L’ÉTAT
RÉPUBLICAIN ET LE NOUVEAU TEMPS FÉODAL :
> MON AMI STANISLAS A RAISON DANS
SON DIAGNOSTIC,
MAIS LE VRAI DÉBAT PORTE SUR LES
RAISONS DU MAL.
De par sa vocation et son métier, mon ami Stanislas
fait deux constats. Constats matériels, aussi indiscutables que sa
confrontation personnelle avec eux est absolument directe.
D’une part, le constat que l’Etat n’est pas, ou plus
exactement n’est plus en mesure de mobiliser les moyens nécessaires pour
assurer efficacement la sûreté[1] des
citoyens. Des moyens et une sûreté qui sont en l’espèce du domaine, primordial,
de la sécurité civile au sens le plus
large de cette notion.
D’autre part, le
constat que dans de larges espaces du terrain où ses missions le conduisent à
intervenir, les fractures au sein de la population ont atteint un tel degré
qu’elles développent tous les caractères qui identifient une situation de
rupture et par conséquent de violence sociales. Plus précisément, elles mettent
à nu les déchirures grandes ouvertes d’une société subissant les coups de
marginalisations, d’exclusions et de rétractions qui ne cessent de s’aggraver.
Un diagnostic et autant de défis.
Un diagnostic au-delà duquel se découvrent en effet les défis les plus
redoutables devant lesquels la République est placée. Des défis auxquels elle est confrontée déjà de longue date et, à ce
jour, de plus en plus dans l’impuissance à y répondre.
Et des défis qui se réunissent en cette interpellation : que reste-t-il de l’aptitude de l’Etat à
faire ce qui est sa vocation, c'est-à-dire répondre aux besoins de la
population et de maintenir la cohésion de la Nation ?
Un diagnostic qui appelle une première remarque. Tous les bilans et
toutes les projections qui peuvent en sortir échappent, par la nature des
problèmes posés, au champ de la polémique. Ou devraient lui échapper.
Parce que la polémique, pour entrainante qu’elle soit au regard des
tensions, des colères et des indignations qui s’expriment – légitimement
vis-à-vis de leurs causes même si, par la force colérique des choses, c’est
rarement avec raison - est a priori vouée à être réductrice dans les arguments
qu’elle déploie. Et, plus encore, dans les solutions qu’elle est à même de
suggérer.
Mais peut-être faut-il néanmoins admettre que le temps de la
controverse, du débat aussi passionné qu’il peut l’être sur de tels sujets, est
à la fois inévitable et commandé par la démocratie elle-même.
Mais qu’il ne doit venir qu’après celui où un recul suffisant aura été
pris. Le recul qui permet d’embrasser la
globalité des déchirures sociales et leurs remèdes possibles dans une vision
plus large et de plus longue durée.
L’Etat a régressé.
Ce temps de recul pourra alors convaincre que les défis à relever n’en
font en réalité qu’un. Ou, plutôt, que l’impuissance de la République à leur
trouver une réponse tient à une raison commune : la régression à laquelle l’Etat a consenti.
C’est bien cette régression qui se découvre dans l’incapacité que la
République ne cesse de montrer depuis des décennies, de façon de plus en plus
manifeste et avec des conséquences de plus en plus graves, face aux fractures
de la société.
Il est
clair que plus la République a cédé sur les moyens d’accomplir ses missions et
plus ces fractures se sont approfondies. Plus les déchirures du
tissu social se sont étendues.
On a voulu un Etat qui serait partout en repli sur la scène intérieure.
Un Etat économe, ‘’modeste’’, revenu
à peu près aux fonctions qu’il remplissait sous la III ème république avant la
guerre de 1914-1918. Et ‘’laissant faire
et laissant aller’’ une logique du marché prétendument infaillible :
une croyance qui pour ses tenants, enfermerait en elle toute la modernité – aussi étrange, en vérité, que puisse
paraître cette prétention de modernité sachant que l’infaillibilité invoquée
est un dogme formulé au XVIII ème siècle …
On a sans
relâche dénoncé le poids du budget de l’Etat - et donc les contributions
publiques demandées aux citoyens - comme un prélèvement abusif sur la richesse
nationale et forcément dommageable pour l’économie.
On n’a pas hésité à assimiler l’impôt démocratiquement consenti à une
confiscation tyrannique, surtout quand les ressources publiques sont tirées
d’une imposition proportionnelle aux ressources de chacun : les plus fortunés ne trouvent en revanche
rien à redire à la TVA qui soumet riches et pauvres aux mêmes taux, ni à des
impôts locaux qui se fixent sur des référents identiques nonobstant les
différences de revenus.
Le pire pour les mieux nantis, voire le mal absolu, résidant bien sûr
dans l’impôt
progressif. La redistribution des revenus et la réduction des
inégalités qui sont le but de cet impôt, n’ont-ils pas été ramenées par leur
discours à une pure et simple spoliation opérée au préjudice de ceux dont
l’opulence est censée attester qu’ils sont
les plus méritants et les plus utiles à la société … A tout prendre, ces nantis sont impatients de
voir un impôt simplement proportionnel, à taux uniforme, se substituer à tous
les prélèvements progressifs (pour les dividendes qu’ils perçoivent,
satisfaction leur est déjà donnée).
Il est vrai qu’après ce type d’imposition, ce qui reste respectivement
aux hyper riches et aux catégories imposables les plus besogneuses décrit des
ordres de grandeur qui attestent prodigieusement qu’aucune inégalité n’a été
corrigée. Une correction dont l’idée même est tenue par ceux qui sont les plus
résolus à y échapper, pour l’équivalent d’un péché contre l’esprit. Et dont les mêmes professent, ou font
professer, qu’elle serait ‘’un non sens économique’’.
Délégitimer
ainsi l’impôt n’a été rien d’autre qu’une propagande redoutablement habile
qu’ont déployée les plus favorisés (secondés par leurs porte-voix ou
porte-plume) pour protéger leurs gains et leurs patrimoines –
fussent-ils, ces gains et ces patrimoines, à des niveaux si inouïs qu’ils sont
presque inconcevables pour leurs concitoyens. Pour se prémunir contre toute
politique publique allant dans le sens d’une redistribution à travers
l’imposition fiscale et la solidarité sociale. D’où l’anathème lancé sur ces
fameux ‘’prélèvements obligatoires’’
dont il a été fait quelque chose entre
la peste et le choléra[2].
L’Etat impuissant.
Et on a eu un Etat pauvre. Ce qui n’était pas suffisant. Il fallait
encore qu’il fût impuissant. Pour ce faire, on l’a privé des leviers dont il
disposait depuis la Libération pour orienter l’économie dans le sens de
l’intérêt général, et pour dessiner, à un horizon à plus long terme, une
société tendant à s’accorder sur le Bien commun.
On a eu ainsi les privatisations des entreprises publiques et
nationalisées, et tout spécialement les privatisations des grandes banques,
avec pour conséquence que désormais il ne faut plus dire que « l’Etat ne peut pas tout », mais ‘’qu’il ne peut presque plus rien’’.
En
parallèle, la même volonté d’affaiblissement de l’Etat a entraîné le
démantèlement ou la paupérisation des services publics. Ou leur
dénaturation qui a résulté de ce que l’on leur a donné des objectifs copiés sur
ceux d’entreprises commerciales.
Le processus qui a conduit à l’effacement des entreprises publiques en
tant qu’instruments de l’action de l’Etat et à la régression des services
dédiés à l’intérêt du public, est principalement passé par deux types de
mesures : les ouvertures de capital aux actionnaires privés et les mises
en concurrence systématiques avec des ‘’opérateurs’’
appartenant à la sphère marchande.
Des opérateurs qui agissent exclusivement en fonction de leur
profitabilité, et qui obligent les organismes publics, du seul fait que ceux-ci
sont mis en compétition avec eux, à se conformer aux critères de la rentabilité
sur lesquels ils sont à tout coup gagnants. Et à s’aligner par conséquent sur
leurs objectifs et sur les modes de
fonctionnement et de gestion qui vont avec.
Vis-à-vis du service de l’intérêt général, dès lors qu’il y a subversion
des missions publiques par les intérêts privés, la mauvaise politique chasse toujours la bonne.
Le tout étant justifié par les exigences que dicterait l’économie
moderne et par conséquent mondialisée. Justification indéfiniment imprimée dans
les esprits par les médias et leurs éditorialistes, et martelée par les
économistes ‘’autorisés’’ qui pratiquement seuls s’y expriment.
Et à laquelle se rangent, comme on obéit à un dogme, des autorités, des
gouvernements et des majorités européennes qui ont renoncé au grand dessein
pour l’Europe des années cinquante et des deux décennies suivantes, en tournant le dos à l’ambition
civilisationnelle d’alors, et au projet social sous-tendant celle-ci, au profit
de la religion de la concurrence et d’une course aveugle au libre-échange.
L’idée – constitutive d’une ‘’pensée
unique’’ devenue politiquement hégémonique - étant qu’en abandonnant les
objectifs de protection et de justice sociales, en précarisant toujours
davantage le plus grand nombre, et ne laissant à une partie de la société que
l’alternative entre le chômage et les ‘’emplois pauvres’’, on fera la santé les
affaires, on les rendra florissantes comme elles l’étaient au temps du
capitalisme pur et dur.
Ce qui sera une garantie d’abondance pour les dividendes et d’excellence
pour la valorisation de la capitalisation boursière et pour les rémunérations
des dieux vivants qui dirigent les plus grandes entreprises. Abondance et excellence en lesquelles se réduit la vision libérale de
l’économie, et qui sont censées décider en fin de compte de la création des
emplois.
Certes, feront valoir les promoteurs du dogme libéral, on sur-enrichira
bien ainsi les plus fortunés, mais pas à leur seul bénéfice si l’on porte ce
sur-enrichissement à un point tel qu’un peu de leur richesse, ou de leur immense ou immensissime richesse,
finira bien par ‘’ruisseler’’ sur les
moins bien lotis et jusqu’aux plus mal lotis – autre théorie dont la modernité n’a pour elle que de reproduire à
l’identique le discours glorificateur du capitalisme du milieu du XIXème siècle
…
Une incompatibilité française.
Mais si l’on est bien renvoyé, par cet inventaire des régressions subies
ou consenties, à l’option ultralibérale dont il a partout été décrété qu’elle
avait tranché pour les peuples européens la question du type de société dans
lequel ils étaient destinés à vivre, les
conséquences de ce modèle enraciné dans le culte du marché ont une résonnance
spécifique pour nous, Français.
Des conséquences qui sont en lien direct avec le
diagnostic posé par mon ami Stanislas.
D’une part, parce
qu’un Etat pauvre est plus gravement encore que par le passé dans
l’impossibilité de disposer des moyens et des ressources indispensables à
l’accomplissement de ses missions de sauvegarde.
Plus gravement, parce que ces missions sont bien plus étendues et
exigent une mobilisation étatique bien plus considérable que ce n’était le cas
dans la France des années soixante. Et bien plus encore de l’avant Seconde
guerre mondiale.
S’agissant
de la sûreté des citoyens, l’Etat moderne doit y faire face à un niveau de
responsabilité sans commune mesure avec celui qui prévalait naguère. Constat
qui vaut pour la majorité de nos voisins européens, mais qui pèse d’un poids
d’exigences très majoré dans une république conformée par le jacobinisme,
et construite sur une centralisation que les agencements de 1982 ont au final
relativement peu entamée – au premier chef dans les mentalités.
Pour la protection civile comprise au sens le plus général et, en
particulier, pour chacun des acteurs qui y concourent - pompiers, police,
gendarmerie, Samu, services d’urgence, sécurité alimentaire, sécurité des
médicaments, prévention et intervention concernant les catastrophes naturelles
et environnementales … - le niveau des
attentes du public est très considérablement, et très légitimement, supérieur à
ce qu’il était dans le passé. On peut même dire que les attentes auxquelles
il faut que l’Etat réponde n’ont, de par leur diversité et leur ampleur, plus
aucun rapport avec celles d’autrefois.
Beaucoup au reste, de ces exigences, et des priorités qui vont de pair,
n’existaient pas, ou pratiquement pas, il y a seulement trente ou quarante ans.
Parmi les impératifs de sécurisation qui sont apparus, la menace terroriste, à
elle seule, démontre l’importance des obligations nouvelles qui sont venues
exiger de l’Etat une concentration supplémentaire de ressources – et de
ressources considérables.
