Pages vues le mois dernier

dimanche 1 janvier 2012

LA REPUBLIQUE, LA PROSTATE ET LE PRESIDENT.

2012-01-01



LA REPUBLIQUE, LA PROSTATE ET LE PRESIDENT.



On prête à Georges Clemenceau d’avoir affirmé qu’il y avait deux organes inutiles : la prostate et le Président de la République.

Pour le premier, assurément, l’affirmation est physiologiquement inexacte.

Celle qui visait le Président de la République prête, elle, à confusion.

On entend généralement qu’elle se fonde sur la faiblesse, voire l’inexistence, des pouvoirs exercés par les présidents de la III ème République.

Or, loin d’être cantonnés à « l’inauguration des chrysanthèmes et (puis) du salon de l’Auto », les Présidents de la République d’alors non seulement disposaient d’une capacité d’influence bien réelle dans le jeu politique intérieur - on n’accédait pas facilement à la direction d’un ministère contre leur antipathie, et les exemples abondent à cet égard à commencer par celui de Léon Gambetta - mais la constitution et la pratique leur réservaient un rôle majeur dans la définition et la conduite de la politique étrangère.

Félix Faure est ainsi inséparable de l’alliance franco-russe, comme Emile Loubet l’est de l’Entente cordiale avec le Royaume-Uni. Si Raymond Poincaré n’avait pas été élu à la présidence de la République en 1913, la France n’aurait pas été aussi fatalement entraînée dans le suicide collectif des Etats européens à l’été 1914, n’aurait pas autant regardé la guerre avec l’Allemagne comme inévitable et prochaine et n’aurait pas tant contribué à l’explosion du conflit continental.

« Laissons ceci, messieurs, c’est l’affaire de monsieur le Président de la République et de monsieur le ministre des affaires étrangères » disait Emile Combes à ses collègues à la fin des conseils des ministres lorsque l’ordre du jour ne comportait plus que les questions diplomatiques.

Les présidents de la III ème République n’y seront supplantés par le président du Conseil qu’après la première guerre mondiale, la charnière se situant au moment de la négociation du Traité de Versailles … assumée par Georges Clemenceau.

Inutile, le Président de la République l’est à un tout autre titre qui confère au jugement de l’orateur radical une exigeante actualité.


Un Président  inutile … car irresponsable.

Nonobstant les changements de constitutions survenus en France en quelques 130 ans, et la modification, il y a peu, de la durée du mandat présidentiel, la nature de la fonction du Président de la République est restée celle qui a été établie le 20 novembre 1873 par le vote, au bénéfice du maréchal de Mac-Mahon, de la loi du Septennat.

Par cette loi, à un ‘’chef du pouvoir exécutif de la République française’’, titre donné à Thiers par l’Assemblée nationale en février 1871 (et auquel la vanité de l’intéressé fit substituer, dès le 31 août, celui de ‘’Président de la République’’), responsable devant l’Assemblée - laquelle, après avoir limité en son sein le droit de parole du Président à la lecture d’un message (déjà!) le 13 mars 1873, censura Thiers le 24 mai suivant - se substituait un chef de l’Etat assuré de protection d’un mandat à durée déterminée.


Le passage opéré par la loi du Septennat d’un régime de responsabilité à un statut d’irresponsabilité - d’inviolabilité pour se référer au caractère essentiel qui est reconnu à la personne royale dans les monarchies constitutionnelles - modifiait la nature de la fonction présidentielle dont elle révoquait le caractère initialement républicain et, partant, altérait l’équilibre des institutions provisoires de la République.

Là était bien l’intention de la majorité conservatrice de 1873. Ce sera plus encore celle des monarchistes éclairés qui vont apporter leurs voix décisives à l’adoption des lois constitutionnelles de 1875, entraînés par l’un des leurs qui les appelle à approuver une « constitution monarchique sans le Roi », et donc à attendre dans ce cadre institutionnel en tous points conforme aux conceptions orléanistes que le rappel à Dieu du comte de Chambord permette de proposer aux Français un prétendant plus présentable.


Un Président  irresponsable … donc monarchique.

Telle qu’elle est fondée en 1873 et 1875, telle qu’elle sera reprise avec quelques diminutions dans la Constitution de 1946, la fonction de Président de la République est bien, de par le statut d’irresponsabilité qui lui est attaché, d’essence monarchique ; quelques héritages symboliques de la royauté qui font retour à son titulaire en attestent d’ailleurs, comme le droit de grâce ou l’accréditation auprès de lui des ambassadeurs.

La Constitution de la Vème ne fait pas que confirmer la nature monarchique de sa première magistrature (et en y adjoignant la composante plébiscitaire du referendum que les successeurs du général de Gaulle se sont bien gardés de maintenir active) ; la lettre et l’esprit de ses textes fondateurs, le discours qui la légitime depuis cinq décennies et les pratiques politiques qu’elle a produites donnent au caractère monarchique de la fonction présidentielle une traduction politique d’une étendue que le succès électoral des républicains après le Seize Mai 1877 avait évitée à la III ème République

La comparaison des philosophies institutionnelles de 1875 et de 1958 établit la proximité des vues du général de Gaulle avec l’inspiration orléaniste présente chez les constituants de 1875 ; sur au moins trois points essentiels, la similitude des inspirations et de la construction constitutionnelle s’impose : un Président de la République en charge du pouvoir exécutif, qui notamment « négocie et ratifie les traités » (on fait ici retour, mot pour mot, à la formulation de 1875), qui dispose du droit de dissolution et auquel revient la nomination du gouvernement - qui est, lui, solidairement responsable devant la représentation nationale.

La conception monarchiste de l’organisation des pouvoirs, arrêtée dans le cours de l’Histoire au temps de l’espérance politique du duc de Broglie et du courant orléaniste, est au cœur de la Constitution de la V ème République, avec pour seule différence que la monarchie constitutionnelle sous laquelle nous vivons depuis 1958 est élective et non plus héréditaire.

La mise en œuvre des institutions de 1958 reproduira donc le dilemme consubstantiel au système orléaniste ; et comme sous la Monarchie de Juillet, ce dilemme, hors cohabitations, sera tranché - parce que le Général de Gaulle se réfèrera constamment à la constitution qu’il avait en tête sans s’embarrasser des amendements que les travaux préparatoires de l’été 1958 avaient apportés à son dessein et inscrits dans la Loi fondamentale - non dans le sens parlementaire (« Le Roi règne mais ne gouverne pas ») mais bien entièrement en faveur du monarque (« le Trône n’est pas un siège vide »).

S’il y a fallu du temps, plus grand monde ne conteste aujourd’hui le caractère monarchique de la V ème République. Mais les deux  républiques qui l’ont précédée portaient elles aussi ce caractère en ce qu’elles ont maintenu, en la personne d’un Président de la République, un substitut au roi constitutionnel et l’appareillage arbitral d’une monarchie parlementaire.

Tout devrait certes opposer les deux régimes successifs qui, sur près de 80 ans, virent respectivement la République subir la confusion des pouvoirs au profit des assemblées et l’Etat ‘’fort’’ accomplir sa restauration après 1958. Mais les trois républiques ont en commun de comporter avec la présidence de la République, et malgré les différences qu’établissent entre elles les pouvoirs qu’elles attribuent au titulaire de celle-ci, une fonction qui, dans son esprit, et de par le statut d’irresponsabilité qui lui est reconnue, est intrinsèquement contraire à l’idée républicaine - et donc par définition ‘’inutile’’ à la République.


L’idée républicaine contre l’esprit des institutions.

L’affirmation selon laquelle contraire la fonction du Président de la République est contraire à l’idée républicaine ne manquera pas de surprendre tant l’institution présidentielle est ancienne et ancrée dans notre vie publique.

Et plus encore après cinq décennies pendant lesquelles une si vaste majorité de juristes, d’essayistes ou de chroniqueurs n’a cessé de donner de ‘’l’esprit des institutions de la Vème République’’ l’exégèse admirative propre à soutenir l’apologie d’un modèle d’organisation politique présenté aux Français comme historiquement et politiquement indépassable - quand bien même le dit esprit des institutions n’était invoqué et glorifié par les gouvernants et les partisans du régime de 1958 que pour légitimer une méconnaissance permanente de dispositions essentielles de la Loi fondamentale (et en premier lieu le bornage des compétences entre le Président et le Premier ministre).

