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Début
2009, se répandait depuis le Brésil une nouvelle qui laissait atterré et meurtri.
Et même, pour beaucoup, horrifié.
Après l'avortement d'une fille de 9 ans, violée par son beau-père et
enceinte de jumeaux, l'archevêque de Recife avait prononcé l'excommunication de
sa mère et du corps médical qui avait pratiqué cet avortement.
L’excommunication avait provoqué un scandale, lequel était encore aggravé
par le fait qu’il était apparu que l'archevêque ne l'avait pas étendue au
beau-père de l'enfant. Pour le motif, qui aujourd’hui provoquerait l’explosion
de colère qu’on imagine : « Le viol
est moins grave que l'avortement ». Quelques jours plus tard, la conférence
nationale des évêques du Brésil s'était désolidarisée de la décision de
l'archevêque.
Mais le Vatican avait soutenu cette décision par la voix du cardinal
Giovanni Battista Re, président de la commission pontificale pour l'Amérique
latine : ce dernier, dans un entretien donné à la ‘’La Stampa’’, avait déclaré
qu'il s'agissait « d'un cas triste, mais
(que) le vrai problème, (c’était) que les jumeaux conçus étaient des personnes
innocentes qui ne pouvaient être éliminées ». Le journaliste du quotidien
italien avait-il alors demandé au cardinal si la fillette, qui subissait des abus sexuels de la
part de son beau-père depuis l’âge de 6 ans (ainsi que sa sœur aînée, âgée de
14 ans et handicapée de surcroît), était à regarder comme une autre sorte de personne innocente ?
La question, il est vrai, n’était pas de confronter des innocences qui, au
mieux, auraient été déclarées antagonistes. Comme elle n’est pas de débattre de
la conviction qui dirigeait les excommunicateurs de 2009 - cette
conviction au reste est rendue insusceptible de discussion, vis à vis notamment
des avancées de la connaissance scientifique, pour s’être ancrée depuis des siècles
aussi profondément qu’un article de
foi ou un commandement attribué au divin.
L’ombre portée du scandale …
Le crime sexuel exposé au grand jour, et dans toute son horreur, en 2009
appartient-il à un passé déjà lointain ? Assurément non :
innombrables sont ceux, identiques, qui depuis ont été publiés, et jamais
autant n’ont été documentés que toutes ces dernières années.
Le viol de cet enfant brésilienne se serait le plus probablement perdu dans
le nombre monstrueux de ceux, pareillement infligés à des mineur(e)s, qui l’ont
suivis, tous dans la terrible continuité d’une abomination perpétrée depuis la
nuit des temps Il reste cependant gravé dans nos mémoires par ce qu’ont laissé d’ineffaçables
les excommunications qui en furent la suite.
Ineffaçable en ce que le déni que celles-ci portaient à l’encontre de la
charité (on peut tout autant retenir les mots de pitié, de solidarité ou encore
d’équité) conduisait à y voir un
crime contre l’esprit en même temps qu’un acte de dénaturation commis contre
l’humanité.
Pour nombre de celles et de ceux que ces excommunications avaient bouleversé,
il ne sera plus jamais envisageable de prendre part à un débat où serait mis en
cause le droit à l’avortement ; plus encore, aucun argumentaire, d’obédience
religieuse et/ou de militance politique, qui mettrait en avant le statut de personne attribué à
l’embryon ou au fœtus pour proscrire l’IVG, ne sera tout simplement plus jamais
audible.
… n’occulte pas la place qui appartient
à la liberté de conscience ...
La reconnaissance - et a fortiori dans toute l’étendue que celle-ci en
France a acquise - du droit d’avorter repose au premier chef sur la liberté de
conscience. Il va sans dire que cette liberté, la plus fondamentale dans une
société démocratique, vaut pour « (les) idéologues de l’embryon-personne
dès la première heure » (emprunt étant fait ici à Irène
Théry).