Et en regard, cas par cas, le coût des dispositifs à déployer, ou à
tenir en disponibilité, le coût de leur maintien au meilleur niveau
d’efficacité, sont encore davantage sans
proportion avec le montant des dépenses de même ordre que les services de
l’Etat devaient jadis budgéter.
Pour s’en tenir à un seul exemple (pris dans le passé lointain pour que
le contraste soit plus démonstratif), un Canadair
représente pour la collectivité nationale un investissement d’une toute autre
dimension financière, et simplement d’un autre ordre économique, que le
véhicule de pompiers à traction hippomobile qui était en service dans les
grandes villes européennes à la fin du XIX ème ou au début du XX ème siècle
…
D’autre part, parce
qu’un Etat impuissant est en France, pour une raison qui tient à notre
histoire, un Etat disqualifié.
Un Etat qui s’avère impuissant à protéger les Français perd en effet sa
légitimité. Parce que la France, en tant
que nation, s’est constituée – c’est sa singularité - autour de l’Etat.
Elle
s’est constituée autour de l’Etat monarchique, le Roi étant
progressivement apparu, et s’étant progressivement représenté, comme le rempart
contre les invasions et comme le protecteur de ses sujets : protecteur en
particulier contre les abus et les violences des seigneurs, sires et
châtelains, contre leurs guerres privées et leurs exactions en tous genres. Un
Roi qui imposera l’autorité supérieure de sa justice et son pouvoir exclusif de
faire la loi.
C’est du Roi que sont venues, ou c’est lui qui en fin de compte a
garanti, la protection et les exemptions des gens d’Eglise, les franchises des
villes, les privilèges des corporations de métiers, la sauvegarde des droits
des bourgeois et autres roturiers. Ce sont ses agents qui au fil des siècles
ont installé dans les campagnes, et à travers toutes les provinces réunies au
Royaume, une administration à la fois de droit, de sûreté et d’autorité.
La France est demeurée extrêmement composite sous l’Ancien Régime, avec
des milliers de coutumes différentes qui, selon les lieux, réglaient les
droits, les statuts et la vie de leurs habitants. Mais un sentiment national
est bien né au cours de ces siècles là, et il remonte probablement, ou se manifeste
déjà - au service d’un Capétien chef de l’ost
royal et français -, au moment de la
bataille de Bouvines …
Sur
l’essentiel, ce sentiment national va unifier le royaume autour de la Couronne
qui fait le lien associatif de la nation. Un lien avec lequel l’image
du Roi se confond et auquel la personne du Roi s’identifie. Nonobstant les
multiples formes de contre-pouvoirs vis-à-vis desquels la monarchie capétienne
est obligée de composer - des compétences
jalousement gardées par les juges des Parlements aux droits sanctuarisés au
bénéfice de telle province –, même après avoir, tardivement, assis une autorité
sans rivale.
La République a posé les termes modernes de la nation, mais l’Etat républicain a pris la suite de
l’Etat capétien. Sans avoir besoin d’une légitimité de droit divin ni de
l’onction religieuse du sacre royal, il a pris simplement cette suite en tant que garant et qu’unificateur de la
Nation.
Avec la
même obligation d’assumer le rôle de protection qui avait légitimé pendant des
siècles la monarchie. La protection contre les invasions d’un
côté, la protection contre les violences civiles de l’autre. La double garde et
sauvegarde de la paix intérieure et de l’ordre tranquille des (bonnes)
lois : c'est-à-dire des frontières et des droits établis dans la nation.
Une obligation si fondamentale que Louis XVI est finalement renversé
parce que la conviction s’est ancrée qu’il a cherché, dans la fuite à Varennes,
l’appui des rois européens coalisés contre la Révolution. La chute de la
royauté suit, en seulement une année, un processus de dégradation de la base
même de la légitimation monarchique : une dégradation qui frappe un Roi
dont les anciens sujets tiennent qu’il a trahit ses devoirs envers eux en
trahissant les devoirs patriotiques de sa charge. Qu’il a entretenu avec les
ennemis de la France des menées communes qui font de lui leur allié contre
celle-ci et contre le peuple français.
Par la
suite, aucun régime ne survivra à une défaite militaire majeure parce que,
de façon comparable, cette défaite aura signifié qu’il n’avait pas été à la
hauteur de sa charge de défendre la France et de protéger les Français. Et parce
que cette double impuissance lui sera imputée en totalité qu’elle que soit la
nature précise de la faute (ou des fautes)
invoquée(s) contre lui.
Une
défaillance de sa part qui sera jugée sans appel et traitée comme une
forfaiture. Plus encore que la déchéance du Second Empire
prononcée dès l’annonce du désastre du Sedan, la disparition quasi immédiate de
la III ème république après son effondrement militaire devant l’offensive
allemande de mai-juin 1940, est l’illustration la plus tragique de la
délégitimation politique qu’entraîne une carence extrême, ou exemplairement
saisissante, touchant à l’accomplissement de la fonction protectrice qui est la
vocation que nous assignons à l’Etat et, au fond, peut-être la seule raison
d’être que nous lui trouvons[3].
L’extension du devoir étatique de protection.
L’obligation d’assurer la protection des Français a pris progressivement
pour l’Etat une dimension sociale et sociétale de plus en majeure et
déterminante à l’époque contemporaine. Les
terribles famines du règne de Louis XIV – autant de morts que pour la période
entre 1914 et 1918 – ne délégitiment pas la monarchie.
Des révolutions sourcées dans des revendications sociales ont en
revanche emporté la monarchie de Juillet, d’autres ont failli le faire par la
suite pour les régimes républicains (des journées de juin 1848 et de la Commune
de Paris aux ‘’événements’’ de mai 1968 – fût-ce, pour ceux-ci, dans un
registre non sanglant et globalement plutôt festif).
Cette
extension de l’impératif de protection assigné au gouvernement de la
République, a trouvé son illustration principale, et son élan, dans le modèle
social qui a été institué après la Libération dans le droit fil du programme
politique de la Résistance.
De sorte qu’à partir de là, l’Etat a vu entrer dans ses compétences une
vaste étendue de fonctions qui toutes, sur l’appréciation de leur bon
accomplissement, décident aux yeux des Français de sa légitimité à partir du
même critère : la Nation
trouve-t-elle en lui, à l’exemple des lointains rois, le protecteur de tous ses
membres, et peut-elle fonder et maintenir son existence et son unité sur
l’action qu’il déploie en faveur de l’une et de l’autre ?
Outre la mission de sauvegarde, ou de sûreté civile, sur laquelle j’ai déjà analysé et commenté le constat de mon
ami Stanislas, la liste
de ces fonctions pourrait, par sa diversité, décourager l’énumération. Je m’en
tiendrai aux plus fortement significatives et déterminantes.
Et en énumérant et décrivant ces fonctions aujourd’hui imparties à
l’Etat-protecteur telles qu’elles me paraissent appréhendées ou envisagées par
le corps social :
- le bon
fonctionnement de la justice, garantie de l’Etat de droit ; mais dans une
acception qui est devenue de plus en plus large et de plus en plus exigeante.
Et qui dépasse de beaucoup le rôle dévolu de tous temps aux juridictions
civiles et pénales, pour englober à peu près tout ce qui établit chaque citoyen
dans ses droits et libertés. Dans sa sûreté vis-à-vis des autorités publiques
et vis-à-vis de ses concitoyens. Dans toutes les garanties qui conditionnent le
‘’vivre-ensemble’’ démocratique.
-
l‘arbitrage par la République des
relations sociales, c'est-à-dire, globalement le départage entre les
intérêts des entreprises et ceux de leurs salariés. Un arbitrage qui est rendu
au niveau national et des grandes branches, et au nom de l’équité, des
nécessités nationales et du Bien commun, et qui fait partie de tous ceux (auxquels on s’attache un peu plus loin) qui
assurent l’équilibrage des intérêts particuliers par rapport à l’intérêt
général.
Cet arbitrage social justifiant une mention particulière en ce qu’il
intervient dans la large étendue de l’économie, et dans la mesure où la
population salariée n’appuie pas ses droits sur la possession d’une partie de
l’outil de production et n’a, hors la loi et l’Etat, d’autre recours contre l’arbitraire que sa
capacité de contre-violence sociale – celle-ci fût-elle du type à peu près
normé de la grève.
- la
préservation et le progrès du système de sécurité sociale qui, dès
sa fondation en 1945, a été regardé comme inclus, et à titre de composante
essentielle, dans le contrat qui existe entre l’Etat et les citoyens. Un contrat social sur lequel repose la
République et qui entre par conséquent en son entier dans le pacte républicain.
L’accès de tous au système de santé et à des soins de qualité,
l’effectivité du droit au logement, le juste fonctionnement des régime de
retraites, de l’aide aux familles, à l’enfance et aux personnages âgées, et de
toutes les formes d’assistance publique face aux accidents et détresses de la
vie – et en premier lieu face à la perte de l’emploi -, constituent les
principaux piliers de cette sorte de ‘’constitution
de la solidarité’’ que l’Etat , en France, se doit de respecter, de faire
appliquer et de conforter.
- la
garantie de l’égalité des droits, qui recouvre tous les domaines où cette égalité,
proclamée par la Déclaration de 1789, est à la fois inséparable de la vocation
et des principes de la République, et susceptible d’être menacée par les
inégalités sociales : de quelle
réalité l’égalité des droits peut-elle en effet se réclamer si elle est
alléguée entre des citoyens que l’inégalité de leurs conditions économiques
fait appartenir à rien moins que des castes différentes ; l’écart
entre ces conditions inscrivant, de génération en génération, les plus riches
dans les plus hautes castes et revoyant leurs vis-à-vis dans les castes
inférieures - dont la plus basse réunit des populations paupérisées sans appel.
Ainsi qu’est-ce d’autre que d’une
parodie, ou d’une singerie, d’égalité dont il s’agit quand on prête une
position égale devant la loi, et dans la société politique, respectivement à
l’un de ces dirigeants d’entreprises du CAC 40 si outrageusement rémunérés et
fortunés, et à une caissière d’hypermarché à temps partiel contraint et placée
de surcroît à la tête d’une famille monoparentale ?
Dans la non discrimination qu’il incombe à l’Etat de garantir, l’égalité
dans la possession et dans l’exercice des droits sociaux se positionne avec la
même force d’exigence que l’égalité devant la loi. Pour la première,
complémentairement avec les droits à la solidarité déjà mentionnés,
l’instruction, l’éducation, l’accès à la culture et le droit à la formation
sont bien entendu des ‘’têtes de chapitre’’
absolument capitales.
- le
départage entre les intérêts particuliers, dont les Français ont
toujours attendu qu’il soit exercé par l’Etat et par l’Etat seul. Une fonction
qui en appelle, vis-à-vis de l’Etat, corrélativement au devoir de protection
qui est assigné à celui-ci, à la charge
qui lui revient d’incarner le Bien commun et l’intérêt général. Et qui donc l’interpelle à la fois sur ce
qui est l’origine et la raison de sa légitimité et sur la mission qui l’a rendu
irremplaçable.
Un départage conduit pour garantir les droits agencés dans la nation –
comme il l’était hier en sauvegarde des droits reconnus aux sujets et aux
diverses composantes du royaume. Et qui, de même que la défense de l’intégrité
du territoire et de la plénitude de la souveraineté, ou que la confection et la
garde des lois qui assurent la paix et la sûreté intérieures, n’est pas
susceptibles de relever d’une autre personne juridique que l’Etat. D’une autre
personne que celle dont l’essence s’est progressivement confondue avec cette
double incarnation du bien commun et l’intérêt général.
A l’Etat
donc d’arbitrer entre les forces économiques, entre les catégories
socio-professionnelles et au sein de celles-ci ;
et d’exercer une justice arbitrale qui fasse prévaloir, contre les intérêts
égoïstes, contre les abus de position dominante, les préoccupations et les
impératifs d’équité dont le délaissement de sa part aurait pour effet de
fragiliser l’agrégation des composantes du corps social et donc la cohésion de
la nation. Avec, pour lui-même, tous les
risques qui résulteraient d’une démission touchant directement ce sur quoi
s’est fondé son rôle historique.
Ce départage par l’Etat, à travers les différentes institutions qui le
constituent ou le prolongent, est d’autant plus primordial quand il est appelé
à donner un coup d’arrêt aux abus, ou aux prétentions abusives, d’intérêts dont
les agissements sont commandés par un appétit inextinguible de gain. Des
intérêts dont l’influence est trop dommageablement favorisée par le rapport de
forces qui leur est favorable.