S’il y a un ’’esprit des institutions’’, celui-ci s’inscrit dans la continuité d’une représentation de l’autorité et de la majesté du pouvoir le plus élevé de l’Etat qui fut constitutive de la monarchie française : à sa fondation laïque près, il procède en effet dans le temps présent de la même idée de l’élévation et de la prééminence qui doivent accompagner la première magistrature que celle dont la royauté capétienne, aidée de ses légistes, a soutenu et magnifié sa légitimité et par laquelle elle a, règne après règne, étendu sa souveraineté sur ses provinces et façonné l’esprit de ses sujets.

Cette continuité épouse l’enchaînement des réécritures modernes du système monarchique - par les Bonaparte et par la branche d’Orléans au XIX ème siècle, puis par la Restauration gaulliste de 1958. Et elle le fait si bien que lorsque le siècle passé s’est achevé, si la République et sa devise s’affichaient sur les monuments publics ou sur les documents officiels, la France s’était ancrée dans la plus large adhésion à un mode de gouvernement qui est le legs des monarchies successives.

Or cet ancrage se trouve aujourd’hui fragilisé : d’abord parce que la construction gaullienne de la fonction présidentielle a mal résisté au passage au quinquennat qui la dépouille de la part de l’onction monarchique qu’elle tenait de la durée précédente du mandat.

Ensuite sous l’effet des dérèglements qui après 2007 ont affecté l’exercice de la fonction présidentielle, dérèglements dont le passage au quinquennat induisait d’ailleurs le risque d’une tentation plus forte dans la mesure au moins où l’intensité de celle-ci allait avoir à s’exprimer dans un temps plus court. Il en est sorti ceci de salutaire que la nature, la vocation et donc les limites de la fonction présidentielle sont devenues des sujets d’interrogation partagés.

Appartient-il en effet au Président de la République de s’occuper et de trancher de tout, convient-il qu’il fasse abdiquer toute pensée politique à des ministres obligés de citer la parole et le programme présidentiels dans chacune de leurs interventions, et trouve-t-on quelque avantage à ce que le chef de l’Etat, loin de garder la hauteur et de préserver le recul que le fondateur de la V ème République jugeait inséparables de cette charge, courre d’un dossier d’actualité à l’autre pour saturer les médias de sentences abruptes, d’annonces improvisées et  de décisions intenables ?


L’idée républicaine contre le ‘’modèle américain’’.

Paradoxalement, car leur mise en scène s’interprète aussi à travers la fascination de Nicolas Sarkozy pour les Etats-Unis, ces dérèglements confortent le courant des analystes pour qui les institutions de la V ème République, en quête d’une régulation de l’exécutif, doivent se fondre dans le modèle qu’offre le système américain.

Modèle qui, pour un républicain français, a ceci d’irrecevable que le cadre institutionnel que les Pères fondateurs de la Constitution des Etats-Unis ont inventé et configuré ne peut apparaître que pour ce qu’il a été à sa naissance et que pour ce qu’il est demeuré dans sa logique interne : un type nouveau et original de monarchie constitutionnelle élective[1].

Au reste, un rapprochement entre les deux monarchies constitutionnelles électives, l’américaine et la française, n’a de sens que si l’on souligne tout ce qui différencie radicalement leurs principes et leurs fonctionnements respectifs.

Les constituants américains ont conçu un système nourri des idées les plus avancées de leur temps en matière d’organisation de la vie publique et civile : outre le fédéralisme qu’imposaient la géographie physique et humaine des anciennes colonies britanniques, et pour lequel ils ont imaginé un dispositif qui s’est universellement imposé jusqu’à ce jour, ils ont doté leur jeune république d’une charte des libertés fondamentales protégeant les consciences, les droits et les biens des citoyens, instauré une séparation complète des pouvoirs qui assure l’indépendance du judiciaire, et fondé un régime représentatif et des institutions électives généralisées sur lesquels une démocratie politique, tenue par elle-même pour exemplaire, s’est édifiée.

La monarchie élective que constitue la V ème République n’admet que dans une dimension réduite et faiblement protectrice, voire ne fait seulement qu’esquisser ce qui forme le vaste dispositif de droits et de garanties procuré par le système américain à ses citoyens ; elle ne reconnaît ni pouvoir judiciaire ni véritable habeas corpus, et ignore les ‘’freins et contrepoids’’ sur lesquels repose la Constitution des Etats-Unis.

La succession qui s’est établie entre la monarchie accomplie des XVII ème et XVIII ème siècles, le césarisme bonapartiste et la conception gaullienne de l’Etat, a déterminé une permanence historique qui privilégie le pouvoir exécutif et sa personnalisation. Des guerres de Religion s’est légitimée l’idée de l’excellence et donc de la prééminence de l’autorité de l’Etat, représentation confirmée depuis à chacun de nos déchirements intérieurs et qui préside aussi bien à la reconstruction dans la mémoire collective d’une monarchie ‘’absolue’’ qu’à la formation de l’espace public par les Jacobins.

S’est ainsi enracinée, dans un entrelacement de conditionnements intellectuels et de reconstitutions mémorielles, et dans un tissu de références communément partagées par la classe politique et par la classe administrative, un somme de modes et de réflexes de pensée qui produisent une incompatibilité, à ce jour non surmontée, à toute forme de séparation effective des pouvoirs.

La même continuité historique a vu d’abord la monarchie capétienne construire l’Etat et sa propre légitimité dans le procès continu qui l’opposait à une surabondance de contre-pouvoirs (insubordination et révoltes des Grands, résistances des pays d’état, bornes et obstacles posées par d’innombrables  privilèges et franchises, oppositions et obstructions souvent insurmontables des parlements … ), et ensuite la Convention et la Montagne, la Terreur aidant, ‘’républicaniser’’ en forme de dogme l’unité et l’indivisibilité nationales :.ce passé nous lègue une incapacité conceptuelle à organiser l’équilibre des pouvoirs - la hantise du ‘’gouvernement des juges’’ en est l’une des expressions.

Etrangers à l’idée de la légitimité  et de la nécessité de la séparation des pouvoirs, inaptes à équilibrer ceux qu’ils mettaient en place, les régimes qui se sont succédé ont abouti, à travers les variantes institutionnelles qui caractérisent chacun d’eux et par le jeu des dialectiques qui les opposent, à construire une architecture de l’autorité  qui justifie qu’on rappelle ici la mise en garde formulée par Tocqueville qui voyait dans une transposition du système américain dans la France centralisée, la certitude d’une tyrannie « pire que celle des Bourbons ».


L’idée républicaine et la question de la dyarchie à la tête de l’Etat.

Est-ce à dire que la régulation de nos institutions, et d’abord de l’exécutif, passe par une lecture primo ministérielle de la Constitution de la V ème République ?

Assurément non, et en premier lieu si l’on considère les compétences conférées au Président de la République dans les institutions de 1958 - s’en tiendrait-on à l’interprétation la plus minimaliste de ses pouvoirs.

Les trois cohabitations ont démontré le caractère baroque - au sens ici d’extravagant - du partage constitutionnel des responsabilités à la tête de l’Etat entre, d’un côté, un Président qui a en charge la place et la sécurité de la France dans le monde, et qui a donc le rôle le plus éminent et le plus déterminant en politique étrangère, et qui en tant que chef des armées, commanderait seul le feu nucléaire et, de l’autre, un Gouvernement, dirigé par le Premier ministre, qui « détermine et conduit la politique de la Nation ».

Au surplus, et pour ce qui est du versant intérieur de la fonction présidentielle, l’élection du Président de la République au suffrage universel direct - sur laquelle il est plus qu’improbable qu’on puisse revenir - ne saurait s’accorder (du moins en France) à la désignation d’un arbitre au-dessus des partis.

Modifierait-on la constitution pour réduire les pouvoirs présidentiels à ceux strictement nécessaires à un arbitre, tant la nature de cette élection - qui lui attache un caractère inévitablement partisan -  que notre culture politique feront toujours regarder l’élu du vote des Français comme le chef naturel de l’exécutif.

Et pour envisager l’hypothèse d’école d’un rétablissement de la désignation du Président de la République par le Parlement, c’est à dire par la seule classe politique, la question de fond resterait bien de savoir si l’existence même d’un premier magistrat destiné à arbitrer le jeu politique et à veiller au bon fonctionnement des institutions est indispensable à la République. Et conforme à l’idéal républicain.

 La parenté de vocation institutionnelle entre le ‘’président-arbitre’’ - fût-il du type a priori le plus neutre qui est le sien dans les constitutions démocratiques italienne et allemande - et les rois et reines que l’Europe a conservés dans ses monarchies parlementaires - le modèle espagnol étant privilégié en raison des proximités historiques propres aux sœurs latines de part et d’autre des Pyrénées - est trop patente pour qu’il puisse être répondu autrement que par la négative à la seconde de ces interrogations.

