et fonctionnels, et dans tous ses modes de pensée, aux droits
nouveaux qu’elles déclaraient. La Constitution civile du clergé est moins
schismatique envers Rome (si elle l’est de par sa seule conception élective,
comme Rome le perçoit immédiatement) qu’avec le principe d’autorité verticale
et hiérarchisée qui organise le cléricalisme romain : un modèle intellectuel et organisationnel configuré sur
l’intangibilité du dogme – et sur la légitimation absolutiste que les auteurs
et les gardiens de celui-ci ont tiré de la sacralisation de cette
intangibilité. Liberté de la conscience et de la démarche de pensée d’un côté,
autorité et inviolabilité de la vérité établie – et de l’appareil normatif et
prescriptif qui est édicté et déclaré inséparable de cette vérité dont il
procède – de l’autre, le décor est posé d’un conflit de valeurs et de pouvoirs
où chaque partie s’engage en pleine connaissance de cause : en sachant
qu’il s’agit bien d’un choc historique, aussi violent que celui de la Réforme,
entre deux idées du gouvernement de l’esprit humain - autodétermination de
l’individu-pensant contre obéissance du peuple des fidèles aux docteurs de la
foi. Là réside le nouveau schisme dont la radicalité s’affirme alors que la
Révolution française n’a pas encore dépassé le stade de la monarchie
constitutionnelle.
Une confrontation sans transaction possible.
Une
confrontation qui n’offre pas de transaction possible. La pensée républicaine –
appelons-là de souche - se concentre
et se fixe sur un corpus raisonné de principes qui l’identifient, mais ce
dernier ne fédère toutes les composantes du parti républicain, et ne fait place
aux courants nouveaux, radicaux et socialistes, qui émergent et s’affirment,
que sur le môle que constitue l’anticléricalisme. Parce que l’affrontement avec
l’ordre de pensée romain est la ‘’mère des batailles’’, celle où si la victoire
n’est pas totale et définitive, toutes les aspirations que chaque camp républicain
porte en lui-même au-delà de la conquête des libertés d’opinion et
d’expression, resteront de lettre morte. Tout peut séparer Clemenceau et Jaurès
en matière d’organisation économique et sociale, mais la liberté de conscience,
à travers l’articulation de sa garantie entre séparation de l’Eglise et de
l’Etat et laïcité intraitable de la République, les range dans le même
‘’bloc’’, et si inflexiblement que les nuances entre eux de sensibilité se
discernent à peine.
La réciproque
est vraie. L’Eglise romaine (et en France, refermée la brévissime parenthèse
des premières semaines qui suivent la Révolution de février 1848) s’est formée
en armée de soutien, quand ce n’est pas en commandement suprême, de la Sainte
alliance qui coalise toutes les volontés d’effacer la Révolution française,
toutes les réactions qui partiront en croisade contre les idées et les
changements que celle-ci a projetés sur un monde qui aurait dû rester
immuablement conformé sur le droit divin, la légitimité monarchique et la Règle
catholique.
Sous l’ombre
portée du Syllabus de Pie IX, et à
l’exemple de l’engagement en première ligne des Assomptionnistes dans le camp
antidreyfusard, le parti républicain – pris ici de Gambetta à Clemenceau et
Zola et de Briand à Jaurès – affronte une droite et une extrême-droite
catholiques qui servent de caution historico-confessionnelle, d’arsenal
idéologique et d’armature de forces et de réseaux de soutien à la syndication
de ses adversaires - royalistes, bonapartistes, nationalistes, antisémites … -,
acharnés à le voir vaincu et éradiqué : là encore, tout ne se confond pas
– l’Action française compte quelques athées (dont un quasi dément, à la fois
homme de science et antisémite convulsif, il est vrai) et Maurras, incroyant,
mêle une hostilité foncière au christianisme au recours qu’il attend de l’ordre
catholique -, mais c’est bien de l’Eglise romaine que pour l’essentiel, la
mouvance la plus fanatisée de la Contre-révolution attend le concours le plus
nécessaire, sinon le plus décisif.
Un concours
d’autant plus naturel et plus motivé que l’Action française ajoute à ses
phobies un anti-protestantisme – dont ‘’les Monod’’ (L’Etat-Monod) seront une cible - presque aussi virulent que son
anti-judaïsme. Juifs et protestants étant associés dans la même imputation de
causer une corruption dissolvante de l’énergie nationale, de par leur non
appartenance, respectivement, à l’identité cultuelle et à l’homogénéité
raciale, et de par leur prédisposition ou leur vocation à contester l’autorité
inerrante de la pensée instituée.
En symétrie de cette attente, comment
l’instauration du régime de Vichy et la proclamation par son chef d’une ‘’Révolution nationale‘’ – qui n’est rien d’autre que la
concrétisation du rêve poursuivi par la Contre-révolution depuis la chute de
Charles X, si ce n’est depuis Bonald, n’aurait-elle pas été saluée comme
« une divine surprise » ? Rien, dans ce regard rétrospectif, ne
saurait occulter les lettres pastorales des évêques Saliège (« Les Juifs sont des hommes, les Juives sont
des femmes… ») et Théas du mois d’août 1942, convoquant les fidèles de
leurs diocèses à se joindre à leur indignation et à leur protestation devant
les rafles massives des juifs persécutés : mais si ces adresses publiques,
et l’organisation mise méthodiquement en place (dans le diocèse de Montauban)
pour qu’elles puissent se diffuser, ont grandement contribué à ‘’sauver
l’honneur’’ de l’Eglise-institution, l’épiscopat français, selon un nuancier
politique subtil ou caractéristique d’enracinements personnels et de classe, a
dans son intégralité pratiqué et recommandé l’obéissance à l’Etat français. Le
« rendez à César … » rejoignait trop facilement, et certainement dans
la majorité des cas, une sympathie spontanée envers un régime qui annonçait
vouloir mettre fin à une république et à une école qui affichaient la tare
commune d’être sans Dieu …
La
confrontation entre la République et l’Eglise romaine, entre deux acceptions de
la source légitime des valeurs et des pouvoirs, connaît certes des temps
d’accalmie. Celle-ci, dans toutes les situations où elle se fera jour, sera
invariablement bien moins le fait des institutions en présence que des
mouvements et des minorités qui tireront partie des circonstances. Si Le Ralliement recommandé par Léon XIII
n’est qu’une simple ‘’paix armée’’ - le Pape n’exhortait les catholiques
français qu’à renoncer à une opposition systématique à la forme républicaine du
gouvernement, condition pour qu’ils puissent peser de tout leur poids dans les
Chambres et y faire abroger les lois de laïcisation -, c’est une adhésion
catholique aux principes démocratiques ‘’avancés’’ qui s’affirme avec Le Sillon puis avec Jeune République. D’une pacification très circonscrite, la voie
s’ouvre à une insertion ‘’décomplexée’’ dans les règles républicaines du débat
d’idées et, partant, du jeu politique de la démocratie : pour minoritaires
qu’ils apparaissent, les courants qui vont du personnalisme chrétien, ou d’un
syndicalisme catholique plus revendicatif que Rerum Novarum, à la formation des premiers partis populaires préfigurant la
démocratie-chrétienne de la Libération (celle du MRP), c’est bien une famille
de pensée, catholique et ne s’interdisant plus d’être ‘’compagnon(ne) de
route’’ d’une gauche laïque, qui se détache des conditionnements conflictuels
structurés depuis la Révolution.