C’est en
premier lieu à ce titre que l’Etat intervient nécessairement en protection des
catégories sujettes à une spoliation ou menacées d’une paupérisation. Une
intervention qui se doit d’être sans relâche, à la mesure de la permanence avec
laquelle la violence économique et sociale s’exerce, par nature, sur les
équilibres internes à la société - sous des formes répétitives ou d’autant plus
agressives qu’elles se modifient et se renforcent d’une période à une
autre.
Salariés confrontés aux intérêts du patronat et à la fringale
d’enrichissement des actionnaires et, partant, tributaires d’une logique de
profitabilité qui fait d’eux une simple variable d’ajustement et des pions dans
le jeu du dumping social,
agriculteurs et éleveurs face aux centrales d’achat des chaînes d’hyper marchés
et aux entreprises de l’agro-alimentaire et de l’agro-chimie, PME et TPE face
aux entreprises ultra dominantes dans leur environnement professionnel et
autres sous-traitants face à leurs donneurs d’ordres, commerces de proximité
éliminés par la grande distribution qui les voue à disparaître sous l’effet
d’une compétition insurmontablement inégale, activités conformées sur des
normes sociales en butte à la concurrence sauvage de l’e-commerce et de l’ubérisation
: autant de cas où, sans intervention
arbitrale de l’Etat, au minimum réparatrice, le libre-cours de modèles
économiques dérégulés et spoliateurs entraîne dislocations catégorielles et
fractures sociétales.
Des missions de protection qui ne sont plus
remplies …
Dresser ainsi un inventaire de ce qui pour les Français, s’ajoutant aux
missions traditionnelles de sauvegarde, entre aujourd’hui prioritairement dans
le champ du devoir étatique de protection, met, point par point, devant le
constat d’un renoncement de l’action publique - un renoncement affiché en
termes de volonté politique et de moyens. Quand ce n’est pas, plus gravement
encore, devant l’évidence que l’Etat
n’intègre plus dans ses missions et ses responsabilités des fonctions capitales
pour la nation et tenues pour telles par la majorité de nos compatriotes.
Paupérisation de la justice – avec, et au premier chef pour les usagers
de la justice les moins fortunés, des délais de jugement de plus en plus
inadmissibles et insupportables ; alignement des politiques publiques (ce
qui vaut dans toute l’Europe) sur les exigences patronales visant à ramener les
relations sociales et la protection des salariés à leur niveau des années
trente ; mise en cause de l’assurance-maladie de la sécurité sociale et injonction
corrélative de recourir aux complémentaires-santé – conjonction qui
naturellement joue en faveur du surdéveloppement d’un système de santé ‘’à deux vitesses’’ ; indifférence (quand ce n’est pas un encouragement plus ou
moins avoué…) de l’Etat républicain au creusement - vertigineux - des
inégalités, et inertie de sa part devant la dégradation du pacte social qui en
découle ; démission de l’Etat vis à vis de l’arbitrage entre les intérêts
particuliers qui lui incombe au nom de l’intérêt général, la charge de cet
arbitrage étant transférée au libre jeu d’une concurrence censée trancher sans
appel de la rationalité économique et du meilleur équilibre entre les acteurs
professionnels et sociaux.
Autant de renoncements qui, la part étant faite des similitudes et des
dissemblances que comportent deux périodes éloignées de l’histoire de l’Etat,
renvoient à un précédent historique (vis-à-vis
duquel la dernière démission citée apparaît spécialement exemplaire) qui,
de par se traits originaux, comportait les risque d’empêcher la France de se
former : ce précédent est
assurément celui que suggèrent le temps de la féodalité et la perte de ses
prérogatives que la monarchie a alors, et sur une longue période[4], subie, tandis que les divisions et subdivisions
dues aux appropriations de fiefs par les suzerains et vassaux démantelaient le
royaume.
Dans ce parallèle, une mention particulière doit être faite des aliénations infligées à l’autorité
judiciaire (en la matière, les rois
capétiens mettront plus de trois siècles pour commencer à recouvrer le pouvoir
de justice, premier constituant de la fonction royale, que les seigneuries
s’étaient attribuées à leurs dépens). Une forme de privatisation de la
justice qui dans notre actualité immédiate, interpelle les traités de libre-échange
transatlantiques.
L’un des privilèges que ces derniers consacrent, ou prévoient de
consacrer, au bénéfice des intérêts particuliers les plus puissants, réside
dans la substitution aux tribunaux publics d’instances juridictionnelles
privées à la main des entreprises multinationales. Des instances ayant pour
vocation de faire prévaloir la cause de la profitabilité de ces multinationales
sur celle de la souveraineté de l’Etat – des Etats – et, partant, sur celle des
intérêts des nations et des peuples.
Les rétractions et abandons de l’Etat qu’on vient de lister, celles qui
sont devenues trop banales pour rendre encore audibles les dénonciations et les
indignations qu’elles suscitent, comme celles dont l’exemplarité est la plus
singulière, ont bien en commun leur
parenté avec l’abaissement du pouvoir royal durant la période féodale. Avec la réduction que ce dernier a alors
connue quant à l’espace et aux domaines où il continuait à s’exercer, et qui
concluait les confiscations seigneuriales de sa souveraineté.
Mais à la différence de ce temps féodal, l’Etat (les Etats) n’a (n’ont)
plus affaire à des duchés et autres
baronnies, à des comtes ou à des sires, qui en en fractionnant et en
privatisant le royaume à leur bénéfice, n’agissaient (Plantagenêt exceptés)
qu’à l’intérieur ou aux marges de celui -ci. La féodalité qui est aujourd’hui à l’œuvre, et qui impose sa domination
sous le nom de ‘’mondialisation’’, représente une entreprise transnationale et
supranationale qui vise partout au dépérissement de l’Etat.
Une entreprise mondialisée qui coalise les intérêts particuliers les
plus hégémoniques de la planète, et qui s’emploie à supplanter l’Etat et à le
réduire sinon à rien, du moins au reliquat de compétences qui ne lui laissera
aucune faculté de faire obstacle au pouvoir économique calibré par ces intérêts
pour être universel et absolu. Qui n’abandonnera à aucune autorité politique
légitime le moyen de contrôler, de moraliser, ou de subordonner à un bien
commun supérieur, les ressorts dits ‘’libéraux’’ ou ‘’néolibéraux’’ de
l’augmentation des profits, de la valorisation boursière et des dividendes
distribués. Des ressorts dont compte
seulement, pour outrancièrement spéculatifs et spoliateurs qu’ils soient,
qu’ils ne cessent de porter ces profits, la bourse et les dividendes toujours
plus haut dans l’échelle démesurée de l’enrichissement qui, pout les plus
opulents, fait à présent la norme.
… et des
défis nouveaux qui interpellent l’Etat républicain.
Pour la France, le paysage qui se découvre derrière l’irrésistible
ascension des forces économiques qui poussent au plus loin le démantèlement et
le dépérissement de l’Etat, montre la
République devant des défis nouveaux et redoutables.
Si ces forces économiques, archi dominantes, ont accrédité par toutes leurs
ressources d’influence politique et de pénétration du monde universitaire, et à
grand renfort de matraquage médiatique, l’idée qu’hors du marché, il n’y avait
point de salut, si par des moyens identiques, elles sont parvenues (et tout
particulièrement au sein de l’UE et de ses organes dirigeants) à faire de la
concurrence - revêtue de l’abracadabrantesque
allégation d’être libre et non faussée -
une nouvelle religion d’Etat, et si elles ont intimé, avec succès, à chaque
société de s’aligner sur l’égarement qui leur fait réduire toute activité
humaine à sa marchandisation, en revanche c’est pour une large part en
sous-main, sicut latro, qu’elles ont
œuvré afin de voir remplir la condition dont elles savaient que dépendait le
gonflement sans limite de leur hyper richesse : globalement, la rétraction
radicale de l’Etat sur un avant New Deal
et, plus directement pour nous Français,
l’éradication, l’un après l’autre, de tous les référents économiques et sociaux
issus du programme du CNR[5] .
Chacune des avancées concrètes de ces identifiants de l’idéologie
‘’ultralibérale’’ - et du paroxysme d’égoïsme de classe que celle-ci exprime -
s’est naturellement traduite, et se traduit, par un recul social qui fragilise
et discrimine en premier lieu les catégories
plus fragiles. Mais, au-delà des cibles qui sont répétitivement ou
successivement touchées, le nombre, la diversité et l’impact des coups portés
au contrat social, plus conséquents année après année depuis le milieu des
années quatre-vingt, et émanant d’acteurs politiques et économiques de plus en
plus déterminés à remettre en cause les fondements mêmes de ce contrat social,
dressent un tableau dans lequel
l’équilibre sociétal est lui-même atteint.
Et ce, de façon d’autant plus redoutable, qu’aux atteintes cumulatives
qui ont ainsi été dirigées contre la cohésion du corps social, s’ajoute l’effet
des faiblesses, voire des points de rupture, que d’autres facteurs ont
introduit dans l’édifice par nature fragile de la nation. Des affaiblissements
supplémentaires que les replis de l’Etat ont laissé s’étendre et s’aggraver
faute, notamment, que la solidarité - dont la fonction étatique, dans sa
plénitude, était la clé de voûte et le garant – soit entrée à sa pleine mesure
dans les réponses ou les anticipations qu’ils appelaient.
Un défi
central réunit ces facteurs contemporains de la fragilisation de la
nation : la capacité
pour celle-ci d’intégrer en son sein des populations venues d’autres cultures
- des cultures où la détermination religieuse est souvent prépondérante – dont
l’éloignement civilisationel est sans commune mesure avec les différences
sociétales que présentaient les immigrations antérieures (comparaison qui ne minore en rien le fait que les immigrés italiens ou polonais de
naguère furent en butte à un rejet, notamment économique, et à une xénophobie
dont les expressions purent prendre une forme violente).
‘’Intégrer’’ ne signifiant pas que les différences culturelles seront
abolies, que toute référence aux origines se trouve bannie. L’enjeu est en
revanche de faire de ressortissants d’autres pays, ceux-ci fussent-ils à tous
égards très différents – voire aussi différents qu’il est possible - de la
république française, des citoyens français
aptes à entrer dans la nation (et et fiers d’y appartenir) – au sens que la
Révolution de 1789 a donné à ce terme de ‘’nation’’, c’est à dire dans
l’acception dont elle a doté ce concept. Un enjeu qui relève en tous points de
la vocation universaliste qu’a affirmé notre idéal républicain et qui vaut pour
toutes les valeurs dont il s’est réclamé.
Rappeler
ces données basiques, c’est mesurer l’échec global où nous sommes vis-à-vis
d’immigrations récentes, maghrébines et subsahariennes en particulier, avec
cette circonstance considérablement aggravante que cet échec concerne la
seconde génération quand il ne s’étend pas à la troisième.
Un échec dans lequel les causes économiques pèsent évidemment d’un poids
majeur : des décennies de chômage, de précarisation des emplois,
d’exclusions sociales multiples, et autres composantes de l’inégalité ou
conséquences des reculs de l’Etat-providence.
Mais ces causes n’ont libéré les menaces qu’elles comportaient pour la
nation que faute, d’une part que l’Etat républicain ait pris à temps la pleine
mesure du volontarisme qu’une politique d’intégration exige des responsables
publics, et d’autre part, que la pédagogie indispensable ait été dispensée pour
avertir l’opinion de l’ampleur et de la présence durable des phénomènes
migratoires auxquels les Etats européens étaient confrontés, et pour justifier aux yeux des citoyens
l’investissement qui devrait être consenti sur une (très) longue période pour
gérer et maîtriser ces phénomènes.
Ainsi, si des budgets considérables ont bien été consacrés aux diverses
politiques tournant autour des thématiques de l’intégration, si les gouvernants
successifs ont tous communiqué sur leur résolution de s’attaquer aux racines du
mal - qu’on se souvienne des « plans
Marshall » annoncés pour les banlieues -, et si tel ou tel ministre a initié des actions pertinentes, l’Etat est-il resté dramatiquement en
dessous du niveau d’implication et de mobilisation qui conditionnait sa
possibilité de répondre à la priorité
qui s’imposait à lui.