Pour ces
derniers, leur pleine liberté est celle de
convertir, autrement dit de convaincre pour faire partager leur opinion de
conscience par d’autres consciences. Mais elle est tenue par la définition même
de la liberté qui se confond avec celle de sa limite: son exercice personnel,
et plus singulièrement encore celui des libertés touchant au croire et au non-croire, s’arrête là où commence l’exercice garanti à autrui (que
soit dans la même matière ou dans une autre). En découle que l’opposante à
l’IVG peut s’interdire d’y recourir
et que chacune et chacun est libre de vouloir persuader ses concitoyens de se
ranger volontairement sur cette interdiction, mais que la Loi fondamentale
d’une démocratie ne laisse pas la place à une négation légale du choix
individuel, ou à une abolition du droit à l’avortement tel que celui-ci est
légalisé et ouvert au titre des libertés instituées et des suretés communes.
Le statut de l’embryon et du fœtus n’est donc pas écarté du débat public.
Au demeurant, le législateur s’est référé, dans ses fixations successives des
délais pour avorter, à l’état du savoir scientifique relatif à « l’être
anténatal » (autre emprunt à Irène Théry). Mais dans la confrontation des choix
de conscience, la proscription de l’interruption volontaire de grossesse procède
d’une conception métaphysique de ce même être anténatal * - ce qui, en soi, n’invalide bien entendu en rien la conviction
qui trouve là sa source.
… mais laisse bien mesurer le paradoxe
qui est inséparable de la liberté.
Demeure en effet que dans le champ politique, l’ontologie essentialiste qui consacre l’embryon
en tant que personne, est presque exclusivement partagée par des familles de
pensée qui s’agissant en particulier du droit d’avorter récusent, ouvertement ou de fait, la
liberté de conscience. Une récusation qui, dans la très grande majorité des
cas, invoque la supériorité absolue d’une prescription
confessionnelle, et l’intangibilité irrévocable de l’enseignement doctrinal auquel
cette prescription doit de ne pouvoir connaître aucune exception. La
réquisition d’y obéir se veut la plus impérative, et, surtout, la contrainte à
s’y conformer s’énoncera comme universelle, quand la prescription se revendique
d’une lecture cultuelle traditionnaliste ou, a fortiori, d’un intégrisme
assumé.
Ce paradoxe de la liberté dirigée et instrumentée contre elle-même participe
de la plus éclairante pédagogie de la démocratie. Et pour la nôtre, restitue
tout son sens à la Séparation des cultes
et de l’Etat républicain : au second l’impérieuse obligation de
protéger le libre exercice des cultes et d’assurer la liberté des croyances et,
partant, des non-croyances ; et aux premiers, celle de respecter les lois instituées
par la République en tant qu’expression démocratique de la volonté des
citoyens. Avec, pour toute première résultante qu’aucun culte ne saurait
prétendre que son système de pensée, ses certitudes et les règles qu’il édicte
pour ses fidèles, puissent prendre valeur et force de loi dans la société
civile : dans les matières où un état démocratique consacre la liberté de
conscience, une loi ainsi formée abolirait le libre choix et la libre
détermination des individus – rien d’autre pour ceux-ci que la privation de
droits déclarés inaliénables, et une identique privation qu’ils soient
étrangers ou affiliés au culte considéré.
.La Séparation actée depuis 1905, et à laquelle depuis s’adossent les
libertés de pensée, d’opinion et d’expression, exclut non seulement qu’une
autorité religieuse et ses auxiliaires dictent les lois applicables dans la République,
mais également qu’ils concourent à leur élaboration, ou à leur rejet, notamment
par un jeu de pressions et de positions acquises – soit tout ce que recouvre la
notion de cléricalisme. En revanche, sur les mêmes sujets de
jugement intime, et à partir des mêmes principes, la législation d’une
démocratie se doit d’inclure une clause d’objection
de conscience, en exposant de façon précise la configuration que celle-ci comporte.
En conclusion proposée : convaincre
n’est pas légiférer.
Autant d’éléments de la pédagogie démocratique qui sont censés être archi
connus et de longue date. Néanmoins, dans les mises en cause du droit à l’IVG,
dans les menaces dirigées contre ce droit, c’est bien le cléricalisme attaché
au catholicisme, et les mouvances qui aspirent à le faire perdurer, qui constituent
le force de motivation et d’influence de loin la plus importante. Une force qui
s’est pareillement mobilisée – ou remobilisée depuis la seconde moitié du
siècle passé – sur tous les sujets où les lois de la République cessaient de
s’accorder, ou de s’aligner, sur les vues et les enseignements de l’Eglise
romaine.