Mais
l’effacement de ces antagonismes ne couvrira, en fin de compte, que la seule
durée de la période de la Résistance – à travers les engagements et les
sacrifices qui indifférencient, dans les mouvements et les réseaux, dans la
clandestinité puis dans les combats, et devant les dangers et la mort, « Celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y
croyait pas ». Le ‘’sillon’’ commun ne s’est tracée que dans la terre
martyrisée par l’occupant nazi, et en parallèle dans celle, contigüe, dont le
pétainisme prétendait qu’elle ne mentait
pas.
Une brève parenthèse. Puis Vatican II change la donne.
Brève
parenthèse car en France pas davantage qu’à sa tête, l’Eglise romaine de
l’après Seconde guerre mondiale n’est celle des presbytères cachant parents et
enfants ayant décousu leur étoile jaune, celle des curés passeurs de juifs,
abritant aviateurs, parachutistes et courriers, aidant les maquis ou montant y
prendre les armes. L’abbé Pierre ne siègera au reste dans les assemblées de la
Libération que jusqu’en 1951 (il quitte
le MRP en 1950 pour se réclamer d’un socialisme chrétien, avant de lancer en
1954 ‘’l’insurrection de la bonté’’).
Pour Rome et
pour la hiérarchie, l’ennemi privilégié demeure – et redevient en dehors des
sphères détentrices du pouvoir clérical où il n’avait pas cessé un instant de
l’être – le communisme athée. Condamné au même titre que le socialisme et au
premier chef en tant que matérialisme négateur de la religion (et encore
davantage dénoncé sous les traits de la révolution bolchévique), déclaré
« intrinsèquement pervers » par Divini
Redemptoris dans le contexte de la guerre d’Espagne (en symétrie et en
simultanéité d’anathème avec le nazisme), son éminence comme représentation
moderne du diabolique tient à la figure millénaire du persécuteur qu’il a
pris en son siècle.
L’Eglise ne
retranche rien à sa condamnation des Lumières, des idées de la Révolution
française, de la franc-maçonnerie et par-dessus-tout, d’une société qui a
entendu se soustraire à son emprise et à qui, à cette fin, a inventé la laïcité
et l’a mise au service d’un relativisme garant de la liberté de conscience.
Mais la mobilisation de ses forces est tout entière tendue contre le
communisme, au point de recourir à tout moyen et à toute alliance qui s’offre
contre celui-ci – aussi lointainement
évangélique que fussent les uns et les autres. Et avec toutes les victimes
collatérales qui vont en résulter par l’effet aveugle d’une défiance qui
systématise le soupçon de connivence – les prêtres-ouvriers en feront
partie.
Une seconde
parenthèse, d’une durée à peine plus longue que la première, va venir desserrer
les liens du cléricalisme de croisade sous lesquels étouffent des forces vives qui n’en peuvent plus d’une
Eglise-institution qui ne parle, n’édicte et n’agit qu’en vertu de la
conservation d’un immuable et d’un intemporel dont elle serait le dépositaire.
Vatican II change en quelques années la donne, aère les rituels, actualise les
enseignements et révise les représentations et les terminologies : sur
toutes ces têtes de chapitre, c’est tantôt le concile de Trente, tantôt Vatican
I, dont les normatifs de containment
– respectivement de la Réforme et du ‘’modernisme’’ - sont revus à la baisse.
Et dans tous les cas, c’est un corpus autocratique qui dans ses formes et ses
référentiels historiques, subit de plein fouet une perestroïka et une glasnost dont le catholicisme romain fournit, à sa
façon, le premier exemple, et plus encore le modèle inédit.
S’amorce
ainsi, parallèlement à la légitimation de lectures doctrinales ‘’rajeunies’’,
un processus de remise en cause de la gouvernance du culte et de ses fidèles –
de ce que cette gouvernance a décalqué aux premiers siècles de l’institutionnel
impérial romain.
En même temps
et à l’aune d’un révisionnisme qui pour la première fois, se découvre dominateur,
la relecture des Evangiles attribue au social
une bonne part de ce qui appartenait à la charité,
donne à la charité une traduction qui, au moins entre les lignes, n’est pas
loin de concéder que la lutte des classes est l’un des arrière-plans de l’exercice
de l’amour du prochain. Il faut dire que le communisme a largement cessé de
faire peur, qu’hors la Pologne et quelques autres indurations spécifiques ou
exotiques, il n’apparaît plus comme l’ennemi entre tous de la foi : la
Russie de Brejnev, faute d’une quelconque capacité de séduction, est bien
incapable de développer un prosélytisme si peu que ce soit comparable à celui
qui rendait le communisme stalinien si menaçant pour tous ses adversaires.
L’histoire ne ménage que des ‘’printemps des peuples’’.
Là encore
donc, l’histoire des idées ne ménage, s’agissant de l’Eglise romaine, que ce
qui se désigne après coup comme un printemps.
Les institutions déstabilisées ne tardent jamais à ‘’reprendre du poil de la
bête’’, et la contre-révolution, plus ou moins rapide, est le deuxième acte,
généralement couronné de succès, d’une poussée révolutionnaire. L’actualisation
opérée par Vatican II quant aux façons d’enseigner, aux représentations
offertes aux fidèles, à la liturgie, au vocabulaire cultuel, et au registre
vestimentaire, ne sera pas trop radicalement attaquée, et les reculs ou les
retours en arrière ne toucheront globalement que des marges (ce qui ne signifie
pas que les uns et les autres n’auront rien de signifiant). Mais sur à peu près
tout ce qui compte, la normalisation sera rapide, déterminée et continue, et
elle se montrera au total irrésistible. Positionnée en tête de liste des faits
marquants de cette normalisation, Humanæ
vitæ marque spectaculairement
l’entrée dans le temps de la reprise en mains, i.e. de la restauration de la puissance sans partage du
cléricalisme. Au regard de la suite, il
n’est, au demeurant, pas indifférent que l’élément décisif de son inspiration
ait eu pour source le clergé polonais et son plus éminent représentant d’alors
(ou qu’on l’ait attribué, fût-ce à tort ou avec exagération, à celui-ci).
La conséquence
en sera un « schisme froid » - pour se fixer sur l’image qu’on a
donné d’une guerre « froide ». Un schisme qui se produit en France,
comme à peu de choses près dans toute l’Europe occidentale, dans un
catholicisme qui découvre, dans les mêmes années, qu’il est devenu minoritaire
– et encore plus minoritaire pour sa pratique.