Une priorité que lui fixaient sa tardive découverte de populations et de
territoires ‘’perdus pour la République’’,
et de la gravité des découpages sociologiques que les ghettoïsations impriment
dans l’espace urbain. Et qui produisent ce que les ghettos produisent
invariablement : à savoir la ségrégation dans des économies
parallèles (pour les ghettos
modernes, on sait que celles-ci reposent sur le commerce des stupéfiants,
activité qui y est la plus accessible), et le repli sur des signes
identitaires séparatifs : langue privative ou accent distinctif
‘’collé’’ sur la langue commune, habillements et coiffures se voulant
significatifs ou revendicatifs d’une singularité, postures comportementales
affichées sur ces mêmes modes démonstratifs, et, de proche en proche, tous
autres détournements des composantes ordinaires des manières de vivre.
Que ces signes identitaires entendent signifier une partition
communautaire ou protestataire, ou qu’ils dérivent d’une allégeance à un
fondamentalisme confessionnel – point n’est besoin de rappeler que la plus
répandue de ces allégeances a cruellement et répétitivement démontré qu’elle
était capable de dériver jusqu'au fanatisme et jusqu’à l’engagement terroriste.
Des
communautés du repli, comme autant d’enclaves, se sont ainsi constituées, qui
sont la négation même de l’idée républicaine de nation – puisque celle-ci ignore et récuse tout
étagement intermédiaire d’appartenance entre le citoyen et la nation. Et au
sein desquelles se coalisent, dans le registre de la délinquance ou dans celui
de l’identitarisme religieux, des formes multiples de rejet de la loi
démocratique et de ses représentants (confondant
au reste dans ceux-ci des intervenants –
pompiers, médecins, ambulanciers … - qui sont simplement au service de l’intérêt
public).
Sur fond de renoncements de l’Etat à ses fonctions historiquement, ou
aujourd’hui socialement, les plus fondamentales, la sous évaluation par les
gouvernants des risques que, sous toutes leurs déclinaisons, les
communautarismes et autres séparatismes voulus ou subis faisaient courir à la
cohésion nationale, alliée à l’insuffisance de la volonté politique, et
corrélativement à celle des moyens mis en œuvre pour venir à bout des
phénomènes de ghettoïsation, ont directement conduit à ce que deux lignes de front s’ouvrent dans l’opinion française sur
les questions de l’immigration : des lignes de front derrière lesquelles,
respectivement, deux types de réaction, à peu près pareillement agrégatifs
d’exaspération et d’agressivité sociétales, ont trouvé leurs terrains de
manœuvre.
Le
premier type concerne les catégories déclassées et paupérisées qui sont amenées
à vivre au milieu de populations en défaut d’intégration et à
cohabiter avec celles-ci dans le même cadre ségrégatif.
Et dans des formes d’exclusion voisines dont les plus marquées du sceau
de la discrimination tendent à devenir communes, en particulier l’exposition
aux mêmes dommages sociaux et aux mêmes carences en matière de sûreté. Comment
ces catégories, convaincues d’être condamnées au déclassement à perpétuité, et
si peu prévenues du système qui les assigne à ce déclassement, pourraient-elles
ne pas se convaincre que les immigrations - dont la non-gouvernance par l’Etat
républicain détermine et dessine par ses conséquences leur cadre de vie –
entrent dans toutes les causes de leur
relégation, ou en sont la cause unique ?
Juste au dessus de cet état de relégation, les classes auxquelles la
faiblesse (ou la relative faiblesse) de leurs ressources et la fragilité de
leur situation économique font craindre de rejoindre un jour les groupes
paupérisés, et peut-être de tomber dans une indistinction de statut avec ceux
qui sont logés à la même enseigne d’exclusion que les immigrés les plus
marginalisés, développent à l’égard de ces immigrés une forme de syndrome du ‘’petit
blanc’’. Un syndrome que, longtemps, les Etats-Unis, et d’abord leurs
états du Sud, ont tout particulièrement vu se développer, et qu’ils ont les
premiers fait connaître.
Un
syndrome qui s’étend à mesure que la perte de confiance dans l’avenir
s’aggrave : la hantise du déclassement, et d’un possible
basculement au rang des populations qui s’identifient à la ségrégation opérée
par les ‘’quartiers difficiles’’, est d’autant plus activée que la génération
des actifs (s’entend ceux qui, en son
sein, sont en possession d’un travail et du statut social correspondant) a
tout lieu de penser que les générations qui la suivent auront des niveaux de
vie, d’accès à l’emploi, de ressources et de protection sociale inférieurs, ou
très inférieurs, aux siens.
Lesquels lui apparaissent déjà, pour ce qui est de son plus grand nombre
- des gens modestement ou faiblement nantis qui font de surcroît l’expérience
de la précarité -, comme nettement en recul par rapport aux conditions dont a bénéficié
la génération issue des ‘’berceaux de la Libération’’.
Autant d’incitations dans ces peurs, et principalement à la base des
classes moyennes – ouvriers qualifiés, employés, cadres intermédiaires, métiers
techniques … -, pour voir les immigrés les plus ‘’visibles’’ non comme une
population éligible dans l’urgence à une politique publique d’intégration, mais comme des éléments allogènes
inassimilables, indésirables, et menaçants à un titre ou à un autre – et d’abord à titre concurrentiel,
culturel ou sécuritaire.
A l’autre
extrémité de l’arc social, le second type
de réaction de rejet des immigrations
se manifeste dans le segment de la société qui tire avantage de l’économie
mondialisée.
Des catégories aisées qui ne prennent en compte dans la mondialisation
que les bénéfices qu’elles en tirent. Des bénéfices qui, pour leur composante
la plus fortunée, surajoutent jusqu’à un
point vertigineux à la richesse et à la puissance que ce groupe social s’est vu
léguer ou s’est assurée, et aux privilèges que celui-ci s’est créés ou s’est
recréés dans l’économie capitaliste depuis la révolution industrielle.
En revanche, dans le rétrécissement du monde que les moyens modernes de
transport ont induit, et auquel la numérisation, à travers toutes ses
applications, a ajouté la dimension de l’instantanéité, rien n’a semblé faire prendre à ce groupe immensément favorisé, la
mesure des effets en retour du passage de l’humanité au stade de l’effacement
des distances et des barrières du temps.
Ainsi les mêmes qui disposent, pour leurs ingénieries
‘’d’optimisation’’, et entre autres entregents dans une quantité de places
financières, de la dissémination sur tous les continents des services occultes
des réseaux bancaires, tous intermédiaires qui d’un clic feront circuler leur argent autour de la planète - que ce
dernier soit le produit de l’évasion fiscale ou de toutes formes de
dissimulation ou de blanchiments -, ne paraissent-ils pas ignorer le lien et la
similitude d’échelle entre désastres planétaires et drames humanitaires ?
Et plus
encore la quasi immédiateté que revêt aujourd’hui la circulation, par
contrecoups, des impacts de ces désastres : combien de temps entre les développements de
la violence des conflits en Afghanistan, en Irak ou en Syrie, et l’arrivée en
Europe de celles et de ceux qui doivent fuir cette violence ?
Dans le même ordre d’idées, et pour la partie de ces catégories dont les
revenus restent dans la mesure encore figurable de la richesse, combien parmi
ceux qui vont passer leurs vacances aux Antilles, aux Seychelles ou à Maurice –
comme leurs grands parents passaient les leurs à Dinard, à St Jean de Luz ou à
Megève -, conçoivent-ils que les flux
migratoires participent du même raccourcissement des distances que celui dont
les compagnies aériennes leur font vivre l’expérience régulièrement
répétée ?
Que de par sa méconnaissance ou son déni des déterminismes planétaires
en cause - une méconnaissance le cas échéant alourdie du poids d’adhésions
personnelles à des partis-pris xénophobes ou racistes -, le segment de la
société le mieux nanti et, partant, pourtant censé avoir en sa possession
l’information la plus complète, agisse dans le sens de l’aveuglement
majoritaire devant les réalités de l’immigration, achève sans doute de priver cette question de fond du traitement qui
cesserait d’en faire un défi central pour la cohésion de la nation. Et de
faire de la cohabitation sociétale avec des populations venues d’autres
cultures l’objet de polémiques exemplaires des fragmentations du corps social.
S’ajoutant aux ruptures et aux délitements que subit déjà la nation, le
défaut d’intégration (auquel les
réussites individuelles, réelles et significatives, mais d’un autre ordre de
réalité sociale, n’apportent pas de démenti) qui est, d’une manière ou
d’une autre, le sort très communément partagé par ces populations où il
recouvre à présent plusieurs générations, ajoute une fragilisation redoutable
aux équilibres qui conditionnent le ‘’vivre
ensemble’’. Mais cette
fragilisation, à l’instar de toutes les autres, découle d’un renoncement
systémique au volontarisme politique.
Par là, que les classes aisées ne s’interrogent pas davantage sur le
discours de la droite dite républicaine qui (pour ne parler que d’elle …)
concoure à ce que la thématique de l’immigration ne soit abordée que dans le
registre de la défiance et de la peur, du rejet et du conflit, dresse bien un
obstacle, et un obstacle majeur, à une perception raisonnée de cette thématique
et, au-delà, de l’ensemble des défis posés à la société française.
Perception raisonnée ou déni de la réalité : l’alternative vaut
pour tous les facteurs de dissociation
de la nation qu’on a successivement examinés. Des rétractions que l’Etat républicain n’a cessé de
consentir depuis le milieu des années quatre-vingts, aux dépérissements que sur
l’ensemble des protections et garanties qui les avaient réunis, les citoyens se
sont vu infliger en lien direct avec ces abandons.
Ce déni
de la réalité a bien à chaque fois prévalu : déni de
la fonction protectrice de l’Etat, source historique à la fois de sa légitimité
et de sa capacité à ‘’faire nation’’
autour de lui ; déni du rejet par le corps social de l’effacement continu
des droits et des sécurités sociales dont il avait confié à la République le
soin de les garantir et de les accroître - dans la continuité des sauvegardes
qu’il avait jadis attendues de l’Etat monarchique ; déni de l’effet
dévastateur du creusement insensé des inégalités ; et déni par-dessus tout
de la démoralisation collective que ne pouvaient manquer de produire des
décennies de chômage et de précarisations cumulées, quelque apparence de
résignation en apporte l’expression la plus immédiatement visible.
Avec
encore deux dénis dont les effets s’attaquent le plus quotidiennement à la
confiance en l’Etat républicain. En premier,
le déni de la disqualification qu’encoure
une Justice privée de moyens qui ne paraît même plus mesurer ce que ses
délais de décision ont de préjudiciables à l’ordre public et à la défense des
droits des citoyens qui font appel à elle.
Une défaillance qui s’affiche dans le temps judiciaire qui repousse
interminablement le jugement d’un responsable public convaincu, dans l’exercice
de son mandat, d’avoir volé la République, violé ses lois et poussé l’improbité
jusqu’à la forfaiture, comme dans le délaissement auquel sont renvoyés de mois
en mois, ou plutôt d’année en année, les demandeurs aux ressources modestes qui
n’ont d’autre voie que la justice pour être rétablis dans leurs droits et
obtenir des dédommagements dont l’urgence s’appuie sur la violence économique
qui leur a été faite et sur la précarité de leur situation qui en résulte.
En
second, le déni de la crise morale que
provoquent les renoncements à la solidarité. Quelle démocratie moderne peut se respecter elle-même, mériter la
considération de ses citoyens, être regardée par ceux-ci comme le régime
politique exemplaire qu’elle se prétend être, si la démonstration n’est pas
faite que la solidarité s’y confond avec le lien social ? Une
solidarité qui exige toute leur part - proportionnelle et progressive - des
hauts revenus et, au premier chef, des hyper riches, et qui sur cet impératif
de justice, finance la protection sociale et détermine l’assiette et le calcul
des contributions publiques.
L’aveuglement des gouvernants sur cette crise morale est plus que
volontaire : il est totalement assumé. Parce qu’il procède, plus encore peut-être que les autres récusations
infligées à la devise de la République sur chacun des dénis qu’on a listé, d’un
assujettissement sans réserve à la doxa ultralibérale. C'est-à-dire à la
conception d’une société que l’argent seul saurait régir, et donc la
subordination de tous ses membres, et de tout le champ des activités humaines,
à la soif inextinguible d’enrichissement de quelques uns. Avec en immédiat
arrière-plan, la soumission à la fin dernière que constituerait pour les
systèmes démocratiques, l’accumulation de profits démesurés par des féodalités
économiques multinationales devenues, pour les besoins de cette accumulation,
les inspiratrices - et des inspiratrices exclusives - de la législation des Etats.