Encore faut-il reconnaître au bénéfice des monarchies parlementaires que le principe héréditaire, et donc l’enracinement historique, confèrent a priori un surcroît de légitimité pour l’exercice d’une magistrature d’arbitrage, et que la succession dynastique présente en outre généralement l’avantage sur la désignation élective de mieux compenser et masquer les éventuelles faiblesses intellectuelles ou morales du titulaire de la charge.

A cet égard, l’inventaire des Présidents de la III ème et de la IV ème République tend à montrer que l’Histoire produit peu d’hommes dotés des qualités, à vrai dire assez surnaturelles (d’autant qu’elles doivent être cumulées), qu’exige une fonction d’arbitrage à la tête de l’Etat : vision claire des intérêts de la Nation, sagesse politique, autorité morale, expérience publique, maîtrise juridique, désintéressement personnel … en dresser la liste exhaustive aurait sans doute quelque chose de décourageant.

Accordons, sans y regarder de trop près, la reconnaissance de cette dotation personnelle à trois ou quatre des occupants du palais de l’Elysée - Sadi-Carnot, Emile Loubet et Armand Fallières pour la III ème et, au moins pour son fort tempérament républicain, Vincent Auriol au titre de la IV ème - et laissons retomber le voile charitable de l’oubli sur tous les autres.

Plutôt que de chercher à concevoir les contours d’une magistrature particulière censée surplomber les autres pouvoirs et vouée à tenir dans la république un rôle d’arbitre qui ne serait somme toute que paresseusement reproduit du modèle monarchique contemporain, et pour laquelle les candidats qualifiés sur la totalité des critères requis ont une grande probabilité d’être introuvables, pourquoi ne pas s’en tenir au seul arbitrage d’une Cour constitutionnelle ?

Cet arbitrage juridictionnel couvre en effet tout le champ du contrôle et de la régulation qui sont indispensables au respect de l’état de droit et à l’équilibre des pouvoirs ; il offre au surplus, par sa collégialité, une garantie minimale de mutualisation des aptitudes et des compétences.

Enfin, l’impraticabilité d’une réduction de la portance des pouvoirs présidentiels est d’autant plus probable que ce qui fonde depuis 1958, dans l’opinion de nos concitoyens, la très bancale coexistence d’un Président de la République et d’un Premier ministre - et qui demeurerait dans l’imaginaire collectif même en cas de retour à une lecture primo ministérielle de la Constitution - procède pour la plus large part des représentations que l’école primaire depuis la III ème République, et ensuite le cinéma et la télévision, ont imprimé dans l’idée que les Français se font de l’Ancien Régime ; et le plus directement de la figure des binômes successifs qu’ont formés nos ‘’grands’’ rois et leur premier (ou principal) ministre – tels, entre autres et en premier lieu, Henri IV et Sully ou Louis XIII et Richelieu.

Ces représentations s’accordent au fonctionnement monarchique de la V ème République - Michel Debré renvoyant par là à Colbert, Raymond Barre à Maupeou, et le congé donné à Jacques Chaban-Delmas par Georges Pompidou à la disgrâce de Turgot - comme elles vont avec la vie de Cour qui s’est installée autour des présidents (L’Elysée est désigné comme ‘’le Château’’ dès le premier successeur de Charles de Gaulle) et qui nourrit, au fil des règnes présidentiels, les spéculations des échotiers politiques sur l’ascension des favoris puis sur l’imminence de leur chute.

Une confirmation de la puissance de ces représentations a été donnée par le dispositif que le CSA a réglementé pour sanctuariser les déclarations du Président de la République sur les médias audiovisuels dès lors qu’elles touchent aux matières dites régaliennes : confirmation d’abord en ce que c’est bien sur ce caractère ‘’régalien’’ (notons que l’usage de ce qualificatif s’est imposé depuis la seconde cohabitation) que s’appuie le régime distinctif créé par le CSA,  et donc sur la légitimation d’un critère qui - s’il n’est certes pas faux que l’état républicain a hérité des prérogatives fondamentales du pouvoir royal - participe de la puissance d’évocation du passé monarchique et de la prégnance du référentiel attaché à ce dernier.

Sur le fond, la confirmation vient de ce qu’a la différence d’un premier ministre britannique ou d’une chancelière allemand (la comparaison valant bien sûr pour toutes les démocraties authentiques), le président français est dans la position institutionnalisée d’être écouté comme la seule expression, au-dessus des partis, des intérêts supérieurs de la Nation lorsqu’il discoure de politique étrangère ou de défense, ou sur les institutions.

Et non dans la situation d’être traité tout simplement pour ce qu’il est en réalité - le personnage à la tête du parti majoritaire à un moment du jeu démocratique et qui exerce à ce titre le pouvoir exécutif de la République -  et pour ce qu’il dit - la formulation de sa politique, identiquement discutable et contestable quel que soit le sujet en cause parmi ceux dont il a mandat de s’occuper.

La distance qui nous sépare en la matière des autres démocraties européennes en dit long sur la permanence de notre assujettissement aux catégories mentales de l’Ancien Régime et sur l’inféodation monarchique des esprits dans les plus hautes instances du pays.


Si nos institutions ne peuvent ainsi, d’un point de vue républicain, chercher une refondation ni en se rapprochant du système présidentiel américain ni en retrouvant l’inspiration parlementariste qui était celle des participants à la construction de la Constitution de la Vème République qui se trouvaient être  intellectuellement rétifs aux vues du général de Gaulle, c’est que l’une et l’autre de ces deux voies portent - ce qui précède ayant eu pour objet de le démontrer - les composants d’une ‘’corruption monarchique’’ qui appellent leur rejet.


Cette objection entraîne qu’on doive rechercher d’autres solutions ; et cette recherche part et procède d’abord d’une interrogation : qu’est-ce qu’être républicain ?

Risquons, pour être à la hauteur d’exigence requise, une définition radicale et catégorique : être républicain, c’est porter dans toutes les fibres de son être une détestation absolue et irrévocable de toute forme de pouvoir personnel.

Le pouvoir personnel commençant, dans la sphère politique, dès lors qu’un magistrat public se trouve en état d’exercer une charge de l’exécutif sans contrôle et sans sanction.

Par là, le statut d’irresponsabilité accordé du temps du maréchal de Mac-Mahon au Président de la République constitue le vice originel des trois Républiques qui se sont succédé depuis 1875.

Sa disparition est la première des conditions posées pour qu’une république authentique se substitue à l’actuelle et pour que notre système d’organisation politique épouse la séparation et l’équilibre des pouvoirs en vigueur dans les démocraties modernes d’Europe - Allemagne, Espagne, Pays-Bas, pays scandinaves ...

La plupart d’entre elles sont certes demeurées des monarchies, mais chacune se conforme davantage que la République française au principe d’un gouvernement républicain en ce que le détenteur effectif du pouvoir exécutif peut, à tout instant, voir sa responsabilité engagée - par le vote d’une motion de censure, par la dislocation de sa majorité ou par sa mise en minorité dans son propre camp.

Le chancelier allemand a en mémoire la censure positive votée contre Helmut Schmidt ; les premiers ministres du Royaume-Uni, eux, les départs d’Harold Macmillan, de Margaret Thatcher et de Tony Blair limogés ou remerciés par leur propre parti.

En France, l’inviolabilité royale d’un Président de la République qui contrairement à ses collègues monarques européens détient la réalité de la fonction exécutive et qui, sous l’effet conjugué du quinquennat, du positionnement de son élection au détriment du scrutin législatif et de la personnalité des occupants successifs de la charge, exerce non seulement l’essentiel mais toute l’étendue du pouvoir de gouverner, fait de la responsabilité ministérielle une coquille vide et de la motion de censure - votée pour la seule fois dans le contexte lointain de 1962 et qui n’a plus servi depuis que comme procédure tribunitienne d’interpellation - une arme de collection.

La mise en jeu devant le Parlement (ou devant sa seule chambre issue du suffrage universel direct) de la responsabilité politique de l’exécutif, qui ne s’accompagne globalement pas - que ce soit en Europe, au Canada ou dans les autres Dominions des antipodes - d’un différentiel d’instabilité ministérielle ou parlementaire qui pourrait être porté au crédit de notre système, ne suffit assurément pas à construire une démocratie idéale.

Mais il est, incomparablement, le mécanisme le plus favorable au contrôle des citoyens sur les gouvernements. En particulier parce qu’au minimum, il hâte le moment où le suffrage universel aura à trancher un différend majeur entre le pouvoir exécutif et le Parlement ou devra sanctionner et résoudre une crise de confiance (alors que la possibilité d’un recours à des élections générales anticipées contre un président, des ministres et une majorité discrédités est politiquement quasi exclue ou sans vraie portée décisive dans un système comme le nôtre où la durée du mandat présidentiel - celle qui est prépondérante - est verrouillée).