Pour une part
d’entre eux, les catholiques vont laisser l’Institution romaine vivre sa vie.
Non pas sourds, mais simplement indifférents à un discours normatif hors du
temps. Et symétriquement, ou corrélativement, pas moins insoucieux d’une
théologie que sa glaciation dogmatique renvoie à des années-lumière des
nouvelles intelligences exégétiques et des questionnements qui y prennent leur
source. L’enseignement venu de Rome, relayé par un épiscopat dont les figures
contestataires ont laissé l’une après l’autre – effet d’une relève
générationnelle ou biais d’une nomination in
partibus - la place à d’irréprochables préfets de la foi, leur fait venir
de jadis l’image-repoussoir de la ligne
officielle du parti ou le formatage d’un Petit Livre Rouge. Catholiques, ils le restent – sauf à préférer se
désigner comme ‘’chrétiens’’ – mais résolument rangés sur le côté par rapport à
l’Eglise, et assez éloignés d’elle dans cette séparation pour que le bruit de
fond qui émane de sa cléricature, ne dérange pas leur libre marche dans
l’exploration spirituelle et la responsabilité morale personnelle qu’ils
entendent assumer.
Pour une autre
part, et sans doute nettement plus nombreuse, des catholiques souvent
constitués en réseaux informels, vont persévérer envers et contre tout dans la
voie tracée par Vatican II. Inlassablement, ils se réclameront de l’esprit du
Concile et engageront Eglise et fidèles à avancer dans les chemins ouverts par
celui-ci. Intellections de la foi, positionnements sociétaux et engagements
sociaux, sur tous les sujets où le catholicisme est partie prenante, ils
s’affirment en tant que militance du progressisme, de l’ouverture à des
lectures et à des interprétations ou représentations nouvelles. Et comme les
artisans de la continuation sans pause ni restriction de l’aggiornamento voulu et initié par Jean XXIII. Un engagement dont la
résolution grandira à mesure que l’épiscopat français s’alignera plus
manifestement sur la réaction conservatrice que Rome met en œuvre, tous
terrains confondus, sur deux pontificats successifs.
En dépit de
leur différence de nature, ces deux dissidences se retrouvent dès les années
1970 pour constituer les gros bataillons du courant ‘’chrétiens de gauche’’ –
un courant dont la guerre d’Algérie, et plus particulièrement la dénonciation
de la torture qui y était pratiquée de façon systématique, avait vu la
préfiguration autour de ‘’Témoignage Chrétien’’. Par rapport aux traits
historiques des partis socialistes qui l’ont précédé (PSU excepté), et de la
gauche républicaine de souche, l’insertion pleine et entière de ce courant en
son sein fera la marque originale du PS issu du congrès d’Epinay. Une insertion
qui attestera au fil des années que les questions de société – IVG, PACS,
légalisation du mariage entre personnes du même sexe … -, sur lesquelles le PS
passe quasi unanimement outre aux états d’âme, sont devenues un marqueur de tout
premier plan de la disjonction entre ces chrétiens de gauche et le Magistère
romain.
L’esprit de mai 68.
Tout à
l’opposé, l’aile traditionaliste du catholicisme français se range derrière la
normalisation cléricale qui entend circonscrire au moins signifiant le legs de
Vatican II. Une normalisation qui identifie dès Humanæ vitæ ce contre quoi
elle doit se battre : cet ‘’air du temps’’ qu’on peut ramener à l’esprit de mai 68 et aux ondes de
choc libertaires qui le prolongent jusqu’à aujourd’hui. Chaque revendication
sociétale qui se fera jour de la part de l’individualisme éthique, et chaque
évolution des normes législatives qui validera les avancée que celui-ci aura
fait aboutir, trouveront l’Institution romaine comme leur opposant le plus
déterminé et le plus irréductible.
Une
Institution qui après bien d’autres, découvre en face d’elle une génération
consciente de sa force – celle de son nombre, celle de sa capacité à être
prescriptrice d’idées (comme elle a été auparavant, en son temps de teenager, prescriptrice de consommations
– musique, radios, magazines … - en vertu du bénéfice pécuniaire qu’elle tire
de la croissance des Trente glorieuses), et celle de sa certitude d’incarner
une modernité irrésistible. Une modernité qui mêle et confond les enseignements et les positions de
l’Eglise catholique et les albums de convenances, de rituels et de modes de vie
transmis par les familles, ou les maîtres d’école, dans le même assortiment de
vestiges d’un autre âge. Le catéchisme romain et le corpus familial ne
retiennent même pas l’attendrissement des souvenirs d’enfance, car le monde de
cette enfance a disparu dans l’éloignement du temps. Et dans l’effacement de
consécrations et de codes qui s’étaient crus immuables et dont l’éclat résiduel
est à peu de choses près celui d’un astre mort.
Certes
l’Eglise catholique est loin de représenter le seul môle de résistance. Le
conservatisme et la bien pensance des générations précédentes ont leur premier
refuge dans les diverses familles de la droite - qui ne se départiront jamais,
envers des ‘’événements’’ qui ont tant apeuré ceux qui ont de quoi, de la rancune la plus indurée et la mieux à
même d’entretenir l’exécration. Et certes encore, la question de la foi est
absente des explosions idéologiques de mai 68, ou elle est à tout le moins des
plus subsidiaires dans les colloques et les harangues du moment. Une
indifférence qui fait qu’on se soucie peu que Maurice Clavel donne une lecture
spirituelle, sinon mystique, du grand soulèvement contestataire qui l’a soulevé
d’espérance.
Mais pour les
droites, ‘’l’esprit de mai 68’’ ne remplit guère plus que la fonction d’un
épouvantail - qu’on agite périodiquement pour rappeler qu’on est le parti de
l’ordre et des valeurs traditionnelles, et, partant, qu’on défend la famille
(‘’chrétienne’’ étant simplement sous entendu).
En revanche,
pour l’Eglise romaine, et quoique ce fût sans le citer ni l’interpeller
directement, cet ‘’esprit de mai’’ et tous ses rebondissements ultérieurs
dirigés contre les noyaux les plus durs de son corpus défensif, vont se
positionner comme les assiégeants de la fortification sous l’architecture de
laquelle elle se représente à elle-même. Une place forte d’où chacun de ces
rebondissements sera regardé comme un encerclement plus lourd de menaces, plus
résolu à se montrer offensif, plus animé d’une volonté de destruction, que ceux
qu’il aura fallu combattre auparavant. Ou plus malignement, plus
insidieusement, décidé à s’en prendre aux fondations et aux piliers de la
forteresse … A cette aune, les deux points forts du dispositif romain dont la
défense ne cessera pas d’être privilégiée sur le dernier demi-siècle, ne
surprendront pas : strictement ajustés sur les priorités que l’Institution
a toujours tenues au long des siècles pour assoir son emprise, ils se fixeront
sur la famille – sur l’ensemble du champ disciplinaire qui s’y rapporte, couple
évidemment inclus, et - dans le prolongement logique de la vocation éducatrice
qui est impartie à celle-ci - sur l’école.