Il faut cependant revenir aux questions liées aux immigrations pour distinguer un déni de la réalité qui,
lui, n’est pas de redevable à l’idéologie économique archi dominante.
En effet, dans ce domaine, plus encore que la prégnance qu’exercent sur
une part de l’opinion (comme pratiquement dans toutes les sociétés humaines et
à toutes les époques) les préjugés xénophobes et ethniques, sévit la
conjonction d’une méconnaissance et d’une négation de la réalité. Encore cette conjonction s’explique-t-elle
dans une large mesure, au niveau des individus et pour les catégories
concernées, par des raisons objectives qui se relient à la carence ou à
l’insuffisance de l’information.
Inexcusable est, en revanche le
déni que les gouvernants réservent à la dimension et à la nature de l’afflux de
réfugiés aux portes de l’Europe. Parce que cet égarement partagé,
s’abritant derrière deux cécités complémentaires, instrumente l’abdication des
Etats, i.e. leur confinement dans
l’absence de réponse volontariste à la hauteur du défi à relever.
Cécité
vis-à-vis du caractère non maîtrisable des différentes causes de cet afflux et
vis-à-vis de la durée de celui-ci. L’Europe n’a su jusqu’ici qu’agiter le leurre
casuistique d’une distinction entre réfugié
et migrant économique – comme si
l’extrême de la pauvreté et l’extrême de la terreur n’étaient pas finalement aussi incitatifs à l’exil, et l’un
et l’autre, nonobstant leurs motifs différents, plus incitatifs à cet exil que
les périls du trajet migratoire ne sauraient en être dissuasifs ?
Et, surtout, cette Europe dispose-t-elle du moindre moyen de rendre
simplement vivable le régime que l’Erythrée inflige à ses habitants, de
reconstruire fût-ce un semblant d’Etat et de sécurité en Somalie ou en
Libye ? Et de faire en sorte que les populations d’Irak, de Syrie, des
Kurdistan, du Yémen et d’Afghanistan, ou de la bande de Gaza, ne soient plus
exposées aux pires violences des guerres – guerres civiles ou étrangères - qui
sont leur quotidien ou qui les entourent, ne soient plus en sursis entre deux
massacres ou deux vagues d’attentats, et ne vivent plus dans l’attente du
prochain bombardement ou du prochaine emploi de gaz de combat à leur encontre,
ou du prochain épisode des opérations militaires de leur voisin contre leur
territoire ?
Plus déterminant encore, l’Europe pèse-t-elle du moindre poids pour
faire redessiner, en tant que de besoin, les frontières du Proche et du Moyen
Orient ? Et pour aider à établi
derrière chacune, dans toutes les entités politiques, des constitutions et des
systèmes de gouvernance qui convaincront les peuples, par delà leurs
appartenances confessionnelles dominantes ou minoritaires, qu’il est de nouveau
possible de trouver la paix et la tranquillité là où on est tenté de penser
qu’ils ont eu la malchance d’avoir à
vivre.
Quelle
excuse accorder aux dirigeants des Etats impactés par les ‘’vagues’’ de
réfugiés et de migrants ? Ils n’ignorent aucun des facteurs qui ont
directement provoqué celles-ci, et qui continuent de les mettre en mouvement
avec la même force et la même intensité. Comme ils sont au reste en mesure de
préfigurer les flux migratoires, vraisemblablement considérables, que les
conséquences du réchauffement climatique - à présent à peu près certainement
hors de contrôle – vont directement et indirectement entraîner à leur tour.
Des dirigeants qui sont d’autant moins excusables que leur silence à
l’égard des citoyens sur les raisons de l’afflux de million de migrants et,
plus encore, sur la durée que cet afflux de demandeurs va comporter (de l’ordre
de décennies), s’il leur permet de faire perdurer leur lâche abstention d’une
politique volontariste face à ces deux caractères quantitatifs du problème
auquel l’Europe est confrontée, entretient
une fraction de l’opinion - une majorité ? - dans l’illusion que la
question des immigrations peut se régler par des solutions sommaires.
Le parler vrai des
gouvernants, et derrière eux des partis républicains, exigerait à l’inverse que
soit publiée la mesure exacte du défi que rencontre, à peu d’exceptions près,
les pays de l’Union européenne. Avec l’explication de tout ce qui rend ce défi
incontournable.
Et qu’une information pédagogique
soit dispensée sur l’impraticabilité de solutions sommaires. Celles-ci se réduisant à des options
qu’aucun état civilisé ne peut envisager de mettre en œuvre : qu’il
s’agisse d’envoyer en Méditerranée nos marines de guerre avec mission de couler
les embarcations des migrants - du moins celles ayant réchappé à un naufrage
‘’naturel’’ -, ou de faire tirer à vue sur tout réfugié - homme, femme ou
enfant - qui tenterait de franchir l’un de nos cols alpins, ou qui se
présenterait seulement en vue de ceux-ci sur le versant italien.
Sans préjudice des mesures que leur coût, et les retombées qu’elles
auraient inévitablement pour les populations frontalières, rendent
matériellement impossibles à envisager, telle la construction (que quelqu’un
finira bien, tôt ou tard, par recommander) d’un mur électrifié de la frontière
des Flandres à celle de la Suisse ...
Si l’on va plus loin que le parler
vrai, les gouvernants pourraient faire montre d’un cynisme suffisamment
assumé pour inviter tout un chacun à mesurer dans quelle écrasante proportion
ce sont des immigrés qu’on voit , dans nos travaux publics, patauger dans la
boue des excavations ou qui accomplissent sur les chantiers de bâtiment les
taches les plus pénibles ; des immigrés encore qui recouvrent de goudron
brûlant nos chaussées et nos trottoirs - avec aussi peu de protections qu’il
est hors de doute que l’inhalation des fumées du bitume épandu leur promet de
mourir d’un cancer du poumon - ; et des immigrés, toujours, qui ramassent
chaque jour nos ordures ou qui balaient nos caniveaux. Combien de Français dits ‘’de
souche’’ pour se substituer à eux si les appels à une purification identitaire
ou ethnique étaient entendus et suivis d’effet ?
On s’arrêtera, dans notre réflexion, sur le
constat et sur l’analyse du déni particulier, à la fois de réalité et de
volonté, que manifeste le traitement par les Etats du phénomène durable des
‘’vagues’’ de réfugiés et de migrants.
Il est cependant possible que certains éléments et facteurs aient été
passés sous silence, ou aient été minimisés, parmi toutes les formes de
démission de l’Etat qu’on a passé en revue. Et dans notre inventaire des
lésions additionnées que cette démission a laissé s’étendre sans que ses
promoteurs entrevoient que chaque abandon consenti à la dogmatique néolibérale
venait miner encore davantage la cohésion du corps social.
Mais les
pages qui précèdent nous mènent, au moment d’essayer de tirer une conclusion,
devant un aperçu général qui est celui d’un pays dont tous les équilibres
sociaux et sociétaux sont atteints ou en voie de se briser.
Sur la base d’un constat aussi sombre,
quelle conclusion proposer à mon ami Stanislas?
Combien de fois, dans notre histoire contemporaine, une voix s’est-elle
élevée pour énoncer : « Nous sommes en 1788 » ? Des
voix appartenant aux bords politiques les plus opposées, qui avançaient, ou
risquaient, ce rapprochement avec le temps avant-révolutionnaire le plus
marquant de notre mémoire nationale pour signifier qu’on ne sortirait de
l’impasse politique qu’elles décrivaient, et dont elles voulaient convaincre de
la réalité, que par un changement radical de l’ordre et de la vision des
choses.
Un rapprochement justifié ou infondé, lucidement posé ou par trop
excessif, mais qui, pour celui qui voulait imprimer dans son public, avec
l’adhésion à ses vues, l’idée qu’un point de non retour était atteint,
manifestait une résolution d’optimisme ou comportait une part de confiance en
l’avenir. L’impuissance, les blocages, les maux ou les abus qu’il dénonçait ne
rencontrerait pas de solution dans le système qui les avait produits, mais ce
système pouvait être emporté par un grand mouvement du peuple. Au profit d’un autre, à naître, qui
règlerait tout parce qu’il supprimerait jusqu’aux causes des malheurs publics
dont il était sorti. Parce qu’en édifiant un régime nouveau, il dessinerait
au pays un visage jusque là inconnu ou ignoré de celui-ci.
Malheurs
publics pour malheurs publics, ceux qu’on a décrits et analysés ci-avant
laissent-ils entrevoir ce type d’issue qui en appelle à l’espoir d’un
changement salvateur, fût-ce prix d’un bouleversement politique et
sociétal ?
Plus encore que le nombre et la profondeur des fractures sociales, plus
encore que l’étendue des multiples déchirures causées par toutes les formes de
fragilisation, d‘exclusion et de ségrégation, c’est le dépérissement de l’Etat républicain, et son atonie face à ces
fractures et à ces déchirures, et face à leurs causes mêlées, qui en
surplomb de tous les démantèlements
subis par le contrat social, prive de la possibilité d’entrevoir une
perspective un tant soit peu rassurante.
Avec ce facteur aggravant - qui achève d’écarter toute appréhension
optimiste de l’avenir (non seulement pour
le moyen terme, mais sans doute pour tout le futur discernable) -, qui tient à l’absence d’une ‘’offre
politique’’ en capacité de concevoir le schéma d’une autre société que celle
configurée sur la religion du marché et sur le culte de la concurrence. Que
celle découpée par l’assaut incessant des confessionnalismes et des
identitarismes.
Pour
faire tenir dans une évidence le désert intellectuel et civique qui se présente
à cet égard, il suffit de constater qu’aucune formation politique, ou
fédération de partis, ne s’est proposée pour répondre par un projet digne de ce
nom à l’appel que Stéphane Hessel lança, et avec quelle force cependant, il y a
de cela quelques années dans son inoubliable « Indignez-vous ! ».
Sans chercher à dégager le scénario qui comporterait la plus grande
probabilité dans le nombre de ceux qui sont susceptibles de se produire en
réaction au recul continu de l’Etat devant les intérêts privés, et en lien
direct avec sa subordination aux commandements idéologiques édictés par les porte-pensée de ces intérêts, deux représentations de l’avenir,
forcément floues mais pareillement des plus sombres, paraissent se privilégier d’elles-mêmes.
Deux projections qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre, la seconde
venant s’enchaîner sur la première, y compris sans que rien ne le laisse
prévoir.
La première représente un pays et une
société où, au fil du temps, la résignation qui parcourt les catégories
sociales et qui s’est emparée des citoyens se confond avec une prostration ou
une dépression collectives. Avec ce type d’hébétude et de repli sur la sphère
privée qui dans l’opinion française, a majoritairement suivi l’effondrement militaire
de 1940, la défaite acceptée et l’Occupation allemande sur la part la plus
étendue du territoire national. Pendant au moins deux années, l’espoir n’avait
pratiquement plus de place, et, de par sa propre nécessité, la subsistance si
difficilement accessible par chacun meublait seule les attentes.
Une forme
comparable de retrait sur la préoccupation individuelle ou familiale de survie
économique, et d’obtention du minimum atteignable de sécurisation statutaire,
est bien ce à quoi peuvent le plus naturellement conduire les fragmentations du
corps social accomplies sous nos yeux.
Des fragmentations dont l’aggravation inéluctable est bien la
perspective la moins incertaine, parce qu’une société régie par les intérêts
privés, et par les plus puissants d’entre eux et les plus dotés de privilèges –
sur le modèle de l’espèce de répétition du temps féodal que nous vivons –, ne
s’arrête pas en chemin dans le déni du Bien commun et dans l’effacement des
repères fédérateurs.
Des repères qui délimitent rien moins que la nation. Or, que pourra-t-il rester de cette nation
quand celle-ci ne suscitera plus de confiance dans l’avenir, mais que la conviction d’une démarcation
sans appel par l’argent et par les distinctions culturelles se sera
complètement emparée des esprits ? Et que la ségrégation vis-à-vis de la
citoyenneté sera devenue le lot du plus grand nombre ?
Tout conduit à cette démoralisation. A ce type d’abattement qui mène à
l’indifférence du collectif et à la résignation devant la sécession sociétale.
Et les inégalités ayant tout fait céder devant elles, que peut-il demeurer
sinon la revendication de vivre derrière des tranchées qui protégeront mieux
que la République ? Avec cette question : quel groupe, quelle
catégorie sera, dans cette sortie hors de la nation, la plus exemplaire ?