Un rétablissement de la responsabilité politique de l’exécutif offre en outre - et pour ce qui est de la première garantie qu’un régime républicain se doit apporter - à la fois le seul garde-fou vraiment efficace contre le risque d’ubris des gouvernants et la perspective d’une punition électorale rapide des abus potentiellement attachés à l’exercice de leur autorité. 


L’idée républicaine et la simplicité démocratique des institutions.

Dans quel schéma institutionnel concevrait-on, pour notre République, la restauration de règles et de procédures permettant la mise en jeu de la responsabilité politique du chef de l’exécutif ?


Ce schéma  semble pouvoir être dessiné par cinq propositions :

1.    Les attributions et compétences respectives du Président de la République et du Premier ministre sont réunies en une seule fonction. Son titulaire cumule les charges de chef de l’Etat et de chef du gouvernement.

Aux termes de ‘’Président de la République’’ sont en conséquence substitués ceux de ‘’ Président du Gouvernement de la République’’.

On observera que cette organisation du pouvoir exécutif trouve un précédent dans les institutions provisoires mises en place au moment de la Libération, et dans lesquelles ont fonctionné de 1944 à janvier 1947 les gouvernements successifs du général de Gaulle, de Félix Gouin, de Georges Bidault et de Léon Blum.

Quant au changement d’appellation, outre de répondre à une nécessité de cohérence avec la nature nouvelle de la fonction présidentielle, la substitution du ‘’Président du Gouvernement de la République’’ au ’’Président de la République’’ comporte la justification de satisfaire au besoin de ‘’gommer’’ ce que l’Histoire, et plus spécialement la V ème République, ont attaché de caractère monarchique à la désignation traditionnelle.

2.    Le Président du Gouvernement de la République est élu au suffrage universel direct. L’élection du Président et celle de l’Assemblée nationale ont lieu le même jour pour chaque tour de scrutin.

3.    Le Président du Gouvernement de la République et les ministres sont collectivement responsables devant l’Assemblée nationale.

4.      L’adoption d’une motion de censure par l’Assemblée nationale (les conditions actuelles de mises en œuvre de la responsabilité du gouvernement  étant modifiées pour faire de la motion de censure le seul instrument de sanction de cette mise en œuvre) met fin au mandat du Président du Gouvernement de la République et aux fonctions du gouvernement ; elle met fin parallèlement au mandat de l’Assemblée nationale.

L’intérim de la présidence du Gouvernement est exercé le président du Sénat. Les ministres assurent l’exécution des affaires courantes.

5.      Consécutivement à l’adoption d’une motion de censure, il est procédé, 20 jours au moins et 40 jours au plus, à l’élection simultanée du Président du Gouvernement de la République et à celle de l’Assemblée nationale.

Dans ce schéma, le droit de dissolution devrait être maintenu, d’une part parce que la logique parlementaire des institutions serait réaffirmée et que la dissolution participe de l’économie du régime parlementaire, et d’autre part parce qu’il apporte le mécanisme le plus souple de résolution des conflits La symétrie des armes exigerait cependant que son exercice entraîne les mêmes effets pour le mandat du Président du Gouvernement de la République et pour les fonctions du gouvernement que l’adoption d’une motion de censure.


Ces cinq idées sont évidemment avancées sans préjudice des autres modifications que nos institutions appellent pour opérer complètement un virage républicain et démocratique et sans lesquelles la révision proposée resterait une réforme incomplète.

On retiendra à cet égard les têtes de chapitre essentielles de l’œuvre constitutionnelle qui doit accompagner la restauration de la responsabilité politique de l’exécutif : démocratisation du mode de désignation du Sénat, adoption pour l’Assemblée nationale d’une loi électorale proportionnelle (avec prime majoritaire), interdiction du cumul des mandats,  instauration d’un pouvoir judiciaire assuré de son indépendance, poursuite du rééquilibrage des pouvoirs en faveur du Parlement, achèvement du processus de consécration du Conseil constitutionnel par la transformation de ce dernier en une véritable « Cour constitutionnelle ». Ce sont là des idées dans l’air du temps qui réuniraient probablement sans mal un consensus.

Il conviendrait d’y ajouter des réformes moins attendues mais certainement propres à revivifier la vie publique : telle la réduction à 4 ans de la durée de tous les mandats électifs (sauf pour le Sénat où 6 ans s’accordent au renouvellement par moitié des sénateurs qui est de bonne économie pour une chambre de réflexion), et la limitation à 2 ou 3 du nombre des mandats exécutifs locaux consécutifs.

Proposition moins paradoxale qu’il ne peut y paraître de prime abord, la capacité donnée à l’Assemblée nationale de censurer le Président et son gouvernement  commande de rétablir la majeure partie des armes contenues dans l’article 49-3 originel : sauf pour les matières touchant aux libertés publiques, aux droits de la personne et aux questions qui relèvent des choix de conscience des élus - ce qu’on désigne couramment par les ‘’questions de société’’. Il est en effet légitime qu’en démocratie, et pour autant que pour le reste les droits et prérogatives du Parlement soient ce qu’ils doivent être, un gouvernement soit toujours à même de mettre la représentation nationale devant ses responsabilités - c’est à dire devant l’alternative de le laisser agir ou d’ouvrir une crise que le suffrage universel aura à trancher.

C’est en outre, et tout aussi légitimement, en faisant de la dissolution son arme de dissuasion, qu’un gouvernement qui ne dispose que d’une majorité relative obtient ses moyens d’action et une garantie de durée. L’exemple du gouvernement de Michel Rocard est particulièrement démonstratif à cet égard.

Au schéma qui vient d’être esquissé pour la reconfiguration républicaine du pouvoir exécutif, il ne manquera pas d’être objecté qu’un système de ce type a été rapidement abandonné par l’Etat d’Israël qui l’avait adopté comme moyen de remédier à la faible cohésion politique de ses gouvernements.

L’échec de la formule n’apporte en réalité des enseignements que sur la sociologie politique de l’Etat Hébreu : une loi électorale qui produit l’émiettement des partis et de la distribution des sièges à la Knesset, et l’obligation qui en découle de former des majorités composites sur des alliances souvent contre-nature, ne se concilient pas avec l’instauration du leadership classique d’un chef de gouvernement désigné par le suffrage universel[2].


Introduite - ou réintroduite 135 ans après la chute d’Adolphe Thiers - la responsabilité politique du président de la République, devenu ‘’Président du Gouvernement de la République’’, n’appellerait pas une comparaison avec l’exemple qu’a offert le cas hors normes de l’Etat d’Israël : elle nous alignerait tout bonnement sur la situation qui prévaut dans les démocraties les mieux affermies - Etats-Unis exceptés (qui sont restés ancrés, avec leurs caractères propres, dans leur modèle original de monarchie constitutionnelle élective) - et d’abord au sein du berceau européen du régime parlementaire et dans les ex-colonies britanniques du Canada, d’Australie et de Nouvelle-Zélande, ainsi que dans l’Union indienne et au Japon qui ont intégré le même système institutionnel à leurs données culturelles spécifiques.

Comme cela est de règle dans ces démocraties, le pouvoir serait susceptible d’être retiré à tout moment à l’exécutif et à son chef - arme dont les parlements des états en cause, à de rares exceptions près, n’abusent aucunement. On ne contestera pas que l’incertitude des gouvernants sur la durée de la confiance et de la légitimité dont ils disposent est pour ceux-ci le commencement de la sagesse politique et civique, et pas davantage que la mise en jeu de leur responsabilité, dès lors qu’ils n’en connaissent a priori ni le jour ni l’heure, fonde la distinction entre le régime républicain qui la pratique et les régimes de type autocratique qui par essence l’ignorent.

Faire disparaître de notre Constitution, l’assurance qu’a le plus haut responsable de l’exécutif de rester en place, sauf convulsion politique extrême ou choix contraire de sa part, jusqu’au terme d’un mandat à durée déterminée, et supprimer parallèlement du texte de la Loi fondamentale tout ce qui accrédite faussement l’idée que le chef d’une majorité politique - à la fois présidentielle et parlementaire - pourrait assurer si peu que ce soit une fonction d’arbitrage justifiant son irresponsabilité, c’est rabaisser la présidence de la République du rang monarchique qui est le sien à ce jour à celui d’une magistrature authentiquement citoyenne.