Une seconde croisade contre le modernisme.
De sorte qu’à
compter de la décennie des années soixante, la page du Concile à peine tournée,
l’Eglise catholique entre dans une seconde croisade contre le modernisme. Non plus un modernisme
philosophique et politique tel celui que la Révolution française avait activé
contre elle, mais un modernisme sociétal dont elle redoute que vis-à-vis des
‘’valeurs familiales’’, il ronge la charpente qu’elle a dressée et renforcée de
siècle en siècle au dessus de l’enclos de ces ouailles. Et qui fragilise cette
charpente d’autant plus sournoisement qu’il agit dans le plus intime des
individus et des couples, là où les clercs n’ont jamais pénétré qu’à la mesure
de ce qui leur en était dit en confession (l’exemple
le plus significatif étant à cet égard la ‘’découverte’’ par les curés de
campagne, au XVIII ème siècle, de la pratique du ‘’coïtus interruptus’’ et de
son extension).
Tour à tour,
et pour chaque séquence de la vie politique française, la hiérarchie catholique
verra ainsi surgir : l’introduction, d’abord semi-clandestine, des
contraceptifs oraux qui va aboutir - de longue lutte - à l’autorisation de
l’information anticonceptionnelle (second mandat du général de Gaulle), la
légalisation de l’IVG - encore bien plus passionnément combattue - couplée aux deux
démantèlements de la famille ‘’classique’’ qu’annoncent le divorce par
consentement mutuel et l’abaissement de la majorité légale à 18 ans (septennat
de Valéry Giscard d’Estaing), le remboursement de l’IVG par l’assurance maladie
et la dépénalisation de l’homosexualité (premier septennat de François
Mitterrand - où l’abolition de la peine de mort surexpose parallèlement le
changement d’époque où la société française est entrée depuis dix ans),
l’allongement de la période ouverte à l’IVG puis l’instauration du PACS et la
légitimation subséquente du couple homosexuel (gouvernement de ‘’cohabitation’’
de Lionel Jospin), la reconnaissance du droit au mariage civil pour les couples
de même sexe et les ouvertures du droit de l’adoption en résultant (quinquennat
de François Hollande). Et à partir de 1994, le faisceau des lois de bioéthique,
ouvrant chacune des brèches plus ou moins béantes dans des remparts d’interdits
dont les gardiens subissent les vagues d’assaut successives qui ont pour
nom : l’encadrement légal de l’assistance médicale à la procréation et du
diagnostic prénatal, les recherches dérogatoires sur l'embryon et les cellules
embryonnaires, la condamnation de l’acharnement thérapeutique en vertu des
droits du patient en fin de vie et sur la base de la primauté du soulagement de
la souffrance sur la durée de vie - via une sédation profonde et continue jusqu’au décès …
Au milieu de
ce long processus de mutations, l’épiscopat français doit encore faire face, en
1984, au projet du gouvernement de l’union de la gauche d’insérer
l’enseignement catholique sous contrat dans un ‘’grand service public de
l’éducation’’. Au radicalisme du groupe parlementaire socialiste à l’Assemblée
nationale (qui n’est aucunement l’inspiration du ministre de l’éducation nationale
de l’époque - les discussions ont été, à ce niveau, de bonne intelligence entre
les négociateurs pour chaque bord), il répond par une mobilisation historique
des partisans de ’’l’école libre’’. Rejoints, il est vrai , par des marcheurs
avant l’heure qui se jettent d’abord sur une occasion de contester dans la rue,
et spectaculairement, un pouvoir socialiste tenu en tant que tel pour
illégitime et détesté depuis son premier jour.
Les
péripéties, et le succès de cette riposte où la hiérarchie catholique
s’arcboute sur le dernier bastion véritable qu’elle a gardé après la loi de
Séparation - cette espèce d’enclave scolaire que le catholicisme institutionnel
tient pour la condition vitale de la pérennité de son influence, ou d’une
persistance substantielle de celle-ci, et, partant, pour son ultime ‘’place de
sûreté’’ (ainsi désignée ici pour
suggérer un parallèle ironique avec celles accordées à la RPR par les édits de
pacification), compte moins en définitive que le précédent qui s’y établit.
Pour les alignements
de la loi républicaine sur les avancées médicales ou sur l’évolution des
mentalités dans le corps social, l’Institution, dans ses oppositions ou ses
opiniâtres réserves, est invariablement suivie et soutenue par les catholiques
de tendance traditionnaliste (et a fortiori par ceux qui se rangent depuis
Vatican II dans les mouvances ‘’intégristes’’ - encore que leur argumentation,
et les modes de son exposition, se distinguent naturellement par l’ultracisme
qui est leur marque de fabrique).
Cependant,
jusqu’à la loi créant le PACS, l’épiscopat, et les fidèles qui s’alignent sur
ses positions, demeurent très généralement en deçà de ce qui donnerait une
expression politique aux condamnations de principe qu’ils destinent à un
révisionnisme législatif passant outre à leur éthique. En même temps, sur la
longue période qu’on a prise en compte, ce catholicisme, et plus nettement
encore sa frange demeurée pratiquante régulière, prend progressivement
conscience d’être devenus minoritaires. Et cette minorité s’installe pour des
années, dans le rôle de minorité ‘’silencieuse’’ : non par
résignation mais parce qu’endosser ce rôle, c’est aussi se protéger, ou se
décontaminer, dans un repli sur soi-même, vis-à-vis d’une société largement
agnostique, et vis-à-vis d’autres minorités catholiques qui campent dans une
dissidence, ou une insubordination, qui vaut protestation contre le
retour à un type de gouvernance et à un mode d’édiction reniés - plus qu’entre
les lignes – autour du dernier Concile.
La réactivation d’une réaction confessionnaliste.
Tout change
avec ‘’le’’ PACS, où la tonitruante indignation de Mme Boutin, professée à
l’Assemblée nationale et sur tous les vecteurs possibles, éveille ou réveille
l’idée que la place de minorité ‘’militante’’ est à prendre.
Bien que
l’opposition au PACS soit principalement portée par les partis de droite et par
leurs groupes parlementaires, une fraction de l’opinion, et en premier lieu
parmi les adhérents et les sympathisants de ces partis, découvre que la
réactivation d’une réaction confessionnaliste est à portée de mains : sur le
même schéma qui avait servi aux partisans de l’Ordre moral dans leur tentative
de faire barrage à une Troisième république naissante dont tout annonçait
qu’elle serait impie, puis aux députés catholiques pour combattre chacune des
lois qui viendraient accomplir le projet républicain – des lois scolaires de
Jules Ferry à la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 -, les
‘’cathos-tradis’’, la hiérarchie catholique et les cathos intégristes
retrouvent l’espoir de parvenir à aligner, pour tout ce qu’on désigne comme les questions de société, la législation
de la République sur les normes romaines par essence intangibles, et sur
l’enseignement d’une cléricature ayant recouvré un droit de veto opposable au
législateur, à la prétention du peuple à être souverain, et la définition de la
loi en tant qu’expression de la volonté générale ou majoritaire.