Une sortie hors de la nation
(pour qui participe à la nation et pour qui aurait bien voulu s’y faire sa
place) qui prendra la forme d’une addition de retraits concomitants ou
catégorie par catégorie – mais où chaque
population confrontée à son délaissement par l’Etat républicain, ou à la forme
d’exclusion de la République qui la vise en propre, se verra poussée à se
rétracter sur elle-même.
Des
rétractions qui sont déjà puissamment engagées : ainsi, en regard des riches centres-villes
et des périphéries urbaines privilégiées, les lignes de démarcation tracées
autour des quartiers populaires et, bien plus infranchissables encore, autour
des ‘’banlieues-galère’’ et autres quartiers dits ‘’difficiles’’ ; en
regard des castes qui engrangent les profitabilités inouïes que
dispense la marchandisation totalitaire de l’activité humaine, celles mises
autour des groupes sociaux qui n’ont rien pour accéder aux emplois et aux
‘’opportunités’’ de la nouvelle économie
(et qui, au mieux, n’y accéderont qu’en faisant le deuil d’un statut
socialement protecteur) - des groupes sociaux qui se heurtent parallèlement à
l’assèchement des emplois industriels qualifiés ; en regard des métropoles
qui sont parties prenantes et bénéficiaires de la mondialisation heureuse, celles qui dans la ruralité, isolent les
villages qui se sont vidés de tout commerce (et qui achèveront demain de se
vider de tout lieu de vie lorsque le regroupement technocratique des communes
aura fait son œuvre), les bourgs où l’on ne peut plus trouver de médecin ni
acheter de journaux ou de cigarettes, les chef-lieu de canton que les services
de l’Etat l’un après l’autre désertent, et les sous-préfectures dont l’hôpital,
le tribunal, et la desserte ferroviaire ont successivement fermé ; en
regard des allègements d’impôts en tous genres qui sont inépuisablement
octroyés aux plus fortunés, celles qui vouent au même sort classes modestes et
moyennes dont les contributions publiques – directes et indirectes – sont, en
comparaison, frappées d’une iniquité qui tend à reproduire l’injustice fiscale
qui fut jadis la marque de l’Ancien Régime et dont celui-ci mourut pour s’être
montré incapable de la réformer à temps …
Une liste non limitative d’exclusions, mais dont l’inventaire suffit
s’il s’agit de se convaincre que pour celles et ceux qui sont assignés à
résidence derrière des lignes de démarcation aussi discriminantes, qui le sont
depuis des années ou des décennies, et qui mesurent combien ces démarcations se
creusent et rehaussent en même temps leurs barrières, la
réponse personnelle et catégorielle en vient à se réduire au renoncement à
prendre part à un collectif qui vous a banni. Et à se tenir, à cet égard,
dans cette forme de résignation-démission qui se résume par « A
quoi bon ? ».
Faudrait-il un récent marqueur de ce repli hors de la République, de la
démoralisation et de l’abattement qui le génèrent, que les niveaux d’abstention
- considérables – atteints aux dernières élections nationales démontreraient ce
que la pénétration et l’extension de l’’aquoibonisme’’
ont déjà eu d’irrésistibles.
Tout un peuple qui ne fait plus entendre sa voix parce qu’il s’est
désintéressé de la chose publique.
Parce que preuve lui a été faite qu’une implication de sa part – citoyenne,
partisane, syndicale … - n’est plus désormais en mesure de contribuer à
corriger la marche de la société - une
marche vers un futur qui se promet d’aggraver toujours davantage sa relégation.
Et parce qu’il est devenu hors de doute
pour lui qu’il ne saurait plus être entendu par les technostructures publiques
– celles d’une République dont le marché décide des lois - ou privées – celles
qui ont dépouillé l’Etat de ses prérogatives au nom de la primauté du même
marché.
La seconde représentation de l’avenir projette sur celui-ci un scénario
d’explosion de la violence, ou à tout le moins de surexpression dans le
registre de la violence des séparatismes et des exclusions. Effet
ultime des décompositions conjuguées qui auront dégradé les liens de
citoyenneté à travers les ségrégations territoriales, sociales, culturelles et
confessionnelles venues imprimer fractionnements et dénaturations
respectivement dans le corps social et à l’encontre de la nation.
Un
scénario qui, à l’échelle des différentes sécessions existantes - et
d’autant plus si leurs démarcations se creusent encore davantage - n’exclut pas que son dénouement prenne
forme de guerre civile. Ou la forme d’une convulsion sociétale très
voisine.
Nonobstant les variantes innombrables que la violence civile est
susceptible de comporter, cette représentation de l’avenir concède un aperçu
des conditions et des modes différenciés de son déploiement. En ce quelle
s’appuie sur un répertoire, sinon sur une typologie, des situations
conflictuelles dont nous savons qu’elle peut procéder.
Et en ce
qu’elle laisse envisager beaucoup de ses contenus probables du seul fait que la
violence civile est déjà installée dans la société, et que nous nous sommes
familiers de ses manifestations les mieux ancrées.
Ainsi les
ghettoïsations ont-elles vu, ou fait, fermenter toutes les formes d’agressivité
collective qu’elles ont en propre de nourrir et de développer. On a vu
l’Etat les abandonner à l’exercice d’une délinquance de survie économique et de
réaction à l’exclusion. On a vu les premiers phénomènes d’émeutes y répondre à
des bavures (ou parfois supposées bavures) policières. Et surtout on a y vu se
concentrer une haine contre les agents de la République qui conduit les uns à
se former en commandos pour attaquer ces agents - l’intention de tuer devenant
progressivement de plus en plus avérée -, puis une haine contre la République
qui participe à la motivation des autres
à rejoindre les rangs composites des terroristes djihadistes.
Ainsi, également – et, certes, en tant
que violence restant à ce jour plus contenue, mais portée par des gens
déterminés à en découdre le moment venu -, l’exposition de communautarismes à
la fois séparatistes de la nation et négationnistes, par provocation ou par
obscurantisme, des items les plus essentiels du pacte républicain, a-t-elle
servi de prétexte pour réactiver des identitarismes, confessionnels en
particulier, qui tentent de renouer avec les sectarismes du passé, ceux-ci
eussent-ils été les plus aveugles et les plus fanatiques. Et qui intègrent,
davantage qu’à leurs marges, des revendications ethnicistes dont la pulsion
épuratrice a pour toile de fond un racialisme plus ou moins inavoué.
Des identitarismes qui, de la peur
à l’exécration, créent un militantisme du
rejet - du rejet réciproque - face
auquel la réparation des défauts ou des manques d’intégration perd ses
dernières chances ; et un militantisme de croisade au sein
duquel s’accumulent toutes les énergies dont il est attendu qu’elles feront demain
se lever les orages désirés des
affrontements entre prétendus ’’Français
de souche’’[6] et supposés figurants d’un ‘’Grand remplacement’’.
Ainsi, encore, la violence qui pénètre les contestations
sociales, mue par la rage de ceux qu’un plan social ou une délocalisation, sans
autre raison l’un et l’autre que la soif
inextinguible de l’or (et de l’or boursier en l’espèce), destine à tomber
dans le chômage, et à y tomber au surplus à un âge qui leur interdit d’espérer
en sortir jamais. Des exceptions, sans doute, à ce stade - on pensera à ces
ouvriers qui menacent de faire sauter leur usine en voie de fermeture ou de
répandre les polluants que celle-ci renferme. Mais l’alignement sur les normes
ultralibérales qu’opère la France, et qui mène la précarisation et le dumping social au degré où leur
interaction deviendra insoutenable, annonce
l’élévation de cette violence sociale à un seuil à partir duquel sa propagation
se fera explosive.
Bien d’autres illustrations de la violence civile sont d’ores et déjà
opérantes - dont celles qui s’alignent
sur une continuité historique, telles les jacqueries paysannes contemporaines
qui se sont enchaînées depuis les années soixante, ou récemment les ‘’Bonnets Rouges’’ bretons soulevés
contre l’écotaxe. Des expressions nouvelles en apparaîtront encore, et ce
pourront être des déchaînements incontrôlables brusquement surgis des formes de
contestations qu’on a laissé se banaliser – tels les blocages du trafic routier
ou ferroviaire qui prennent en otage, aux péages d’autoroutes, sur les
dessertes des grandes villes ou sur le tracé d’une ligne à grande vitesse, un
public étranger aux conflits dont ils sont la cause.
Demeure que la violence civile,
la part étant de nouveau faite à la multiplicité de ses combinaisons possibles,
appartient au champ de l’imprévisible.
C’est là son caractère le plus habituel - et, d’abord, parce que causes
immédiates et plus lointaines qui s’y mêlent ne se laissent appréhender, au
mieux, qu’après, ou bien après, qu’elle se sera produite.
Sans remonter jusqu’à notre Révolution, évènement exemplaire de cette
imprévisibilité, qui aurait pu imaginer - se fût-il préparé à la défaite de
1870-1871 devant les Prussiens - que la Commune de Paris serait le
prolongement immédiat de la consommation de cette défaite ? Qui aurait pu
s’attendre en 1936 à la propagation des grèves avec occupations d’usines (attentat inouï pour l’époque contre le
droit de propriété), spontanément déclenchées aussitôt après la victoire
électorale du Front Populaire ? Qui aurait pu tirer du constat dressé par
le journaliste le plus lucide (ou le plus inspiré) d’alors, par l’énonciation de son « la France s’ennuie », que les ‘’évènements’’
de mai 1968 allaient, sous quelques
semaines et en un mois, presque tout emporter des fondamentaux de l’ordre moral
en vigueur et provoquer une conflagration sociale d’une ampleur
historique ?
Des
précédents qui recouvrent les deux types de violence, réunies
par ce qui les identifie à un soulèvement de caractère insurrectionnel, dont une société rongée de l’intérieur
comme l’est la nôtre, rassemble tous les risques d’être assaillie – se
refuserait-elle à le concevoir pour ne pas avoir à se remettre en cause.
Pour les
deux derniers exemples qu’on a cités, le type d’une violence résolument dirigée contre
le système en place et capable de le subvertir, mais sans comptabilisation de
pertes de vies humaine à son terme. Et
pour le premier de ces exemples, le type d’une violence encore plus résolue
dans sa motivation et se heurtant à une détermination conservatrice tout autant
acharnée : deux forces produisant ainsi un choc d’énergies et de visées
contraires que son intensité, et le cas échéant sa durée, rangent dans les
convulsions internes vouées à être meurtrières ; des convulsions qui se différencient entre plus et moins
sanglantes, mais toutes l’étant au point de marquer l’histoire.
Imprévisible dans son moment, la
violence civile, offre en revanche - on l’a dit - quelques hypothèses quant aux
origines et aux contours de son déploiement. C’est plus particulièrement le
cas lorsqu’elle s’envisage sous sa forme extrême où elle s’identifie à la
guerre civile ou tend à se confondre avec celle-ci : ces hypothèses cernent alors des éruptions dont
la puissance même agit comme un réducteur d’incertitude, en privilégiant des
scenarii ajustés aux causes et aux développements les plus vraisemblables d’une
explosion sociétale.
On retiendra trois de ces scenarii. En ce que leur écriture est déjà
bien engagée à travers les conflictualités qui minent la nation.
Mais sans a priori laisser départager entre les probabilités d’une
éruption qui d’emblée impacterait l’ensemble de celle-ci, et celles d’épisodes progressifs
et extensifs qui, au départ, impliqueraient une catégorie ou un territoire
particuliers – autrement dit, sans trancher entre l’occurrence d’un embrasement
brutal et général versus celle de
flambées soudaines et gagnant suffisamment vite pour que l’incendie s’étende et
se généralise (les hypothèses prises en
compte penchent toutefois davantage vers la seconde branche de l’alternative).
Le premier de ces scenarii est celui d’une déferlante de
violence qui tirerait sa source des relégations territoriales.
Que ce soit - première éventualité qui vient bien sûr à l’esprit - sous
la forme d’une irrésistible progression de la montée en puissance du djihadisme
pour qui ces relégations, de par ‘’la place de choix’’ que la population de
confession musulmane s’y voit réservée, constituent un vivier d’adhésions et de
recrutements. Une montée en puissance accélérée et caractérisée par
l’accroissement du nombre des recrues du terrorisme et, corrélativement, de la
fréquence et de la gravité des attentats.