Abolir l’image d’un président de la République clé de voûte des institutions, et substituer à cet héritage de la royauté le constat démocratique que le chef du gouvernement/chef de l’Etat est investi de la charge de diriger l’exécutif en tant que chef du parti qui l’a emporté dans la compétition électorale, est tout simplement restaurer la République dans ses principes.

Etablir que si le chef du pouvoir exécutif est bien le garant des intérêts supérieurs de la Nation, l’exercice républicain de cette responsabilité - qui incombe au pouvoir exécutif dans son entier et à laquelle les autres pouvoirs, législatif et judiciaire, sont pleinement parties prenantes chacun dans le champ de sa compétence - ne saurait conférer à son détenteur rien qui puisse s’apparenter jamais ni à la majesté ni à la sacralité royales : la première des charges publiques dans la République est soumise comme toutes les autres au contrôle des citoyens et de leurs représentants, et la responsabilité la plus élevée exige d’être la plus révocable en cas d’insuffisance ou de faute.

Il n’est pas exclu de penser que nous sommes déjà engagés dans la voie de cette restauration républicaine. Ou, pour considérer les concessions monarchiques des trois républiques précédentes, de l’instauration de la première de nos véritables républiques.

Des historiens éminents estiment ainsi qu’en se rationalisant et en devenant, par l’œuvre du règne de Louis XIV, une monarchie administrative, la royauté s’est désacralisée et, ayant effacé sa raison d’être, a par là même produit les conditions de son abaissement puis de son abolition sous les coups de la Révolution.

Peut-être faut-il considérer, dans un processus comparable, que l’hyper présidence qui se donne à voir depuis 2007, et le style qui corrélativement a été donné à l’exercice du pouvoir présidentiel, sont de nature à favoriser une remise en cause du statut monarchique de la plus haute magistrature de la République en clarifiant la nature de la fonction exercée - non telle que la constitution a délimité celle-ci mais telle que ‘’l’esprit des institutions’’ prétend la définir.

Nos concitoyens en effet, mois après mois et sur tous les sujets de l’actualité, ont entendu le Président de la République se désigner comme le seul acteur et le seul décideur au sein de l’exécutif, et - reconnaissons lui au moins ce mérite ! - ne revendiquer pratiquement jamais un rôle d’arbitre constitutionnel.

La part étant faite à l’imitation de la présidence américaine - on lui doit notamment la copie française du message au Congrès et les tractations politiques directes entre le Président et les parlementaires de sa majorité - le Président de la République, qui est et entend être au cœur de l’action politique et en première ligne sur tous les sujets et dans tous les débats, apparaît bien déjà comme le ‘’chef du Gouvernement de la République’’ - nonobstant la permanence autour de sa personne des rituels de majesté que lui réservent les décors et les protocoles royaux dont la République entoure l’hôte de l’Elysée.

Le schéma institutionnel qu’on a proposé, s’il s’inscrit d’abord dans une exigence de reconfiguration républicaine du pouvoir exécutif, se projette ainsi également comme le dessin du cadre nouveau où les changements d’exposition de la fonction présidentielle depuis quatre ans commanderaient logiquement d’entrer.


Resterait alors - les mœurs, on le sait, comptant plus encore que les lois - à ce que l’esprit de simplicité républicaine s’impose comme le prescripteur des obligations civiques les plus élémentaires. Au regard des pratiques dont la République s’accommode, ce sera faire là l’œuvre d’une révolution - qui ne requerra pas moins de vertus citoyennes que la Grande Révolution en son temps.

La liste des abus et des privilèges à abolir ne sera pas dressée en un jour ; pour les premiers, on suggèrera qu’y figure, entre autres atteintes à la modestie d’allure qui doit être naturelle au gouvernement républicain, la suppression des visites d’Etat sous la forme  de leurs fastes royaux, l’abandon des usages de Cour - ou de Cours d’opérette - qui ont prospéré depuis Félix Faure et notamment des prescriptions vestimentaires qu’ils comportent (il n’y a pas de sens à ce qu’un élu de la Nation s’affuble des tenues de soirée d’un autre siècle et les palais de la République ne sont pas destinés aux défilés des grands couturiers …).

Les mœurs républicaines auront franchi un très grand pas le jour où président, ministres et autres grands dignitaires de l’Etat auront déjà adopté un peu de la simplicité de train de vie des monarchies scandinaves et se conformeront - en conscience ou par prudence - à l’éthique civique qui régit celles-ci.

En vérité, la République authentique est économe car elle tire ses ressources des contributions publiques ; elle est austère parce que ses dépenses domestiques ne sauraient faire offense aux citoyens les plus démunis ; elle est simple parce qu’elle prévient toute distance entre les Français et les magistrats qu’ils ont élus.

Pour les privilèges, on se fera d’abord un devoir de supprimer toute facilité matérielle attachée à une fonction qui ne présente pas, dans son attribution et dans son utilisation, la justification impérative d’une nécessité de service. Le chantier, on l’imagine, est immense dans une République qui attache aux voitures de fonctions les vanités que la Cour de Versailles mettait dans les carrosses et dans les équipages, et qui dispense les multiples avantages en nature à sa discrétion dans le même esprit d’égoïsme social et dans la même représentation de caste que prébendes, brevets et bénéfices pouvaient l’être dans la France de l’Ancien Régime.

Pour s’en tenir à un seul domaine, où les manquements à la simplicité citoyenne s’offrent avec une abondance particulière dans le temps présent et dans ses mœurs, un signe sera donné - au delà des changements institutionnels - de ce que l’esprit républicain commence à imprégner l’Etat et ses différents organes le jour où la réprobation publique interdira aux dignitaires publics d’utiliser une luxueuse et puissante limousine pour effectuer un aussi court trajet intra urbain que celui qui va de l’hôtel de Matignon au palais de l’Elysée.

Et où, tout simplement, il ne viendra plus à l’esprit de personne que nos Excellences puissent avoir besoin d’un véhicule avec chauffeur  - ni leur dignité ni leur charge ne faisant obstacle, hors contrainte de sécurité avérée, à ce qu’ils utilisent transports en commun, taxis ou Vélib’, ou à ce qu’ils recourent, en cas de force majeure, à défaut de leur propre voiture, à une banale voiture de service, évidemment électrique ou au moins classée aux meilleures places du bonus écologique[3].

Vaste entreprise assurément que cette correction des comportements, et qui exigera bien plus de volonté, d’énergie et de continuité dans l’effort qu’une révision constitutionnelle car l’enjeu en est rien moins que l’esprit public et plus spécialement l’élévation du niveau d’exigence civique de nos concitoyens.


Martin Avaugour - Denis Kaplan - Jacques Langlade

uuuuu


[1] le système politique fondé par la constitution des Etats-Unis résumait à lui seul le ‘’régime présidentiel’’ avant que, récemment, les états d’Amérique latine et quelques uns en Asie ne fissent, souvent ‘’cahin-caha’’, de leurs institutions présidentialistes le cadre de leurs démocraties en voie de développement ou d’établissement ; jusque là, ailleurs qu’aux Etats-Unis, le régime présidentiel n’étant que l’habillage constitutionnel de dictatures issues d’un pronunciamiento et que le travestissement de la tyrannie d’un caudillo ou d’une junte - et le masque de la confiscation des pouvoirs et des richesses par une oligarchie.
[2] Plus profondément toute démarche visant à établir un véritable fait majoritaire en Israël méconnaît sans doute les caractères spécifiques du pays. Un environnement d’états et/ou de populations hostiles, le poids du passé du peuple juif, et la diversité des origines qui structure la société israélienne sont autant de raisons qui imposent la nécessité d’avoir un Parlement où figurent toutes les sensibilités politiques, religieuses et culturelles, et un cabinet où les ministres votent comme on ne le fait ordinairement ailleurs que dans les assemblées …
[3] tout juste devra-t-on conserver l’affectation d’un véhicule présidentiel, en vertu des pratiques suivies en la matière par les collègues étrangers de notre chef de l’Etat - l’éminence de la fonction n’empêchant pas d’abandonner l'apparat automobile en usage au bénéfice de la modestie économe qu’il convient à la République d’afficher.


vendredi 11 février 2011

on peut lire Céline sans être antisémite comme on peut lire Proust sans être homosexuel : NOTRE GRAND CONCOURS.

on peut lire Céline sans être antisémite   ...
comme on peut lire Proust sans être homosexuel 

  NOTRE GRAND CONCOURS  !

Nicolas Sarkozy s’est dernièrement mêlé, dans le registre du péremptoire où il est incomparable, à la controverse sur la commémoration de L-F Céline dans l’inventaire des célébrations nationales inscrites pour l’année 2011.