Une minorité
militante qui s’instruit de l’exemple de la guerre scolaire rallumée en 1984 et
qui échafaude ses plans de mobilisation et d’action, de plus en plus décidée à
ne plus rien laisser passer au camp laïque. Un volontarisme qui se diffuse et
se structure sur une dizaine d’années, sans vraiment laisser percevoir, à son
alentour, le niveau auquel il rehausse la combativité du catholicisme
conservateur - une combativité dont on découvrira que l’esprit de revanche et
l’autolégitimation d’une volonté d’obstruction et de restauration l’a portée
assez près de son repère historique le plus élevé. De sorte que la hiérarchie
catholique n’aura pas même une bénédiction - trop ostensible - à tracer sur les
pancartes qui diabolisent le ‘’mariage homosexuel’’, pour que les bataillons de
Marcheurs pour tous entament leur
long cycle de randonnées urbaines. A la différence de l’empoignade sur le PACS,
les groupes parlementaires de droite, s’ils font monter au créneau leurs
orateurs les plus réactionnaires sur les problématiques de conscience et les
plus représentatifs des référentiels confessionnalistes, ne seront somme toute
que des porte-parole. Tantôt de ces marcheurs acheminés de la France profonde
jusqu’aux périmètres où les médias pourront les dénombrer, tantôt – et de plus
en plus significativement à mesure que l’échéance présidentielle se rapprochera
– de la très discrète syndicature du mouvement dont le nom, « Sens Commun », ne se fera vraiment
connaître que lors du choix et pour le soutien du candidat offrant le gage le
plus certain à la défense de la famille chrétienne et des valeurs
traditionnelles.
Une bataille
perdue, mais qui laisse derrière elle un parti de la réaction catholique reconstitué et cimenté par la jubilation qu’il
a éprouvé, dans les « Manifs pour tous », à se découvrir comme une
force politique qui, de nouveau, comptait. Impatient de nouveaux combats à
venir et certain que ceux-ci ne vont pas tarder. L’épiscopat enregistrant pour
sa part, qu’il a à sa disposition une phalange alignée sur ses vues, et de
surcroît prête à appuyer en son sein la tendance la plus activiste dans le corps
à corps avec le progressisme sociétal. Une phalange qui, comme lui et à ses
côtés, renoue avec une expression décomplexée de l’opposition doctrinale qui a
toujours récusé la prétention de la République à ériger une législation laïque
et à renvoyer les considérants du normatif confessionnel, et l’observance de
celui-ci, à la sphère strictement privée.
Là où
jusqu’alors la cléricature catholique combinait condamnation publique et
interventionnisme relativement discret auprès des autorités civiles (IVG, PACS,
premières lois de bioéthique), la reformation d’un parti catholique
ultramontain a pour effet que ‘’le combat chang(e) d’âme’’ et de forme :
c’est la laïcité constitutive de la République, sa neutralité vis-à-vis des
cultes – dont elle a déclaré ne reconnaître aucun -, et l’égale capacité des
options philosophiques à se faire entendre dans le débat législatif et à
influer sur son issue, qui sont dorénavant ouvertement remises en question,
voire l’objet d’un révisionnisme avoué, de la part d’une réaction catholique
retrempée dans la certitude d’être seule légitime à revendiquer la détention de
la vérité et le discernement du bien, et aussi fière que convaincue de sa
capacité à redevenir dominatrice.
L’approche de
la révision programmée des lois de bioéthique, avec le sujet de la PMA en tête
d’affiche, met en évidence l’esprit de mobilisation, sinon de croisade, qui
fortifie l’épiscopat et l’armée de militants que celui-ci, pour la première
fois sans doute depuis les luttes scolaires de la III ème république, et plus
spécialement depuis l’époque des ministères Waldeck-Rousseau et Combes de la
première moitié de la décennie 1900, peut faire manœuvrer et engager
pratiquement à sa guise. Des militants qui au demeurant ont déjà tenu à montrer
qu’ils étaient en ordre de marche et, organisationnellement et
intellectuellement, tout disposés à se mettre en mouvement de leur propre
initiative. Et qu’était imprimée en eux une volonté d’en découdre pour la bonne cause qui renvoie aux
affrontements de la ‘’Querelle des Inventaires’’. Avec cette différence que sur
des sujets comme ceux qui relèvent du domaine de la bioéthique, sujets qui
interpellent la liberté de conscience dans toute son étendue – cette liberté
que la République laïque, remodelée par la Séparation des Eglises et de l’Etat,
entoure de la garantie de la paix civile –, on n’imagine pas que le législateur
de 2018 puisse, sans se déjuger lourdement devant l’opinion, reprendre à son
compte l’apaisement joué par Georges Clemenceau en 1905 et tiré par celui-ci de
la raison « … que la question de savoir
si l'on comptera ou ne comptera pas des chandeliers dans une église ne vaut pas
une vie humaine ».
Une caste sacerdotale qui
ne concédera rien au relativisme.
Sans doute, de
ce point de vue, la charge potentielle de violence physique est-elle a priori
incomparablement plus faible présentement qu’au temps des ‘’Inventaires’’. Et
l’enjeu n’est pas le sacré des édifices religieux et de leur contenant cultuel.
Mais la virulence polémique de la confrontation qu’annonce la révision des lois
bioéthiques, a tout pour atteindre aux catégorisations les plus conflictuelles
de notre histoire moderne des déchirements confessionnels. C'est-à-dire à
l’intensité de ceux où la suprématie de l’Eglise catholique en tant qu’Institution
édictrice de règles, d’interdits et d’injonctions temporelles, est défendue par
le parti des clercs comme ancrée dans une légitimité supérieure à celle de la
loi civile. Une contre-légitimité objectée à toute autorité qui se risque à
contredire l’Institution dans les normes que celle-ci prescrit, et à lui dénier
toute autorité autre que consentie par qui entend s’y soumettre.
Ainsi pour la
conférence des évêques, pour la ‘’Manif’ pour tous’', pour son Politburo du ‘’Sens Commun’’, et pour
les groupes ou groupuscules voisins, et à des nuances près entre l’épiscopat et
ses troupes militantes, le droit et la manière de concevoir, ou le droit de
s’en abstenir (entre autres alternatives
où le choix est moralement non objectivable), n’entrent-t-ils pas dans le
champ du libre arbitre du législateur laïc. Sur tous les préconçus de l’Eglise
romaine ayant trait, d’une façon ou d’une autre, à l’essence et à la nature de
la vie humaine, se fait jour le contradictoire qui oppose une caste sacerdotale
dont la raison d’être est de ne jamais rien concéder au relativisme et au
pluralisme, et pas davantage sur les conduites individuelles que sur le dogme,
et l’Etat républicain qui n’a pas d’obligation plus impérative que d’ajuster le
droit sur la primauté de la liberté d’opinion.