De la
libération de la contraception (de
son usage et, en amont, de sa
connaissance et de sa prescription) à la légalisation de l’interruption
volontaire grossesse, mais également du PACS
au ‘’Mariage pour tous’’, et à
présent sur ‘’l’Aide à mourir’’ dans
la dignité, les contre-offensives politiques et sociétales, motivant les
obstructions destinées à arrêter chacune de ces
subversions de l’Ordre moral, ont eu ce cléricalisme pour principal concepteur
et les courants traditionnalistes et intégristes du catholicisme pour premiers bataillons
de combat. Le cas du ‘’Mariage pour tous’’,
et l’appel virulent à de multiples manifestations de rejet auquel la discussion
de celui-ci au Parlement a donné lieu, sont à cet égard particulièrement
exemplaires.
Chaque citoyen
avait naturellement la faculté de déclarer une opinion contraire au projet - et
d’avoir conformé cette opinion sur ses convictions religieuses -, ainsi que de traduire
cette opposition de principe en
déterminant de ses votes à venir. En revanche, se joindre à une campagne très
majoritairement confessionnelle qui prenait des allures de croisade, et défiler
par les rues dans la résolution de figer la loi sur la position défendue par
les ‘’Manifs pour tous’’, procédait
d’un enrôlement cléricaliste qui affirmait une méconnaissance ou un déni du
caractère laïque de la législation républicaine. Un caractère que soulignait
pourtant le fait – ô combien flagrant – que le droit ouvert aux couples
homosexuels s’inscrivait dans le cadre exclusif du mariage civil officialisé par une autorité publique, par nature et en
droit totalement distinct des mariages célébrés par les différents cultes, et
seul reconnu par la République : un mariage civil conformé et défini par
la loi - expression de la volonté générale et émanation du vote majoritaire des
représentants du peuple. En l’espèce, la modification de la loi en vigueur était
placée de surcroît sous le contrôle du Conseil constitutionnel.
Sur tous ces
sujets, comme pour les autres débats et controverses touchant des domaines comparables
ou voisins, ne faut-il pas anticiper la montée des passions sourcées dans le
religieux par un rappel en forme d’avertissement : la laïcité des
institutions, et son fondement juridique qu’a été en France la ‘’Séparation des
cultes et de l’Etat’’, sont la première, et souvent l’unique assurance
politique apportée à la liberté de conscience. Un rappel et une mise en garde qui
ne devraient pas même nécessiter qu’on les motive par les violations qui, de
par le monde, sont infligées à ce que nous tenons pour les droits humains les
plus imprescriptibles, et par les persécutions, les terreurs et les crimes
indicibles qui en résultent.
Oui, et
« Qu'importe comment s'appelle / Cette clarté sur leur pas », pour la liberté de toutes et de tous, ‘’Le cléricalisme, voilà l’ennemi’’. D’où
qu’il vienne.
Didier LEVY
« D’humeur
et de raison » - 31 mai 2024
Le titre « Sur le moulin des ombres » est tiré du poème de Paul Éluard «Liberté ».
* L’ontologie essentialiste appliquée à l’embryon
peut ne se placer qu’en arrière-plan de la criminalisation de l’avortement.
Ainsi est-ce au nom d’un natalisme réactionnaire érigé
en raison d’Etat par le
régime de Vichy, que l’avorteuse Marie-Louise Giraud fut condamnée à la
peine de mort ; elle fut exécutée le 30 juillet 1943 dans la cour de la
prison de la Roquette à Paris, le maréchal
Pétain ayant refusé de la gracier. Le film de
Claude Chabrol «Une affaire de femmes», sorti en 1988 et adapté du livre du même nom de l'avocat Francis Szpiner,
retrace l’histoire de cette ‘’faiseuse d'anges’’ (incarnée à l’écran par Isabelle
Huppert), jugée pour avoir pratiqué 27 avortements dans la région de Cherbourg,
qui fut l’une des dernières femmes guillotinées en France.