L’étonnant - pour autant qu’il puisse rester une place pour l’étonnement dans ses dires et dans ses faits - n’est pas qu’il se soit institué en arbitre des hommages dus par la patrie reconnaissante aux écrivains des siècles passés : n’avait-il pas déjà rayé Mme de La Fayette de la liste des auteurs à connaître et à considérer ?

Et ce n’est pas davantage que la position qu’il a affirmée balayait d’un revers de manche l’opprobre qui pèse sur l’auteur, entre autres ignominies, de Bagatelles pour un massacre.

L’insolite, ou l’ahurissant, dans le non-lieu ainsi rendu tient à ce que les attendus de celui-ci, embrouillant des considérations d’histoire politique et d’histoire de la littérature, aient appelé à la cause un Marcel Proust qui ne demandait rien, et qu’on pouvait a priori regarder comme tout à fait étranger au débat.

Sans doute a-t-il voulu par là démontrer une capacité à dominer aussi bien sujets historiques que thèmes de causeries littéraires, et une égale maîtrise des domaines de l’histoire et de la culture.

Or, s'il est deux matières que Nicolas Sarkozy devrait se garder d'aborder, ce sont bien précisément l'histoire et la culture.

Pour la première, sur la simple raison que l'intelligence du sujet lui échappe. Il n'entre aucune critique dans cette affirmation, tout bonnement le constat d'un handicap intellectuel très probablement sans exemple parmi tous les hommes publics qui ont gouverné ou aspiré à gouverner la France depuis cinquante ans.

Handicap d'autant plus flagrant que parmi ces hommes publics, nombreux furent ceux qui manifestèrent une familiarité personnelle avec la matière historique, familiarité si partagée d'ailleurs qu'elle forme probablement un caractère commun et spécifique au personnel politique français. Quelques-uns ont même associé à la mémoire qu'ils ont laissée une sorte de communion intime de leur personnage avec l'Histoire - dont leur pensée s'est constamment nourrie et à laquelle ils n'ont cessé de confronter leur destin.

L'inintelligence de l'Histoire dont Nicolas Sarkozy est affligée l'a exposé au contresens - la lettre de Guy Môquet pour émouvante qu'elle soit, n'est en rien représentative et ne témoigne pas de ce que fut le sacrifice des résistants capturés, torturés et tués par l'occupant nazi ou ses complices français - ou à des embardées médiatiques du plus mauvais goût - l'idée mortifère et absurde de faire parrainer par des écoliers d'aujourd'hui les enfants juifs assassinés par les génocidaires hitlériens.

Il y a une dimension si forte dans ce qui rend Nicolas Sarkozy étranger à l'Histoire que sa présence physique dans les lieux de mémoire, fussent-ils les plus poignants, affaiblit cette mémoire et fait s'évanouir l'émotion.

Se rend-il ainsi à la commémoration annuelle de l'écrasement du maquis des Glières et le personnage qu'il y figure dans la neige, loin de susciter recueillement et fierté patriotiques - n'est pas Malraux qui veut, il est vrai - rappelle d'abord les approximations, les contre-vérités, les outrances et les partis-pris qu'il a fait rebondir depuis dix ans de discours en discours.

Ce n’est pas tout : s'être réclamé de Blum et de Jaurès pour se faire ensuite prêter, en guise de villégiature de repos d'après-campagne, et en lieu et place du monastère où il avait annoncé qu’il irait méditer sur la fonction présidentielle (méditation assez peu laïque en vérité), le yacht d'un milliardaire investi dans la Françafrique, prêt assorti de l'usage de l'avion privé du même bienfaiteur, fait que ce déplacement aux Glières, par un détours d’incrédulité, n’impose à l'esprit, tout tourné qu'il soit a priori vers l'hommage aux combattants de la résistance intérieure, que la puissance d’un doute : sa présence à la cérémonie du plateau des Glières tiendrait-elle à ce que Nicolas Sarkozy, entre autres lacunes historiques, n’a jamais entendu parler des maquis du Vercors ou du Mont Mouchet et de leur fin également tragique ?

Pour la culture, chaque occasion qu'il croit pouvoir saisir de s'y risquer montre davantage qu'il s'aventure là sur un terrain pour lui des plus incertains. Une inclination de longue date pour les séries américaines à laquelle il a été sûrement trop cédé, un parcours hâtif du Lagarde et Michard en guise de viatique pour ne pas perdre un excès de points à l'épreuve de français du bac, et une lecture des classiques dont on imagine facilement qu'elle s'est longtemps bornée aux albums d'Astérix et de Lucky Luke (les clins d'œil à la culture générale et autres citations latines détournées dont les dialogues de René Goscinny ont été si friands passant plus que vraisemblablement inaperçus au lecteur Nicolas Sarkozy faute pour celui-ci de posséder l’acquis des savoirs nécessaires à leur décodage), sont autant d'indices d'une appétence très parcimonieuse pour les œuvres et leurs auteurs.

Tout n'est-il pas dit en la matière dans le cas de Nicolas Sarkozy par sa complaisante familiarité avec TF1, par les personnages du show business dont il a réuni les soutiens, et par son intérêt revendiqué pour le football et le cyclisme professionnels qui cible avec fascination les incarnations de ce qu'ils ont respectivement de plus vulgaire - l'argent - et de plus glauque - le dopage.

Nicolas Sarkozy allant à la rencontre de la culture n'est assurément pas un fait d'actualité courant, mais l'évènement quand il se produit laisse toujours percevoir quelque chose d'absolument incongru : le Général de Gaulle pouvait assister à la finale de la Coupe de France de football, on n'y voyait que la simplicité bonhomme du monarque au milieu de son bon peuple ; Nicolas Sarkozy, qu’il parcoure une cathédrale ou qu’il visite, par privilège éminemment dommageable, les peintures des grotte de Lascaux, ou encore qu’il prononce l’éloge que la note secourable d’un conseiller a consacré à tel créateur, fera toujours venir immanquablement à l'idée que son inclination véritable va aux modernes jeux du cirque, que son enthousiasme le plus spontané se porte sur leurs stars cousues d’or, et qu’il ne trouve nulle part ailleurs mieux sa place naturelle que dans la voiture d’un directeur du Tour de France.

Le pire se présente quand il mobilise conjointement l’histoire et la culture au service d’un exercice programmé de son agenda des postures de communication, ou quand il les enrôle dans l’accomplissement d’une idée-fixe ou d’une lubie. Cela nous a donné l'invention d'un musée de l'Histoire de France - dont on peut s'attendre à ce qu'il soit aussi étranger à l'Histoire, qui n’est narration qu’en ce qu’elle est recherche et remise en cause, que peut l’être à la citoyenneté républicaine la mise en débat de la métaphore nauséeuse de l'identité nationale.

Pour remonter un peu plus haut dans le temps, et pour y trouver le modèle quasi indépassable du non sens revendiqué comme pensée politique, cela a produit - et qu'importe la main qui a tenu la plume puisqu'en l'espèce, la plume était serve et la parole était libre - le consternant discours sur ‘’l'homme africain’’ dont l'Afrique n'est pas près d’excuser les ignorances sur lesquelles il s’est bâti, ni d’oublier les préjugés qui sont à sa source.

C’est dans le même ordre d’idées que mérite un sort particulier la formule suivant laquelle on peut lire Céline sans être antisémite comme on peut lire Proust sans être homosexuel - toute dernière en date de celles que le discours sarkozien nous a asséné avec la fausse candeur si singulièrement niaise qui lui est propre dans l’expression d’une certitude inepte.

Elle le mérite pour l’énormité de l’erreur de raisonnement qu’elle renferme, erreur tenant à ce que la proposition est construite sur l’association deux notions - l’antisémitisme et l’homosexualité - et à ce que sa démonstration s’étaye sur leur mise en rapport ; or celle-ci n’aurait de sens que si entre ces deux notions existait une relation d’équivalence, d’analogie ou de similitude.

Tel n’est évidemment pas le cas - car entériner ce type de lien pour expliquer qu’on mette en parallèle l’antisémite et l’homosexuel reviendrait à confondre la catégorie des bourreaux et celle des victimes (ce que l’on n’aura pas l’idée d’imputer à Nicolas Sarkozy) - et c’est là que se situe l’attentat aux règles de la logique.

Entre le juif et l’homosexuel, en revanche, existe l’équivalence qui procède de ce que les infamies et les crimes qui les frappent ont des causes qui s’entremêlent et des cheminements partagés, et qu’ils relèvent ainsi du même ordre d’abaissement et de dégradation de l'entendement humain.