Depuis le
PACS, s’est ainsi formée, sous l’égide de la hiérarchie catholique, une milice
de conviction entièrement dévouée au service de l’ordre intangible qu’édicte
une éthique univoque et auquel la société civile ne saurait déroger. Un ordre
et un système de pensée éthique qui excluent toute idée de partage d’une vérité
débattue et nuancée, et en vertu desquels le prescriptif romain concentre dans
ses plis cette minorité agissante, de plus en plus portée à l’ultracisme - et
de plus en plus jubilatoire de ses progrès comme force de pression et
d’intimidation. Laquelle minorité a fini par constituer, non pas l’aile avancée
d’un parti de l’autorité et de la discipline, mais ce parti lui-même. Une ‘’Ligue’’ aussi intraitable que la
première du nom, aussi fermée à l’intellection de la tolérance et du compromis,
qui se pose comme le pôle sociétal de la discipline,
celle-là même à laquelle l’Action française réduisait naguère le catholicisme
pour l’enrôler, et à ce seul titre, dans son entreprise de régénération et de
restauration …
Parce qu’ainsi
figurée dans les traits sous lesquels cette minorité la fige - entendant
qu’elle soit tenue pour son domaine réservé et que son incarnation lui
appartienne en propre -, la discipline
répond aux fins auxquelles elle est destinée : se voir et se vouloir le
rempart et le refuge face à tout ce qui est étranger à l’identitaire mental
dont elle garantit l’intégrité et dont elle vise à suractiver les défenses
immunitaires - et en tout premier lieu face à tout ce qu’un intégrisme peut
ranger au nombre des outrages dirigés contre ce qu’il a délimité, au sein du
temporel, comme étant la part inaccessible à la liberté, i.e. aux libertés au sens de la Déclaration des droits de 1789, et
qui pour lui mérite seule de contenir des ‘’valeurs d’humanité’’.
C’est bien un front du refus - encore qu’il soit
plutôt enjoint à ce front de se
montrer monolithique que fédérateur – dressé contre ces outrages dont la
liberté est le spectre, qui résulte de cette exhortation disciplinaire :
ce même parti de la discipline et de l’autorité qui se revendique, et qui
prospère, contre ‘’l’esprit de mai 1968’’. Et plus directement contre ce qui
pour la France réunie place de la Concorde au soir de l’élection de Nicolas
Sarkozy, et pour son fer de lance confessionnaliste, en est l’expression la
plus répulsive : la proclamation du « Il
est interdit d’interdire », entendue à contre-sens comme celle d’une
folle permissivité vouée à détruire de toutes les digues sociétales.
Ce contre quoi
se dresse en réalité, en avant des diverses composantes du parti de l’ordre, la
phalange cléricale qui grossit ses rangs et structure davantage sa mobilisation
à chaque assaut qu’elle lance sur les ‘’questions de société’’, s’identifie on
ne peut plus distinctement : la conception d’un droit conformé sur l’idée
que la loi peut et doit régir, dans la jouissance des libertés, tout ce qui est
susceptible de porter atteinte à la liberté et à la sûreté d’autrui, mais qu’en
revanche, il lui faut rester absolument muette sur les matières où le juste et le bien ne dépendent que d’une appréciation entièrement subjective.
Sous la réserve du moins que cette appréciation individuelle reste dépourvue
d’incidence sur les droits également partagés entre concitoyens, et sur la plénitude
de l’usage que font de leur propre appréciation subjective les autres
attributaires de la liberté de conscience.
Qu’en regard
de l’obligation de faire coexister, dans leur mise en œuvre et dans leur
pratique, les droits impartis à chacun, il puisse être quelquefois difficile de
positionner le curseur entre le pôle de la loi et celui de la conscience,
n’emporte aucune contradiction entre cette acception du droit légitimatrice de
la subjectivité des choix et l’exercice de l’intime liberté qu’elle consacre.
En revanche, cette intime liberté est
bien ce dont l’Eglise romaine n’est jamais parvenue, et ne parvient pas, à
envisager de s’accommoder. Bien avant que s’impose une séparation entre
l’Eglise et l’Etat, une démarcation infranchissable était tracée : d’un
côté, les aspirations à la reconnaissance d’une liberté de la pensée et de
l’autre, le principe irréfragable d’autorité, premier pilier constitutif de
l’architecture du référentiel romain et de la gouvernance qui en découle, en
vertu duquel ces aspirations devaient être immédiatement étouffées.
Inaccessible à
la discussion du dogme et, plus largement, d’aucune bribe de son enseignement,
l’Eglise romaine ne pouvait pas davantage concevoir une liberté de la
conscience dans les sociétés séculières placées sous sa coupe, qu’elle ne
laissait - hors quelques marges des plus étroites - une place en son sein à la
liberté de l’esprit. La communion que l’Institution en tant que telle instaure
a toujours été celle de l’obéissance, même quand celle-ci perdait de sa
capacité à trancher de tout. Par contrecoup, l’adhésion du collectif et de
l’individuel ont fait défaut à l’Eglise dès lors qu’une contestation suffisante
ébréchait ou, plus étendue, invalidait l’argument d’autorité où se tenait son ultima ratio.
Le choc des revendications de liberté et du principe de
discipline.
Par là, les
heurts sociétaux et politiques, actuels et originels, entre la République et
l’Eglise catholique – reflets immanquables d’une inconciliabilité foncière
entre Rome et les idées des Lumières –
répètent, par-dessus ce qui est propre à chacun, tous les chocs
antérieurs des revendications de liberté et du principe de discipline. Et,
exemplairement, le plus frontal d’entre eux qui, venant après les poussées
hérétiques du Moyen-Age et leur impitoyable répression, a inauguré avec la
Réforme le temps d’un conflit civilisationel entre deux positionnements de la
pensée européenne : le libre-examen des propositions et la stricte
observance de l’acquis. Un conflit dont le dénouement se conjecture en
l’effacement progressif de l’un ou de l’autre de ces points d’attache de
l’intelligence des idées et du monde.