Ou sous
celle d’une multiplication des violences urbaines,
celles-ci en venant à atteindre le stade de phénomènes extrêmes sur le type des
‘’émeutes raciales’’ des villes nord-américaines - ou sur celui des
soulèvements des townships de
l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. C'est-à-dire à se transformer en des
reproductions de ces mouvements insurrectionnels par lesquels les ghettos
finissent toujours par exprimer tout ce que l’exclusion et la ségrégation dans
lesquelles sont enfermés leurs habitants, tout ce que les discriminations et
les humiliations qui les visent, possèdent d’intrinsèquement insupportables.
Par le
passage à une phase où les combats de rues, au plein sens de cette figuration,
prédominent désormais. A la délinquance devenue mode courant d’existence
et cadre ordinaire de celle-ci, à des formes de criminalité spécifiques et
approximativement contenues, et aux affrontements répétés avec les
représentants de l’ordre – les agressions ciblées, les lancers de cocktails Molotov et autres jets de
projectiles susceptibles de tuer ayant déjà remplacé les échanges et d’injures
et de coups -, on voit ainsi s’ajouter l’apparition d’une belligérance du
ghetto à l’endroit de ce tout qui l’entoure : des populations et des
autorités appréhendées comme ennemies, les secondes pour les codes et normes
qu’elles ont édictés, et toutes deux ensemble pour les valeurs de société
auxquelles elles veulent le ranger.
Une
belligérance si déclarée et si sûre d’elle-même qu’elle recoure soudain, et
massivement, aux armes à feu – un recours que l’Etat ne diffèrera pour sa part que
le temps de prendre la mesure de la participation massive qui soutient
l’insurrection armée et de l’extension de celle-ci.
Une extrémisation qui n’est pas nécessairement encore au niveau de la
guerre civile. Pour qu’on y vienne, le
processus doit très probablement inclure la formation d’un mouvement de
réaction, également armé, venu des cercles qui recrutent au nom de
l’identitarisme radical – et notamment
de leur courant qui se réclame le plus frénétiquement de ‘’racines
chrétiennes’’ fantasmées. Ou issu
d’un conglomérat d’ultracismes toujours fascinés par l’ordre à tout prix et
ayant en commun, pour ressort principal et sur fond de différencialisme ethnicisé,
la haine de l’islam et des musulmans. Une mobilisation qui se dirigerait
aussi spontanément, et qui recueillerait autant de soutien, si elle s’opérait
en réponse à une multiplication insoutenable des attentats, dès lors que
l’atrocité de ces derniers aurait fait sauter dans les têtes le barrage légal
de l’interdiction du recours privé à la force, que si elle allait à
l’affrontement direct sur le terrain de guérillas urbaines ayant provoqué
l’effroi à force de morts, de destructions, d’incendies volontaires et de
pillages.
On aurait bien là, dans une violence armée confrontant émeutiers, forces
de la sécurité publique et milices de volontaires, la réunion de facteurs
identifiant l’entrée dans une situation de guerre civile. Et si, à partir d’un
foyer d’abord localisé, la contagion – très probable (immédiate ou très rapide)
- de cette violence en multipliait les explosions et les étendait à l’ensemble
des ‘’zones sensibles’’, en
inscrivant au surplus, à l’intérieur de celles-ci, les combats de rue dans une
durée prolongée, le pays découvrirait la
réalité d’une guerre civile engagée sur son territoire.
Qui peut douter que la majorité de l’opinion appellerait alors à une
répression sans frein, à l’anéantissement des fauteurs d’émeutes ? Quelle
que soit la certitude de voir l’ordre rétabli au prix d’un bain de sang.
Auquel, en toute vraisemblance, les miliciens combattants contribueraient en
proportion de la fureur idéologique, de l’esprit de croisade, ou des pulsions
racistes qui les auraient conduits à s’engager dans la ‘’bataille des quartiers’’.
Le deuxième des scenarii part du schéma plus classique de la violence générée par un conflit
social. Mais tant pour le niveau de cette violence que pour les traits du
conflit, la dimension qu’il projette est également celle d’un séisme
sociétal.
Ce scénario ne se différencie du précédent ni pour la soudaineté de
l’éruption de la violence, ni par les développements qu’imprimeraient à
celle-ci son extension géographique, ni dans les manifestations par lesquelles
elle affirmerait un changement d’échelle et de nature, avec en tout premier
plan l’entrée en lice d’acteurs imprévus – ceux, comme on vient de le voir,
dont l’implication directe dans l’évènement fait qu’on n’est plus dans le
couple insurrection-répression, mais dans une configuration tripartite avec la
participation aux affrontement, en sus de l’Etat, de deux camps civils
également armés, et par conséquent dans l’aperçu d’une guerre civile.
Ce qu’il a en propre tient en son point et lieu de déclenchement : une spoliation exemplaire et insoutenable
causée au monde du travail à partir d’une extrémisation de l’avidité de
profits et de la prédation spéculative de l’économique. A titre d’exemple, ce
serait une entreprise de pointe qui se délocalise pour obéir aux logiques
absolutistes qui dictent l’impératif du moins
disant salarial et social, ou qui tombe dans les filets d’un rachat ou
autre fusion-acquisition opérée par un groupe multinational ou un fonds
d’investissements financiarisé.
Et des
salariés qui érigent le ou les sites menacés en bastion de leur résistance, en
fortification de leur colère face au mépris absolu que le monde de l’argent
leur réserve. Des salariés soutenus par une grand partie de
l’opinion, peut-être aussi outrée par le non sens économique que représente la
disparition d’une entreprise compétitive (si ce n’est emblématique d’une
modernité et d’un savoir-faire national), que par le dénombrement des pertes
d’emploi irrémédiables que ce non sens entraîne. Et soutenus, de la façon la
plus active et engagée, par l’internationale de la mouvance qui est en pointe
dans la contestation des gouvernances ultralibérales et de la
mondialisation : un appui concrétisé par l’afflux de militants parmi les
plus radicaux, dont ceux qui sont entrés
dans les modes de violence pratiqués au sein de cette mouvance.
De quoi
transformer les emprises occupées en un camp retranché, du genre de celui qui a
vu le jour sur les terrains disputés au projet de Notre-Dame des Landes. Et que
l’Etat, cédant aux mises en demeure qui lui intiment d’activer le retour à
l’ordre, telles qu’elles émanent invariablement, dans un contexte semblable,
des ‘’Versaillais’’ du moment, engage la reconquête par la force du territoire
dont la rébellion sociale s’est assurée le contrôle, l’intervention qui en résultera a absolument tout pour produire une
confrontation armée du même type que celle qu’on a envisagée dans le cas des
banlieues-ghettos.
Y compris – et au moins dès lors que cette confrontation acquiert le
caractère de fait social nouveau et exemplaire qui lui est promis- en incluant
l’engagement de modernes ‘’gardes nationaux’’ auto institués qui, possédés par
l’exécration des ‘’rouges’’ et par
une furie de conservation de l’ordre social qui répond de leurs biens et
privilèges, viendront d’eux-mêmes, comme ils l’ont fait dans à peu près chaque
occurrence de cette nature, prêter main forte aux moyens publics de
répression.
Du degré de fureur, voire de férocité, auquel s’élève alors la
confrontation, dépend que celle-ci soit l’étincelle
d’un embrasement général. La propagation s’activant d’une entreprise menacée à
une entreprise déjà en cessation d’activité, d’un bassin d’emploi à un autre,
d’un secteur économique à un corps d’activité ou de métiers en son entier. Et,
au minimum, à l’allure qu’ont connue naguère les développements de la composante
sociale des événements de mai 1968 – mais,
cette fois, sous la forme d’explosions de violence meurtrières, et aboutissant
à une éruption sociétale qui libère une puissance de destruction insusceptible
de décrue ni de répit.
Le troisième des scenarii chemine par les mêmes épisodes que le deuxième : fortification d’une contestation et de son ancrage,
agrégation de soutiens s’affirmant de plus en plus radicaux, intervention
répressive de l’Etat au nom de l’ordre public,
cristallisation aux côtés de ce dernier d’un phénomène milicien et
réactionnaire, passage de chaque camp à la violence armée …
Mais il envisage, pour faire prendre son élan – et un élan irrésistible
– à une déferlante de violence, des
causes et des motifs qui viennent moins spontanément à l’esprit que ceux qu’on
a pris en compte jusqu’ici. Dont on n’attendrait pas, ou fort peu, que les
développements provoquent un séisme insurrectionnel et l’éclatement d’une
guerre civile ou l’apparition des contours de son paysage.
De ces genèses moins pourvues (ou dépourvues) de précédents, et de leurs
déploiements moins imaginables, on ne fera que dresser un énoncé de trois probabilités, ou au moins de trois possibilités.
Trois possibilités, donc, qui, en l’état présent des choses, paraissent,
dans leur registre, les plus raisonnablement associées aux fragilités, aux
menaces et à nos incertitudes touchant à l’avenir de la nation.
Les conflictualités, les antagonismes et les déchirements qui défont le
pays suggèrent ainsi la possibilité que
d’un événement ou d’une situation hors norme, puisse surgir une confrontation
armée engageant en son entier la fraction de la société qui, d’un bord ou
d’un autre, demeure mobilisée sur le collectif, et d’autres fractions qui
soudain le redeviendraient. Ce ‘’hors norme’’ signifiant
bien que sur les sujets qu’on va considérer, l’émotion populaire a jusqu’ici
été contenue, et n’a duré qu’autant que les médias y avaient intérêt en termes
de vente de papier, d’audience radiophonique ou télévisuelle, ou de nombre de
connexions numériques - un autre sujet venant au reste bientôt confisquer
l’attention générale. Et que ce sont bien l’enragement des séparatismes de
toutes sortes et les colères intenses, mais encore sourdes, courant à travers
une société crevassée d’inégalités et réduite à se mal aimer, qui sur les mêmes
types de sujets, et sur le point de départ d’un brutal changement sur l’échelle
de gravité, seront à même de se libérer et de faire d’un coup passer d’une
agitation ordinairement brève et ponctuelle à l’hyper violence d’une
confrontation civile. Une confrontation possédant les caractères de ces
accidents de l’histoire qui emportent tout avec eux.
Première examinée dans ce triptyque, une possibilité venue d’un scandale
sanitaire ou écologique (étant admis par hypothèse que ce scandale, de
par son ampleur et ses impacts, submergerait le niveau de la résignation, ou de
la désinformation, ayant largement abrité ceux qui l’auront précédé). Crise sanitaire exceptionnelle et suscitant une indignation publique du même degré
- une indignation extrême en proportion du nombre des victimes conséquentes et
de l’inexcusabilité des fautes auxquelles celles-ci seront dues ; atteinte environnementale dont la gravité hors du commun, les
conséquences irréparables (ou très lointainement et très faiblement
réparables), et les circonstances dans lesquelles elle aura été perpétrée,
enclencheront une réaction de fureur étendue très au-delà des milieux
écologistes ; ou encore, pour envisager le cas de figure le plus dramatique,
catastrophe nucléaire ou accident
nucléaire bien davantage que ‘’majeur’’, où la responsabilité engagée –
publique et/ou privée - serait à ce point accablante qu’un soulèvement de
colère collective et sans bornes y réagirait.
Une deuxième possibilité se relie à une conflagration sociétale sur le
terrain de l’égalité devant les contributions publiques.
Conflagration rendue explosive par une communication au public, additionnelle
aux révélations antérieurement produites, de l’énormité de la spoliation subie
par la République – dans des ordres de grandeur qui passeraient de dizaines de
milliards d’euros à un quantum exprimé à la hauteur de la centaine de milliards
– sous l’effet de la trinité frauduleuse dissimulation-évasion-‘’optimisation’’.
Un chiffrage qui ferait choc parmi les citoyens, en sur-affichant l’inégalité
foncière de leur système fiscal et, par voie de conséquence, de leur système
social - une inégalité si outrancière, et procédant de privilèges de tous
ordres si outrageusement cumulés (quand ils ne sont pas par surcroît
dissimulés), qu’elle dégrade et, plus encore, dénature la démocratie qu’on
prétend leur avoir apportée, dont on a le front de leur vanter les bienfaits ou
de leur promettre de veiller sur les principes. Tout porte à concevoir que la révélation, à son exact niveau, du
montant de la spoliation fiscale réalisée par les plus riches, et la mise en
lumière de la part qui revient à cette spoliation dans la valorisation d’un
modèle sociétal dont l’inégalité est le ressort et qui se voue à creuser toujours plus profondément les écarts de
revenus et de conditions, réuniraient des traits constitutifs pour un schéma
d’éclatement du lien social. Et, partant, pour une disqualification violente de
l’état de droit et du régime politique qui avaient respectivement vocation et
mission de garantir ce lien.