Ce sont bien en effet les mêmes structures du cerveau archaïque, des pulsions hideuses de même type, des superstitions voisines ou associées et une égale stupidité dans l'abjection qui produisent antisémitisme et homophobie.

Pendant des siècles dans tout l’occident chrétien, Juifs et homosexuels sont morts identiquement sur les bûchers quand leurs persécuteurs ne trouvaient pas de fin plus expéditive ni surtout de supplices plus atroces à leur réserver. Au siècle passé, où la raison et le progrès s’attendaient à l’emporter et qui fut avant tout celui des totalitarismes dominateurs, chacun d’entre eux à sa manière les a traqués, les regardant les uns et les autres, et pour ce qu’ils étaient spécifiquement, comme des corrupteurs à éliminer du corps national et social.

Seuls le chiffrage quantitatif final des victimes et le degré atteint dans l’horreur commise à leur encontre distinguent dans ses modalités l’exécration vouée, pays par pays et travers le temps, à l’israélite et à l’inverti.

Leur plus grande visibilité et donc leur plus grand vulnérabilité dans les sociétés chrétiennes, puis le poids abominable de leur extermination génocidaire par les nazis, font des Juifs les victimes exemplaires de la démence humaine portée à ses dernières extrémités ; mais, pour l’Europe, les près de deux mille ans qu’a duré la répression de l’homosexualité inscrivent également ses victimes au martyrologue des persécutés : le temps est court depuis qu’a commencé d’être démantelée la généralité des lois qui réprimait ce qui était vu comme un outrage à la fois à la loi divine et à la loi naturelle, et donc comme une abomination justiciable de châtiments dont la cruauté ne faisait qu’anticiper sur la damnation à venir.

A l’arrière-plan de l’insurmontable séparation entre victimes et bourreaux sur laquelle trébuche la démonstration où s’est aventurée Nicolas Sarkozy, un autre genre de confusion frappe de nullité le rapprochement dans le même argumentaire de l’antisémite et de l’homosexuel : elle tient à ce que si l’antisémitisme porte en lui par essence l’incitation à haïr et la propagation de la haine, l’homosexualité ne se détermine pas par l’effet d’un prosélytisme activiste ou insinuant, ou même seulement côtoyé - et encore moins d’un prosélytisme mû par le fanatisme et le mépris du dissemblable.

C’est en l’espèce, l’exemplaire propension du système de pensée sarkozien à raisonner faux qui par le vice qui affecte l’architecture de la démonstration, donne à sous-entendre qu’on pourrait raisonnablement imputer à l’homosexuel d’agir par corruption et contamination.

Il est heureusement bien peu d’esprits un tant soit peu éclairés pour penser aujourd’hui que l’homosexualité est une perversion qu’on contracte au contact des gays, et sûrement bien moins encore à y voir les effets pervers d’une propagande des milieux homosexuels voire à la contagion produite par les œuvres d’un écrivain ‘’de ce bord-là’’.

Mais le démenti le plus cinglant au rapprochement fautif de Nicolas Sarkozy procède de la considération que l’antisémitisme a pour seul aliment la haine, et la plus invincible, et que ce qui à travers les âges réunit Juifs et homosexuels est d’être, en Occident, les victimes les plus désignées de celle-ci.

La haine militante, éructante et meurtrière ne s’est pas partagée en deux camps ; les assassins de youtres et de sodomites en ont gardé et en gardent, vis à vis de leurs victimes, le monopole absolu.

A-t-on en Europe, des villes de l’Alsace médiévale aux immensités de l’empire russe, la mémoire de pogromes perpétrés par les juifs et, du temps historique où rayonnaient nos racines chrétiennes jusqu’au temps resté si proche du régime de Vichy, l’exemple de lois qu’ils auraient conçues en vue d’enfermer les goys dans des ghettos ou dans le statut de sujets rejetés, privés de droits et spoliés de leurs biens ?

Si les juifs de la diaspora n’ont jamais songé à stigmatiser quiconque d’une autre origine en lui imposant le port de quelle couleur d’étoile que ce soit, les homosexuels n’ont pas plus qu’eux projeté d’enfermer une catégorie spécifique d’êtres humains dans des camps pour les y faire mourir de privations, sous les coups ou au terme de traitements atroces - et finalement dans l’accomplissement du projet innommable d’éradiquer la terre de leur présence.

Les homosexuels ne se réunissent pas non plus en petites bandes de nazillons alcoolisés, d’attardés mentaux et de brutes sadiques pour régler le rapt de voisins ou d’inconnus qu’ils soupçonneraient de ne pas partager leur orientation sexuelle, dans le but prémédité de les conduire sur le terrain vague isolé, ou dans la cave choisie avec soin, où ils trouveraient toute la commodité nécessaire pour les rouer de coups, pour les torturer, les mutiler et les mettre à mort.

On n’a pas davantage trace d’une législation imaginée par des homosexuels dont l’objet serait de priver les hétérosexuels, en vertu de leur état, du droit naturel de se marier ou de celui, tout aussi fondamental, d’adopter un enfant ou d’accéder à la procréation assistée - sauf à dissimuler, pour ce qui est de satisfaire leur désir d’enfant, à la fois ce qu’ils sont et le couple qu’ils forment, et à devoir le faire jusqu’à l’extrême limite de ce qu’il est possible de garder secret dans une vie sociale.

Si demain d’ailleurs, il se trouvait que les homosexuels deviennent majoritaires dans tel pays, ou qu’ils doivent assurer leur liberté et leur sécurité par la création, dans la contrée qui s’y prêterait, d’un état qui leur soit propre, de quelle condamnation ne fulmineraient pas les instances internationales et les défenseurs des droits humains si une législation de ce genre, aussi discriminatoire envers les hétérosexuels, y était d’aventure promulguée ?

On concevra bien que tout ce qui précède n’a été développé que pour pousser au plus vif degré de clarté et d’évidence le fourvoiement où est tombée la démonstration qu’a risquée Nicolas Sarkozy en voulant justifier que le personnage de L-F Céline ait figuré au recueil des célébrations nationales.

On en conclura aussi qu’à raisonner faux, on risque de raisonner odieux - ce qui, dans la mise en parallèle de L-F Céline et de Marcel Proust, et dans celle de l’antisémite et de l’homosexuel, a assurément été le cas.

Ceci étant, si la colère répond légitimement à l’odieux, rien n’interdit de la colorer de cette sorte d’humour qui dans la confrontation des sujets les plus accablants participe d’une salutaire hygiène mentale. Dans le champ du politique où l’ironie est le sel de l’opposition, comme elle constitue l’arme première de toute entreprise de subversion, cette coloration empruntera beaucoup à la dérision.

Dérision qui s’apparente à un exercice spirituel (et qui comporte la même exigence d’une pratique régulière) dans un système qui affiche qu’un PDG du CAC 40 peut, dans la norme pratiquée, se faire payer 10 millions d’euros par an et où le bonus d’un trader s’apprécie, on ne sait même plus à quelle échelle de temps, en années de salariat d’un smicard ; et dans une société qui marche suffisamment sur la tête pour rémunérer incomparablement mieux - et jusqu’au degré de l’obscène - un joueur de football qu’un professeur au Collège de France, ou pour s’accommoder de ce que la rémunération d’un animateur de télévision soit à ce point supérieure à celle d’une infirmière ou d’un instituteur qu’elle rende vaine toute interprétation comparative des positionnements de leurs bulletins de paie respectifs.

Dérision qui s’impose encore plus dans un pays qui a élu qui l’on sait en 2007 et qui depuis, stupéfait ou accablé, est le spectateur d’un règne qui agrandit jour après jour l’étendue des injustices et des inégalités et qui piétine sans retenue les bornes de la décence civique.

C’est bien pourquoi le choix sera fait de traiter sur un ton un peu moins grave de l’idée saugrenue, indirectement posée dans la démonstration de Nicolas Sarkozy, que la lecture des œuvres de Marcel Proust pourrait mener à l’homosexualité, et de passer in fine la concernant dans le registre du caustique.

Lire Céline peut rendre antisémite parce que l’antisémitisme se propage par contact et qu’il s’exposerait à dépérir s’il entrait dans l’ordre du monde que cette propagation pût durablement s’interrompre. En revanche, s’il n’est pas rare que la révélation à soi-même d’une orientation sexuelle, ou de toute autre sensibilité, naisse d’un livre comme elle le ferait d’une situation vécue, il n’est évidemment pas un volume, pas une phrase, pas une ligne de Proust à qui il soit imputable d’avoir rendu son lecteur homosexuel.