Cependant,
nonobstant la force militante, résolue jusqu’à atteindre au seuil du fanatisme,
que la hiérarchie catholique réunit autour d’elle dans sa réfutation des
limites que la neutralité cultuelle de l’Etat républicain lui impose – et qui,
en clair, vaut réfutation du caractère laïque de la République -, l’Institution
romaine affiche une fragilité qui est subséquente à son inaptitude à se mouvoir
dans le champ de la liberté (et donc
paradoxale pour qui tient que l’autorité sans partage soutient les puissances
et les trônes). Subséquente à l’invalidité qui la prive du recours de
chercher - de commencer à chercher – des cheminements dans les espaces de la
liberté. Et d’y solliciter des éclairements neufs et des aperçus nouveaux
Et
présentement, semble-t-il, plus encore
qu’une fragilité : très amplifiée, en immédiat arrière-plan, par les
révélations continues des scandales de pédophilie, par la considération de
l’étendue et de la durée sur lesquelles ceux-ci se sont déployés, et par la
conviction de l’inertie, sinon de l’indulgence, des épiscopats mis en cause
pour avoir eu en charge les auteurs des faits, l’esquisse de l’esquisse d’une
insurrection – résumons là en une
insurrection du ras-le-bol pour ne pas trop solliciter la présence de
l’esprit, quoique ce dernier soit évidemment à l’œuvre en l’espèce – se perçoit
depuis ces derniers mois, en particulier sur les réseaux sociaux. Que le pape
appelle à renoncer au cléricalisme – cité à comparaître dans l’acception d’un
‘’entre-soi’’ des clercs - est entendu pour ce qu’on voudrait que cette
sommation signifie et pour ce qu’elle laisserait enfin espérer : une mise
à égalité des laïcs et des clercs. Celle qui ferait entendre la parole et
l’entendement du peuple dans une réappropriation par les fidèles du « sens de
la foi » - c’est à dire sans que le Magistère borne l’intuition et
l’intellection spirituelle du peuple des
baptisés en les conditionnant au critère d’un discernement qui
n’appartiendrait canoniquement qu’à lui.
Autant dire
qu’on parle là d’une révolution. Et sans doute de la plus improbable qui soit (la part étant faite à ce que les
révolutions qui surviennent ‘’pour de bon’’ sont, elles aussi, a priori des
plus improbables). Elever les laïcs jusqu’au droit de penser par eux-mêmes,
et à l’égalité d’expression avec les clercs, serait l’équivalent de ce qu’a été
la suppression des ordres pour notre monarchie d’Ancien régime :
l’effondrement, accéléré sous le coup de réactions en chaîne, du soubassement
du système. A partir duquel tout se libère, et en premier lieu contre le
système.
Reculer sur le
terrain où se sont ancrés les piliers de son autorité, entraînerait l’Eglise
romaine, de concession en concession à l’esprit de liberté, jusqu’au terme du
processus qui sanctionnerait sans retour la renonciation au cléricalisme :
l’abolition d’une caste sacerdotale, investie de pouvoirs magiques qui lui
réservent l’exercice, les paroles et les gestes du culte, et de surcroît
enfermée dans une masculinité et un célibat qui en ont fait irréversiblement
une ‘’espèce à part’’, et se voulant telle, au milieu de l’humaine condition.
Et tellement à l’écart de cette commune condition que des clercs se forme
l’image d’une Eglise qui n’aime pas plus le
monde que la chair.
Institution
romaine et caste sacerdotale sont les deux faces d’une même pièce. Face aux
revendications associées de la liberté du jugement personnel en matière de
religion - et en toutes matières connexes - et du droit de la conscience à
nier, à contester et à s’abstenir, l’Institution ne cèdera rien - ou
reprendrait sans tarder ce qu’elle aurait dû céder sur les marges -, car toute
concession de sa part déstabiliserait la caste sacerdotale au point d’en mettre
en péril l’existence : or, la première n’existe qu’autant que la seconde,
modelée telle qu’elle l’a été pour lui servir d’armure et de bouclier, demeure
inébranlable sur ses assises et inaltérable quant aux matériaux idéologiques et
conceptuels dont elle a été composée. Aucune greffe du libre examen sur
l’Eglise catholique - s’agirait-il d’un infime lambeau – ne saurait s’imaginer
autrement que sous la certitude d’une incompatibilité historique et d’un rejet
de l’apport étranger. Et cette greffe prendrait-elle envers et contre tout,
c’est l’organisme greffé qui en viendrait à se décomposer, comme rongé de
l’intérieur par l’esprit de libre examen contre lequel son système immunitaire
est sur-armé depuis des siècles.
Une opposition de système de valeurs.
Rome ne fera
ainsi aucune ouverture sur ces ‘’questions de société’’ qui sont le lieu
déclaré de son divorce d’avec les sensibilités majoritaires en Europe
occidentale. Et vis-à-vis, en France, d’une république dont les lois s’accordent,
décennie après décennie, avec cette ‘’sensibilité’’, la hiérarchie catholique
se repositionne dans une opposition de système de valeurs. Une opposition qui,
de sa part, est aussi convaincue de la sacralité de ses réfutations que pouvait
s’affirmer celle des prêtres réfractaires au temps lointain de la promulgation
de la constitution civile du clergé, aussi absolument certaine d’incarner un
combat contre le mal qu’avait pu l’être celle de l’Eglise durant sa longue
lutte contre l’instauration d’une république laïque se réclamant des idées de
1789 et établissant, au fil de ses lois, les institutions ‘’sans Dieu’’ d’un
régime exécrable. Une confrontation de système de valeurs qui renoue avec un
antagonisme, enseignements de l’Eglise versus
idées républicaines, mis pour une grande part sous le boisseau - hors la
conflictualité propre à la question de l’école - depuis la fin de l’Etat vichyssiste : ce
qui balayait celui-ci sous un poids incommensurable de hontes valait aussi
preuve que, décidément, il ‘’faudrait faire’’ avec la République et sa
laïcité.
L’institution
romaine, après cette date, a certes formulé des condamnations de plusieurs
ordres, ou, plus prudemment parfois, des réserves. Excepté lors du vote de la
loi Veil (encore que la fulmination des anathèmes fût surtout confiée aux
politiques de droite, et déléguée parmi eux aux voix les plus réactionnaires),
les unes et les autres s’adressaient essentiellement aux fidèles, et s’agissant
du législateur, le ton et la forme restaient dans la retenue. Mais pour la
période, sur laquelle on s’est arrêté, de rigidification, sinon de radicalisation, progressive des
positionnements cléricaux, et d’enrôlement à l’appui de ceux-ci de la milice
confessionnaliste qui offrait son zèle et ses services, la critique de bon aloi
a laissé la place à une fermeture pleinement assumée. Fermeture doctrinale sur les mœurs, fermeture en bioéthique sur
des concepts insusceptibles d’examen ni de recours, fermeture du discours
sociétal sur les énoncés les plus rigides – voire les plus agressivement
méprisants (on pensera, pour ce qu’elles
ont d’illustratif à cet égard, aux déclarations du cardinal Barbarin en
réfutation du droit au mariage pour les homosexuels, mis sur le même plan
qu’une légalisation de l’inceste …).
Rome et l’appareil
de sa cléricature se sont de nouveau enfermés dans une citadelle d’où ils
regardent le modernisme, quelle qu’en soit la manifestation parmi ses attentes
et ses revendications d’aujourd’hui, comme un assiégeant à repousser. Aussi
longtemps que cet assiégeant viendra poser des questions irrecevables :
accès des femmes aux ministères ordonnés, révision du jugement sur les
divorcés-remariés, moindre mal accordé au préservatif face au Sida …, le plus
frappant n’est-il pas que l’Institution se cuirasse, n’ayant ni oreille pour
entendre ni vision portant plus loin que ses emprises et ses clôtures, sur des
sujets qui avant même d’appeler un chrétien, ou quelque autre type d’homme de
bonne volonté, à la bienveillance et à la charité, pour ne rien dire de la mise
en mouvement de l’intelligence, sont d’abord pour les croyants, parfaitement
subalternes (ou secondaires) sous le regard de la Foi et du Message?