La troisième possibilité cible des mouvements spontanés de rébellion
ouverte contre un Etat républicain dont tel territoire, ou telle catégorie, décréteraient vis-à-vis
d’eux-mêmes que les renoncements et les retraits leur sont devenus
insupportables. Des mouvements et, à leur base, des initiatives,
qui posséderaient d’emblée une nature révolutionnaire en ce qu’ils
exprimeraient rien moins qu’une délégitimation populaire du pouvoir étatique en
place.
Ainsi en
irait-il de toute grève de l’impôt qui,
renouant avec la récurrence du soulèvement fiscal et de la résistance à l’impôt
sous l’Ancien Régime, privilégierait dans
cette insubordination populaire la contestation, par le territoire ou la
catégorie en cause, de l’utilisation de l’argent public en protestant du
délaissement dans lequel cette utilisation les tiendrait.
Qu’on songe à cet égard (pour saisir le mode probablement le plus
démonstratif de réponse aux manquements imputables à l’Etat central), à la répercussion nationale qu’aurait une
grève généralisé de l’impôt dans la France de la ruralité, cette partie du
territoire et de la république qui ne cesse de se voir davantage dépouillée de
ses tribunaux, de ses hôpitaux et de ses services administratifs ou sociaux –
comme elle est parallèlement privée de commerces et d’activités de proximité.
Et à la signification insurrectionnelle que cette grève revêtirait vis-à-vis
d’institutions publiques qui ont relégué les populations concernées, en
ajoutant au déclin économique auquel
elles sont abandonnées, un reflux continu de l’Etat et l’éloignement des
services publics. Dans la forme de contestation qu’elle déploierait, et pour ce
qui regarde les disparités territoriales, cette
rébellion donnerait au reste du pays de quoi prendre conscience et mesure de
l’impasse dans laquelle la nation est entrée. Et le défi qu’elle
lancerait à l’autorité publique, sa puissance d’interpellation et de
dénonciation, laissent peu de doute sur la capacité qu’elle aurait à rejoindre,
face à des gouvernants sourds à ses revendications, les traits des révolutions
que la France a connues.
Au demeurant, une généralisation
des grèves de ce type n’est pas à exclure. Dans la mesure où en l’état de
la France d’aujourd’hui, le franchissement d’un
pas de trop dans tel aspect de la maltraitance sociétale vécue par les
classes modestes ou moyennes - si cette aggravation supplémentaire des
conditions de vie est ressentie comme celle à partir de laquelle l’inacceptable
ou l’insoutenable sont atteints - peut suffire pour qu’elles se déclenchent : grève du paiement des soins dans les
hôpitaux, en réplique à une réduction des prises en charge par l’assurance
maladie ; grève du règlement des
titres de transport, en réponse à un surcroît de dégradation du service
ferroviaire ou des transports publics urbains ; grève du paiement des loyers sanctionnant d’un coup une évolution à
la hausse de leurs montants et une difficulté de plus en plus aigüe à trouver
un logement …
Autant de
formes, parmi de multiples autres, de désobéissance civile qui, dès lors
qu’elles se font massives, dessinent la perspective d’une subversion radicale
touchant aux fondations mêmes des modes de gouvernance et du système
économique.
Une impasse de la nation ?
Au terme de l’analyse que, pas à pas, on a suivie, en considérant les
constats qu’on a dressés et les projections sur l’avenir qu’on a tentés, ou
esquissés, et les probabilités les plus sombres auxquelles on s’est arrêté, le
présent texte est-il bien titré par : « Impasse de la nation » ?
Face à la
décomposition que connaît un corps social attaqué par des séparatismes de
toutes sortes, traversé par des inégalités aussi insoutenables
que toxiques dont les profiteurs se regardent comme désormais invincibles, et
distendu par toutes les exclusions et les relégations qui sont à l’œuvre et qui
agissent comme autant de dénis de citoyenneté, de radiations censitaires des
processus démocratiques et d’expatriations dans l’abstention ou l’empêchement
civiques, peut-on seulement évoquer une
‘’impasse’’ ?
La même
question interroge les peurs, les rejets et les haines que sur fond de regain des fanatismes
confessionnels et du nationalisme intégral - quand ce n’est pas en se réclamant
d’un racisme assumé -, les
identitarismes, et les revendications qu’ils projettent, suscitent et excitent
tour à tour pour démanteler le pacte républicain et détruire les principes dont
ce dernier s’est formé. La laïcité, condition de la pérennité de ce pacte
et des droits et libertés qu’il a instaurés, étant la première cible des
crispations de type communautaire que les fondamentalismes religieux, ou
ethnicistes, et les maniaques de l’exhumation de ‘’racines’’ électives et
ségrégationnistes dirigent contre la nation. Contre l’idée de la nation qui
depuis son invention en 1789, fait de
celle-ci la seule communauté que saurait compter la France.
Derrière ces interrogations (et celles qui les rejoignent), c’est en fait tout une somme de questions
qui, au premier chef, interpellent l’Etat républicain. Sans qu’on puisse
attendre de sa part qu’il s’attaque plus qu’il ne l’a fait jusqu’ici à la
fragmentation du corps social et aux fracturations de la société, et qu’il
inverse ses politiques qui mènent aux rétractions du socle solidaire de la
nation - i.e. de l’ensemble des
solidarités sans lesquelles il n’est pas de nation, et qu’une nation a vocation
à fortifier et à étendre.
Parce que
cet Etat a trop abandonné de ses prérogatives à la moderne féodalité
transnationale de l’argent. Parce qu’il n’est plus en capacité de moyens ni de
volonté politique pour faire prévaloir le Bien commun des citoyens contre un
ordre mondialisé qui a tout configuré sur l’empire universel de la concurrence,
qui ramène tout à une guerre planétaire de compétitivité dont le tout petit
nombre des vrais gagnants tire des profits toujours plus démesurés : un
faux semblant de darwinisme économique où les moins mal lotis sortent tout
juste la tête hors de l’eau, et où les piétailles sont soit astreintes à une
précarité systémique et à l’alignement sur le moins disant social, soit exclues
par le chômage de l’activité productrice en tant que maillons faibles de la
productivité ou en tant que main d’œuvre en surnombre – une double et
invalidation qui les frappe au surplus de façon hyper expansive en ce qu’ils
sont par définition non concurrentiels face à un appareil numérique et
robotique qui, à quelques niches peu enviables près, couvre irrésistiblement le
champ de l’emploi estimé rentable.
Et parce
que le dépérissement auquel il a consenti est moins fait de la reconnaissance
d’une force supérieure de cette féodalité de l’argent, que de sa conversion à la religion du marché.
Une conversion moins rapide sans doute que celle dans laquelle s’est jetée
l’opinion qui se veut élitaire et à la même mesure ‘’éclairée’’, moins rapide
surtout que celle opérée par les autres pays de l’UE. Mais une conversion qui
après parcouru des étapes encore un peu marquées de circonspection - par
crainte d’un rejet social trop massif - épouse aujourd’hui le zèle du
néophyte en comptant rattraper le temps perdu dans l’alignement sur les
fondamentaux de la pensée néolibérale.
Une religion du marché dont pour nous, européens, le siège apostolique
réside dans les instances de l’Union ; des instances dont les niveaux
exécutifs et de contrôle agissent comme des gardiens du dogme – au point que
l’image d’une congrégation pour la
doctrine de la Foi libérale vient
immanquablement à l’esprit …
La
dogmatique en cause, et les commandements qui en procèdent, tiennent en fin de
compte en l’injonction de faire baisser la dépense publique. Pour que
les ressources de financement que l’Etat se voit interdire, ou s’interdit à
lui-même, de prélever soient rendues disponibles pour l’économie capitaliste,
pour une privatisation quasi intégrale de l’investissement – quelle que soit la
certitude qui s’attache aujourd’hui à la dévolution de cet investissement à un
court-termisme piloté par la finance.
L’Etat
républicain, voudrait-il reprendre la main vis-à-vis du rôle que lui assigne sa
fonction de protection du corps social, et partant vis-à-vis des enjeux
sociétaux qui conditionnent la pérennité de la nation, qu’il se trouverait
ainsi dépossédé de l’arsenal qui lui serait nécessaire :
subordination de la loi et du contrat
social que celle-ci est censée protéger à un corpus juridique ultralibéral,
compétences législatives et réglementaires perdues - celles dont dépend la
préservation d’un modèle social de solidarité -, ressources financières
contraintes autant qu’est restreinte la liberté d’engager celles-ci au service
de l’intérêt général … A croire que pour
être un bon élève de la classe européenne, il faut être premier au contrôle
continu sur le sujet du catéchisme de la marchandisation capitaliste et en
matière d’observance du primat absolu de
la concurrence.
Tout ceci étant pointé, il est difficile, sinon impossible, de concevoir
que la foi aveugle en la main
bienfaisante du marché et les choix politiques qui en résultent, laissent
une chance à un gouvernement républicain de prévenir l’implosion de la société
dont tant d’éléments concordants suggèrent qu’on se rapproche. Raison qui
paraît suffisante pour qu’on se range à l’idée que le titre de ce texte aurait
dû être « Mort de la nation ».
Mais puisque le dit texte est d’abord destiné à mon ami
Stanislas, et qu’il ne faut pas désespérer ses amis en affichant un pessimisme
absolu, - un pessimisme qu’après tout, pourrait contredire l’exemple de son
engagement personnel dans un métier qu’on choisit pour porter secours et
assistance, et jusque pour sauver les situations les plus désespérées, je nuancerai
d’un peu de confiance la formulation de mon titre.
Ce qui nous donnera (sachant qu’il restera à la République d’entrer en résistance contre
l’idéologie d’une puissance néo-féodale qui la dégrade et la mine, et de
s’attaquer à l’ensemble des autres raisons qui avaient pu justifier ma première
correction - pour les réduire avant de faire disparaître au moins les plus
redoutablement menaçantes) :
« La
mort possible mais évitable de la nation ».
Didier LEVY – 23 décembre 2017
[1]
‘’Sûreté’’
est le mot adopté par la Déclaration des Droits de 1789, celui que la
République a consacré – ‘’sécurité’’
(sans préciser à quel objet elle se rapporte) appartient à la terminologie des
régimes totalitaires ou dictatoriaux (cf. la Securitate de la Roumanie de Ceausescu).
[2]
La redistribution ne s’opposant pas à la
récompense objective du risque et du mérite, mais visant à limiter les écarts
de revenus en deçà du niveau où
l’inégalité des conditions vide de sens l’égalité des droits garantis aux
citoyens.
[3] Dans un ordre
d’idées très voisin, la chute de la IV ème république achève de solder les
répercussions morales de la guerre perdue d’Indochine – guerre engagée et
poursuivie sur un fond composite d’aveuglements - et du désastre militaire de
Dien Bien Phu qui y mit un terme. Et le moment de sa survenue associe
l’événementiel d’une émeute algéroise et le sentiment public que la lutte menée
depuis 1954 contre la rébellion en Algérie tourne au conflit sans issue.
[4] Une période s’étendant sur trois siècles dans son
décompte le plus resserré (Xème - XIIIème siècles) - soit celui de la durée
pendant laquelle l’abaissement de la Couronne face aux pouvoirs confisqués par
les seigneuries de différents niveaux a été le plus profondément marqué. La
réparation de cet abaissement prendra ensuite au bas mot deux siècles (encore
que la prééminence de l’autorité royale devra attendre le XVIIème siècle et
l’avènement de la monarchie administrative louis-quatorzienne pour être
pleinement établie et indiscutée).
[5] Impératif assigné au capitalisme français, il y déjà
de l’ordre d’une dizaine d’années, par la ‘’tête pensante’’ d’alors du
patronat. Un impératif qui est assez régulièrement rappelé par les
éditorialistes ou chroniqueurs les plus foncièrement réactionnaires.
[6] Ne sauraient,
après tout, prétendre sans conteste à la qualification de ’’Français
de souche’’ que nos seuls compatriotes qui se trouveraient détenteurs de quelque
gène néanderthalien, par un très lointain et très résiduel héritage des unions
qui semblent bien avoir eu lieu entre la population humaine de souche en Europe et les Sapiens venus ensuite se substituer à
celle-ci.
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