L’homosexualité ne procède en effet pas davantage de cette forme de contagion que d’aucune autre, mais d’un assemblage de facteurs intimes ; et de la même manière que pour la conformation hétérosexuelle, les apports de l’inné et de l’acquis se combinent sans doute dans cet assemblage suivant l’alchimie secrète qui construit chaque personnalité et qui préside à l’individualité du vivant.

L’antisémitisme ordinaire, et cela vaut pour tous les types de racisme, convertit des esprits faibles, aux capacités intellectuelles réduites, à l’instruction lacunaire et au sens critique insuffisamment formé ou laissé en jachère ; toute lecture où il retrouvera ses parti-pris et ses obsessions, qu’elle soit accidentelle ou délibérée, d’une plume misérable ou d’un auteur illustre, viendra facilement l’exprimer, l’alimenter et le conforter.

Le passage à l’antisémitisme monomaniaque, furieux, fanatique et doctrinaire s’enclenche - c’est au moins la condition la plus courante -  lorsque sur cet antisémitisme primaire vient se greffer une perversion propice ; le malheur veut qu’on en trouve en abondance dans l’humanité toutes les variétés requises.

Vis à vis de l’un et de l’autre état, de la déficience intellectuelle comme de la pathologie antisémite, la lecture de Céline ne produit pas un effet différent de celle d’un Drumont ou d’un Maurras : leurs pages immondes ou sordides, quand elles ne constituent pas la cause originelle ou le fait fondateur de l’antisémitisme du sujet qui les découvre, lui fournissent une sorte de tremplin qui amplifie l’élan et l’allant de son délire et de sa sottise.

Comment donc avoir pu rapprocher les caractères propres à la propagation de l’antisémitisme d’une hypothétique exemplarité de l’homosexualité d’un écrivain ?

Le rapprochement est absurde à un degré tel que le seul intérêt de s’y attarder réside en ce qu’il expose, une fois encore, ces fausses-symétries sur lesquelles fonctionne le mode de raisonnement sarkozien et qui en sont l’identifiant le plus spécifique.

Elles peuvent conférer sur le moment une apparence de logique au discours de Nicolas Sarkozy et un air de pertinence à son argumentaire, mais exactement comme des fausses-fenêtres apportent une illusion d’équilibre architectural à une façade.

Dès qu’on y regarde de plus près, ces fausses-symétries sautent aux yeux, et avec elles l'exposition de ce qui rend immanquablement bancal tout développement d’une argumentation sarkozienne : ce mélange de raisons qui n’en sont pas, de causalités indémontrables, de similitudes alléguées à contresens et de syllogismes boiteux - le tout assemblé sur le principe suivant lequel ’’plus c’est gros et mieux ça passe’’, et pour servir la cause de présupposé hâtifs et de préjugés censés être insusceptibles d’examen critique.

Comment dès lors s’étonner, le vice du raisonnement ajoutant à l’indigence de la réflexion, que le sarkozisme ait pour premier signe distinctif ’qu'il ne manque jamais d'apporter de bonnes réponses à de mauvaises questions’’ ?(voir sur ce blog : « CONCOURIR A UNE DEFINITION DU SARKOZYSME », publication du lundi 11 octobre 2010).

Face au dérèglement de la raison qui se donne à voir en l’espèce, le moyen de réfutation la plus pédagogique est finalement d’en rire - vu le personnage en cause, on n’ira toutefois pas jusqu’à prétendre qu’on puisse en rire de bon cœur ...

   ¨   Mais tel est bien le sens du concours qu’on se propose ici d’ouvrir et qui invite les lecteurs du dazibel « penserlasubversion » à imaginer, dans la même veine que celle de l’impérissable ‘’on peut lire Proust sans être homosexuel’’, leur lot de sentences tout aussi absurdes - et à le faire dans l’abondance que le non sens exemplaire de ce modèle pourra leur inspirer de produire.

Quelques exemples suffiront ci-après à éclairer la méthode et la règle de ce concours, même s’il est très prévisible que ses participants feront preuve d’une capacité d’invention et de rosserie très supérieure à celle dont témoignent ces spécimens, qui donnent tout au plus un simple avant-goût de l’exercice.

Il y a certainement beaucoup à attendre, en effet, des ressources mêlées du comique de l’absurde, de la cocasserie surréaliste et de l’appétit de satire que cet appel d’offres a tout pour mobiliser. Les unes et les autres étant dynamisées par l’exaspération suscitée depuis bientôt dix ans par un bonhomme qui, dans les étapes successives de sa calamiteuse ascension, a excité une quantité de détestation dont il est à penser qu’en temps de paix, aucun homme public n’en avait réunie une comparable depuis l’Ancien Régime.

Ces ressources coalisées puiseront sans doute également dans l’inventivité que leur a léguée l’esprit de mai 1968, celui-là même contre lequel Nicolas Sarkozy, certain soir d’élection, entreprit abruptement de partir en croisade.

il trouvait ainsi, il est vrai, une apparence de consistance intellectuelle dont recouvrir la combinaison de compulsif et d’impulsif qui l’agite et, vis à vis cette terre de mission que représentait a priori pour lui le monde des intellectuels, de quoi séduire les clercs les plus notables du parti de l’Ordre - les plus indurés comme les plus récemment convertis.

Pour la suite, il s’offrait là le minimum de référentiel idéologique apte à fournir une cohérence à l’accumulation d’interdictions, de prohibitions et de sanctions que fabriqueront ses édits et ses ukases, et qui est constitutive du système sécuritaire et punitif dont s’accommode si merveilleusement une société déchirée par sa fuite en avant dans la pauvreté, les iniquités et les abus.

L’esprit de mai 68 attend sa revanche : il a beaucoup à espérer des limites où la conjonction du bouffon et du caustique, et les apports des mauvais esprits en tous autres matériaux subversifs, sont susceptibles de porter l’entreprise de dérision qui est ici ouverte.

Si les exemples annoncés sont donc probablement peu de chose au regard des contributions attendues, proposons néanmoins, in fine, ces quelques illustrations du principe du jeu :

-          on peut lire Jean-Jacques Rousseau sans exposer ses enfants à se retrouver à la DASS,

-          on peut tenir Le Rouge et Le Noir pour le plus grand roman jamais écrit sans avoir pour autant à craindre davantage les pannes d’érection,

-          on peut relire avec émotion les poèmes de Nerval sans finir sa vie au petit matin dans une rue du XVI ème arrondissement, suicidé et pendu à un réverbère,

-          on peut voir en Victor Hugo le plus grand des poètes français - et sans ajouter « hélas » - et ne pas en retirer l’assurance d’être capable de trousser sa femme de ménage à quatre-vingt ans passés,

-          on peut admirer Zola sans pour autant négliger dangereusement l’entretien de ses appareils de chauffage,

-          on peut se replonger dans l’œuvre d’André Gide sans éprouver une excitation proche de la folie à la vue de petits Arabes ou une attirance irrépressible en croisant de jeunes vachers du pays cauchois,

-          on peut penser que Camus avait raison contre Sartre et ne pas être promis à compter au nombre des victimes de la route,

-          on peut …


Attendons donc de départager les trouvailles des compétiteurs, et apprêtons-nous à nous réjouir de l’incisif et du corrosif qu’à coup sûr ils y mettront.

Quelque chose nous dit que les contributions à ce concours réuniront tout le nécessaire propre à leur fera revêtir le caractère le plus décoiffant et même le plus férocement scandaleux pour les escadrons cuirassés des bien-pensants d’aujourd’hui.

Car ce sont bien eux l’adversaire, ces escadrons cuirassés qui le sont de leurs certitudes - le marché a toujours raison et il n’est d’autre culture que celle des résultats - et de leur insensibilité au sort des travailleurs pauvres, d’un degré égal à celle qu’ils réservent au destin des poulets élevés en batterie.

Et qui sont par-dessus tout cuirassés d’avoir adhéré sans état d’âme à un darwinisme sociétal qui a posé que la religion de la performance et le culte de l’évaluation commandaient l’élimination sociale des maillons faibles.

Autrement dit, qui épousent en parfaite harmonie le Premier Commandement du personnage qui a imposé le sujet du présent article : on n‘a pas à s’excuser d’être riche.

Qu’on ne pense pas que le rapport est ténu entre cette ultime citation et celle qui titre le texte aujourd’hui proposé sur ce blog - l’une et l’autre rapportent de ce qu’est aujourd’hui l’obscénité en politique, et ne se distinguent que comme le feraient deux cibles voisines exposées au tir des archers.


Vieilles-Maison-s-Joudry, le 11 février 2011


Martin Avaugour - Denis Kaplan - Jacques Langlade