Schisme contre schisme ?
Pour le
présent immédiat, nous avons le paradoxe d’un pape – souvent aperçu comme
familier des ruptures voire des incartades - qui a paru quelque temps avoir
l’intention de secouer les vielles poussières des parures romaines, mais qui
démontre toujours davantage qu’il se range sur l’immobilisme pour les sujets où
une progression du discours romain serait précisément la plus favorablement et
la plus significativement perçue par des sociétés où ce discours est devenu
majoritairement irrecevable. Et plus encore, qui donne à l’expression de cet
immobilisme une forme et un ton de plus en plus rigides - pour ne pas dire
outrés et provocateurs, comme cela est le cas avec ses plus récentes
condamnations de l’IVG. Un immobilisme qui englobe, de fait, tout ce que
l’édifice institutionnel de l’Eglise et lui-même ne sauraient voir bouger. Et qui,
il est vrai, ne bougerait pas sans que s’en suive probablement un schisme de la
part de la catholicité la plus conservatrice.
Un autre
paradoxe étant que la peur de ce schisme arme un néo-ultramontanisme – ‘’néo’’ si tant est que l’esprit
ultramontain ait jamais, et si peut que ce soit, quitté les commandes de
l’Institution et la maîtrise de la doxa. Et que la Curie et les épiscopats
– dont l’épiscopat français – qui sont rompus au maniement de l’arsenal
coercitif de l’ultramontanisme et qui comptent en tirer des ressources
décisives contre les contestations internes et les dévoiements sociétaux,
s’aveuglent de concert en ignorant l’impatience du ‘’parti du mouvement’’ au
sein du catholicisme. C’est dès lors un autre schisme, à front renversé, qui menace :
déjà, pour la France, ce parti de la ‘’modernité’’ paraît proche d’épouser un
gallicanisme d’inspiration autogestionnaire qui donnerait naissance à une sorte
de tribunat pour le ‘’peuple des
baptisés’’ – un peuple qui veut, pour de bon, « inverser la pyramide ».
Déjà ce peuple
appelle à la convocation d’un « Concile
du peuple de Dieu ». En invoquant la « primauté du sacerdoce commun des fidèles ». Qu’est-il de plus
potentiellement schismatique, en perspective, que cette représentation
esquissée d’un sacerdoce commun des
croyants, qui se donne à entendre comme la prémonition, inconsciente ou
inavouée, d’une Eglise sans sacerdoce, sans corps sacerdotal ?
‘’Protestansiée’’, nolens volens, en
fin de compte.
Une
perspective impensable, et contre laquelle son parcours historique, dans sa
continuité vide de toute alternative mettant en question le schéma d’une
cléricature, suffirait à cuirasser l’Eglise romaine. Et contre laquelle
celle-ci se légitime d’autant mieux, à ses propres yeux, qu’elle pour elle l’incommensurable
trésor spirituel que sur deux millénaires, la très longue cohorte de ses
théologiens a édifié et lui a confié. Un trésor qui la situe à des altitudes de
la pensée dont – pour prendre l’exemple le plus évidemment contraire - une
secte évangéliste, confinée dans le type de littéralisme le plus primaire ou le
plus naïf, ou le plus dangereusement fondamentaliste, ne saurait pas même
entrevoir les tout premiers degrés d’élévation. Compte autant, dans le siècle,
la puissance qu’en tant qu’Institution de l’orthodoxie, et sur la même durée,
elle a enraciné comme fondation de son autorité normative. Une puissance mise
quelquefois pour un temps en échec par un pouvoir temporel, mais qui l’a
toujours emporté, ou qui aura pu dire in
fine qu’elle était restée telle qu’en elle-même, et dans son autorité, son
passé la solidifiait et la consolidait. La cimentait à jamais.
Le libre examen, une ligne distinctive
entre deux intellections de la vérité et de l’éthique.
Sans conclure
que le parti du mouvement a par avance perdu dans sa confrontation avec
l’Institution, comment ne pas penser qu’il faudrait qu’un souffle formidable de
l’Esprit joue en sa faveur pour que l’Institution ne se conforte pas, une fois
encore, dans cette devise qu’elle peut usurper à bon titre : « Je
maintiens » ?
Entre ce parti
d’attirance ou d’attraction protestaniste
et Rome, et entre la République et l’Eglise catholique, ce qui constitue, dans le
premier cas, la projection de l’avenir la mieux assurée, et dans l’autre cas,
la configuration immuable de la confrontation de deux philosophies politiques,
tient en ceci - ou, pour être moins catégorique, en faisant la part nécessaire
à ce doute qui est ici le centre du débat, peut être résumé en cette
proposition : le libre examen demeurera ce qu’il a toujours été, la ligne
distinctive entre deux intellections de la vérité et, corrélativement, entre deux
acceptions de l’éthique, et la ligne de frontière mouvante entre belligérants
respectivement du camp de la liberté de conscience et de l’autonomie du
jugement et du camp de l’autorité et de la discipline due à celle-ci.
Cette fatalité
conflictuelle aurait-elle pu être surmontée ? Oui, mais pour autant que la
réponse affirmative laisse entendre que l’Histoire aurait été susceptible de garder
ouvertes d’autres voies que celles dans lesquelles ces belligérants ont été
dirigés. Le philosophe Paul Ricœur a décrit un tracé de ce qui aurait pu alors s’offrir
à eux : «Une pratique du dissensus mis en œuvre par une éthique de la discussion». En ajoutant (qu’) «il y a un noyau du poétique
qui est le sacré, le religieux, la parole originaire. Ça, c’est le problème des
convictions. Et le problème de la communauté politique est de pouvoir partager
cette conviction en la retraduisant dans le langage de chacun, dans sa
philosophie, dans sa liberté laïque».
L’article de
l’excellent site ‘’Garrigues et Sentiers’’ qui produit cette citation[1], conclut, dans la même inspiration, que c’est ‘’dans un espace démocratique, et non dans le
refuge dans des cléricalismes religieux nationaux ou institutionnels, que
peuvent se déployer les itinéraires personnels vers ce que chacun juge comme
essentiel’’.
Mais les
cohabitations, dans un espace démocratique commun, de raisons et de modes de
pensée contradictoires et concurrents n’ont-ils pas pour condition préalable
que cet espace soit bien reconnu comme un lieu réellement, et durablement,
partageable par tous les acteurs qui y sont convoqués pour convenir de ce en
quoi consiste cet ‘’essentiel’’ qui en appelle à la liberté ?
Didier LEVY - 11
octobre 2018
[1] « La démocratie
et les cabales des dévots » par Bernard
Ginisty - publié le 4 octobre 2018 par GARRIGUES ET SENTIERS.
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